« Pognon de dingue ! ». A propos du mépris supposé du président de la République

Ce billet revient avec (trop de) retard sur l’ampleur du rejet que suscite le président chez les gilets jaunes, écrire me permettant peut-être d’éclaircir à mes propres yeux la part jouée par ses « petites phrases » dans cette montée du ressentiment à son égard.

Un nom pour incarner le refus d’une politique

Avant même son élection  les opposants d’Emmanuel Macron, François Ruffin en tête, faisaient le procès du « banquier »:

« Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï. Je vous le martèle parce que, avec votre cour, avec votre campagne, avec la bourgeoisie qui vous entoure, vous êtes frappé de surdité sociale. Vous n’entendez pas le grondement : votre heure, houleuse, sur le parking des Whirlpool, n’était qu’un avant-goût. C’est un fossé de classe qui, face à vous, se creuse. » (Lettre ouverte de Ruffin, 4 mai 2017)

Les résultats de la présidentielle n’ont évidemment pas fait disparaitre ces adversaires, qui estimaient au contraire, que les orientations du président étant minoritaires dans un pays coupé en 4, on pouvait rejouer l’élection dans la rue. Les procès en illégitimité ont été multipliés sans réussir à mobiliser, jusqu’au moment où a démarré le mouvement des gilets jaunes. Même si les oppositions n’ont pas fusionné, les gilets jaunes ont hérité des arguments qui circulaient depuis des mois.

Or, le capitalisme néolibéral et l’Etat sont des abstractions qui suscitent des émotions moins violentes qu’une personne en chair et en os. Avec Macron, et la citation de François Ruffin en est un bon exemple, l’adversaire est personnalisé. Plus les revendications sont hétérogènes, plus Emmanuel Macron constitue une cible qui permet de se fédérer. Pendant six mois, des gilets jaunes menacent chaque samedi de venir le chercher le chef de l’Etat à l’Elysée pour le destituer, le pendre, voire le décapiter, comme s’il était le seul responsable de leur situation, et comme si sacrifier ce bouc émissaire allait par miracle la modifier.

Celui qui humilie les perdants de la société

On aurait peut-être pardonné l’excellence du parcours scolaire, la réussite au pas de course, la beauté.., si le président ne soulignait pas avec complaisance l’opposition des « premiers de cordée » et des « gens ordinaires ». Pour gagner la sympathie, il vaut mieux être du côté des faibles et il est évident qu’il se place dans le premier groupe, quitte à considérer que cette position crée des devoirs. Le refus « démocratique » de la supériorité des responsables (qui se retrouve dans la méfiance envers les enseignants, les experts, les journalistes, etc.) est confondu avec le ressentiment contre les membres de la classe dominante.

Emmanuel Macron aggrave son cas en expliquant les résistances à sa politique par un manque de compréhension de son action. Il sermonne constamment « le peuple » : en octobre 2017, les salariés de l’usine de l’équipementier GM&S à La Souterraine, dans la Creuse sont en grève. Le président de région Alain Rousset évoque auprès du Président les difficultés à recruter d’une entreprise de fonderie à Ussel. Emmanuel Macron répond : « Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes là-bas, parce qu’il y en a qui ont les qualifications pour le faire et ce n’est pas loin de chez eux »…. En négligeant le fait que 2 heures de route matin et soir ne permettent pas d’accepter ce nouveau travail sans déménager, dans un pays où le problème du logement est aigu.

En septembre 2018, lors des journées du patrimoine, un chômeur qui visite l’Elysée se plaint auprès du Président qu’il ne trouve pas de travail dans sa spécialité, l’horticulture. Le président lui répond qu’il n’a qu’à traverser la rue et que l’hôtellerie embauche, ce qui revient à dire que les chômeurs ont une responsabilité dans ce qui leur arrive. Au sentiment que la situation est injuste s’ajoute la fureur d’écouter quelqu’un qui jouit d’une situation éminente vous juger coupable de ce qui vous arrive.

Avant de parler de l’effet ravageur de telle ou telle phrase précise, il faut donc rappeler l’importance de l’image sociale préalable d’un président sûr d’avoir raison, qui est dénoncé pour son absence d’empathie envers les souffrances des gens modestes.

« Petites phrases » et registre familier

Pour autant, des formules, que la presse et les réseaux sociaux font circuler, sont venues symboliser les défauts d’Emmanuel Macron.

