La Corse dans la lumière de l’automne (2022)

De quoi parlait-on ce soir sur le seuil des maisons ? De la balade dont Christine arrivait tout juste : deux heures trente au milieu des éboulis, des ronces, des feuilles glissantes, sur le sentier qui relie l’Ospédale et la plaine, une descente à se briser le cou, mais quelle beauté !

On parlait du sanglier caché dans le taillis, juste derrière le jardin de Françoise et qui fait aboyer le chien d’Ivan. « Ils n’ont peur de rien. Un jour, j’en ai vu un à 50 mètres d’une maison en train de regarder la télé avec les propriétaires qui n’avaient rien remarqué. Ces sangliers ne font pas l’affaire des potagers, mais ils n’ont rien à manger dans la forêt, alors ils descendent en plaine. Normalement, ils ne sont pas dangereuxI Ils préfèrent déguerpir quand on les dérange. Evidemment, il ne faut pas qu’il y ait des marcassins au milieu de la harde ! »

Moi, je racontais que je m’étais baignée à Palombaggia et que j’avais croisé au retour une cigale qui se traînait sur le sentier. « D’habitude a dit Ivan, elles descendent des arbres vers la fin août pour aller pondre, mais avec la chaleur de cet automne, ce n’est pas étonnant. »

Rien de politique dans ces conversations du soir. Un zest d’angoisse climatique, mais tempéré par le plaisir de l’été indien.  C’est la vie de bons voisins dans un hameau corse. C’est bon d’en profiter un peu, avant le retour de l’inflation, du covid, de l’entrée en guerre de la Biélorussie, de l’espérance de vie des amis qui s’abrège.

Dix jours plus tôt, nous étions à l’université de Corte pour un colloque sur les harkis organisé par Jean-Michel Géa, voyage qui s’est prolongé par ces vacances dans l’île.

D’Ajaccio à Corte

La route d’Ajaccio à Corte traverse de belles forêts et quelques gros bourgs. Vivario est encore transi.

Vivario. Octobre 2022

A Venaco, le soleil est bien levé, même si la vallée est encore pleine de nuages.

Venaco

Le Musée d’anthropologie de Corte

Corte est une belle ville, tout entière orientée vers la citadelle, perchée sur un rocher en surplomb.

Je ne suis pas retournée à la forteresse depuis trente ans et entre temps un musée des traditions populaires a ouvert. Le site indique qu’il s’agit de la Corse, mais le gros des sections est consacré au Nord de l’île.

Corte. La citadelle

On y trouve évidemment une collection d’affiches anciennes et des objets de confréries.

On y voit aussi des vitrines intéressantes sur le châtaignier introduit au 15e siècle par les Génois. « L’arbre à pain » avait résolu le problème de la faim dans l’île. Par la suite, les maladies et l’industrie du tanin ont entraîné le déclin de son usage alimentaire. Un poète du 19e siècle déplore l’exploitation de l’arbre dans les usines à tanin pour rendre les cuirs imputrescibles.

Lamentu di u Castagnu. Fragments

A leur tour, les usines du Golo et du Fium’Alto ont périclité devant la concurrence de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. A Folelli, la dernière usine a été reconvertie en médiathèque (comme si la France avait perdu toute possibilité de faire vivre des industries et ne produisait plus que des loisirs).

Il faudrait prendre le temps de comprendre toutes ces tentatives d’industrialisation. Les Génois (eux encore !) avaient installé des hauts fourneaux où les soufflets alimentant des « bas foyers » ont été remplacés par des pompes à jet continu. Le personnel spécialisé venait de Lucques et de Gênes. Les Corses servaient de muletiers et recevaient du fer à prix réduit comme salaire. Jamais, les Génois n’ont cherché à former de main d’œuvre. Il faut dire que l’île était encore peu peuplée et que l’agriculture avait besoin de tous les bras. Du moins, quand la métallurgie a périclité le destin des habitants n’a guère été affecté.

Une exposition de dessins, de photos et de maquettes Tra mare è monti. Architettura è patrimoniu montre des œuvres contemporaines et revient sur la tradition (citadelles, tours génoises, ponts et, à notre surprise, les petites maisons de pierres sèches de la région de Bonifaccio (https://passagedutemps.com/2022/05/24/les-caselli-de-bonifacio/))

Maquette des caselle de Bonifaccio

Nous repartons quand la montagne devient bleu cendré. Il est l’heure de rejoindre nos compagnons.

Un colloque sur les Harkis à Corte et à Sainte-Lucie

De tous les colloques auxquels j’ai participé, je suis sûre que cette rencontre, « Harkis. Approches langagières d’une discrimination au long cours », me laissera un souvenir particulier. J’y étais venue à la demande de Jean-Michel Géa, qui m’avait proposé de « lire en linguiste » des témoignages de harkis. Inquiète de mal connaître l’histoire des harkis et les enjeux mémoriels du travail sur ce groupe, j’ai essayé de travailler à partir d’objets d’étude familiers, la parole orale de témoins, en m’appuyant sur des entretiens collectés au camp de Rivesaltes.