Il faut aux médias des énoncés brefs qu’on peut retenir, ce qui passe par des opérations de séparation d’un fragment isolé de son contexte argumentatif : en juin 2018, lors d’une réunion de travail à l’Elysée, le président déclarait :

« Donc, toute notre politique sociale, c’est qu’on doit mieux prévenir, ça nous coûtera moins ensemble, et on doit mieux responsabiliser tous les acteurs », [..] « On met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, ils sont quand même pauvres, on n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres restent pauvres, ceux qui tombent pauvres ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permet aux gens de s’en sortir.« 

La version mise en circulation devient : « On met un pognon de dingue dans des minima sociaux ». Evidemment, ça n’a pas grand-chose à voir avec ce que disait Emmanuel Macron qui dénonçait un argent mal dépensé et invitait à trouver des moyens d’aide plus efficaces, permettant aux gens de sortir de la pauvreté.

L’énoncé détaché scandalise, d’autant que le registre familier le rend encore plus saillant. Les énoncés les plus cités sont en effet caractérisés par l’emploi de mots informels. Confrontés au scepticisme des électeurs, les hommes politiques jurent, au moins depuis Rocard, qu’ils vont « parler vrai » et cet effet de vérité est parfois recherché dans l’abandon du français policé au profit de formulations familières, voire grossières, supposées nommer « les choses comme elles sont ». Un vocabulaire qui se détache sur fond de langue politique n’a pas nui à la popularité du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua dont le fameux « La politique, ça se fait à coups de pied dans les couilles » est resté dans bien des mémoires. L’opinion par conséquent considère parfois que le langage familier ne nuit pas à la dignité de la fonction de dirigeant.

On pourrait penser que le président a seulement assumé un « parlé franc » quand il a nommé « pognon » l’argent dépensé pour les aides sociales en employant les mots dont il use en privé. Cependant l’expression (comme souvent quand il s’agit de mots familiers) ajoute une connotation dégradante à ce dont il est question : l’argent déboursé est ainsi dénoncé comme encore plus illégitime !

Le président voulait peut-être frapper puisque c’est sa conseillère en communication qui a posté la séquence de travail (semi-privée) où l’expression a été employée. Cependant, dans le climat de défiance déjà installé, l’expression n’est pas interprétée comme une marque de franchise mais comme du mépris, comme si Emmanuel Macron montrait à ses interlocuteurs qu’il les jugeait indignes du bon français, le mépris de classe s’ajoutant aux choix politiques :

Dès lors, il est impossible d’argumenter. En se focalisant sur le détail de la forme, on ne voit plus que l’impression de la morgue capitaliste. Le parti communiste renomme Emmanuel Macron, « Le méprisant de la République », la déformation du titre par un à peu près phonétique cherchant à enfermer le président dans une image définitive :

Citations, reprises indignées

Volontairement provocante, ou involontairement volée, la formule se prête particulièrement bien à la reprise. Lors des manifestations des gilets jaunes et des fonctionnaires, le mot pognon est renvoyé à Emmanuel Macron parfois comme un simple mot d’ordre : « Rends-nous le pognon ! », parfois sous-forme d’un contre-discours qui oppose aux aides sociales l’illégitimité de la réforme de l’ISF : « on met un pognon de dingue dans l’aide aux capitalistes ». (18 juin 2018)

https://www.google.com/search?q=cgt+esquirol+macron&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUKEwiqzZmy2KziAhVixYUKHULzBmsQ_AUIDygC&biw=2133&bih=1041#imgrc=KBKMsLgUuTCkhM:

Le fond a trouvé sa forme

C’est parce qu’ils sont dans la bouche d’un Macron jugé arrogant que les mots familiers prennent une valeur méprisante et c’est en dehors du langage que tout s’est joué dès le début du septennat. Mais si les mots ne sont pas suffisants pour créer le scandale, ils symbolisent désormais le président, l’emprisonnent et la formule qui veut résumer sa gouvernance lui colle à la peau comme le sparadrap du capitaine Haddock.

Josiane Boutet, 2010, Le pouvoir des mots, Paris, La Dispute.

Alice Krieg-Planque & Caroline Ollivier-Yaniv éds, 2011, Les « petites phrases » en politique » – Communication et langages, n° 188, p. 17-80.

Dominique Maingueneau, 2012, Phrases sans texte, Paris, Armand Colin.

Et surtout Yana Grinshpun qui travaille sur la conversion de Sarkozy en personnage et sur les effets des grilles de lecture préétablies dans : « Le locuteur marionnette. entre mazarinades et sarkosiades » dans Regards croisés sur la langue française. Usages, pratiques, histoire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.

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