Ce qui m’a captivée, c’est la réussite d’une rencontre entre intervenants de trois origines : des historiens et des sociologues ont exposé, dans leur écriture disciplinaire soucieuse de méthodologie, l’état du travail qu’ils poursuivent patiemment avec un maximum d’objectivité. Des artistes étaient aussi présents : Zahia Rahmani dans Moze a disséqué la douleur de son père harki, doublement expulsé, banni de l’Algérie puis mis à l’écart en France. Au silence du père enfermé dans le silence jusqu’au suicide, répond la colère de la fille qui cherche à rendre sa dignité au paria. Yakoub Abdellatif, avec Ma mère m’a dit chut !, raconte, entre sourire et larmes, une enfance pauvre à Poix-de-Picardie et sa famille tiraillée entre un père harki et le frère d’une mère FLN dans une France où une voisine, un instituteur… vont changer son destin. Le documentaire de Farid Haroud, Le Mouchoir de mon père, reconstitue subtilement l’histoire de sa famille, à partir d’un mouchoir brodé en prison par son père qui à la fin de la guerre a été emprisonné 5 ans par les Algériens, alternant prisons et travaux forcés de déminage. Le mouchoir est un objet transitionnel qui permet de convoquer la mémoire de toute la famille…  La frontière entre les sciences humaines et la fiction est d’autant plus mince que les lignes de force du travail sont les mêmes.

Farid Haroud. Le mouchoir de mon père

Il y avait enfin ceux qui acceptaient tout simplement de débattre de leur expérience d’une guerre qu’ils avaient vécue de différents bords. La délicatesse de l’inspecteur Gerard Attali, qui a l’habitude d’organiser de telles rencontres, a permis l’écoute entre ces personnes blessées par la guerre. Attentifs à ne pas revendiquer le rôle de la « victime la plus à plaindre », ils sont graves, intenses, donnent l’impression d’inventer la tolérance :

C’était dimanche. Après la messe, Marie-Thérese Semper âgée de 7 ou 8 ans, allait rituellement à l‘épicerie du quartier s’acheter des bonbons. Ce dimanche, comme d’habitude, malgré le bruit de fusillades au loin dans les rues d’Oran.  En sortant du magasin, elle a buté sur le corps de son père qui se mourait sur le trottoir. Il était venu chercher sa fille, inquiet de la savoir dehors et avait été touché par une balle perdue. L’enfance de Marie-Thérese Semper s’est arrêtée là.

Un officier qui dirigeait une harka avant d’être blessé et évacué raconte la fraternité de combat qui l’unissait à « ses » hommes. Kader Hamoumou évoque l’humiliation d’être à jamais banni de son pays et les humiliations de l’arrivée en France, accueilli à coups de pierres par les dockers de la CGT, parqué pendant des mois dans un camp entouré de barbelés d’où on ne pouvait sortir sans autorisation. Il dit à voix forte qu’il n’a pas honte de ses choix, qu’il n’était pas contre la décolonisation, mais contre les exactions du FLN (En Algérie, selon l’historien G. Manceron, seuls 5% des harkis ont été enrôlés dans des commandos de chasse et beaucoup ont rempli des emplois civils de maçons, cuiniers, jardiniers, etc.). Un combattant de l’armée de libération dit qu’il partage la peine devant les drames affreux qui ont accompagné les combats et qui ont tué beaucoup d’innocents, mais même les plus féroces de ces crimes n’empêchent pas que le grand mouvement de décolonisation qui traversait le monde était une promesse de liberté.

De gauche à droite, Gérard Attali (IPR d’histoire), Améziane Amenna (indépendantiste), Marie-Thérèse Semper (témoin pied-noir). Kader Hamamou (témoin harki). Roger Muglioni (chef de harka), Bernard Cabot pied-noir vivant en Corse

Du FLN, il ne dit rien. Il n’a pas fait la guerre dans leurs rangs et a fui l’Algérie au moment de la décennie noire.  (Je trouve qu’il n’affronte pas les conséquences de la politique du FLN qui a contribué à fabriquer un Etat dont l’identité est religieuse, dans lequel les communautés non musulmanes ne pouvaient pas trouver leur place, mais il a raison d’évoquer la « grande histoire » qui correspond à la flèche du temps). Ces gens ordinaires extraordinaires m’ont beaucoup émue.

Sur les harkis, voir Fatimas Besnaci-Lancou, Benoït Falaise et Gilles Manceron, 2010, Les Harkis. Histoire, mémoire et transmission, Ivry, Les Editions de l’Atelier.

7 réflexions sur “La Corse dans la lumière de l’automne (2022)

  1. Bonjour Sonia À la lecture attentive de ton article, je décèle une petite erreur, tu indiques, si j’ai bien compris, ne pas être retournée à Corte depuis trente ans, or, nous y sommes allés ensemble, un beau jour d’un mois d’août, il y a quelques années. Nous avions déjeuné dans un restaurant, tenu par un ancien militant indépendantiste qui nous a abreuvés d’anecdotes concernant son activité militante, entre autres, ses séjours en prison. À prestu La mémoire te revient-elle?

    Envoyé de mon iPad

    >

    J’aime

    • Merci pour ta lecture, Christophe… Ma phrase était mal tournée, je vais la reprendre. Je n’étais pas retournée à la citadelle depuis trente ans car nous étions partis sans faire l’escalade…. Quant au restaurant, je me demande si tu ne confonds pas avec le patron nationaliste de Sartène. Je me souviens qu’il parlait de la prison comme un héros romantique, non sans un certain gout pour le théâtre
      Des bises
      Sonia

      J’aime

    • Merci pour les compliments. Oui, j’aime beaucoup les romans de Jérôme Ferrari. J’ai cru reconnaître les rêves effondrés de jeunes gens de l’île que j’avais croisés, dans sa peinture de la vie médiocre (et même sordide, parfois) de ses héros. Et je ne me lasse pas de sa prose !

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.