Quelques jours à Gênes

Une ville, c’est toujours des  vues qui vous ont frappés au détour d’une rue et qui restent fixées dans la mémoire, peut-être parce que la lumière était particulièrement belle ce jour-là, ou parce que c’était un moment partagé à deux. Les toits de l’église du Gesu au fond de la place Matteotti de Gênes seront désormais inséparables de l’idée que je me fais des villes italiennes accomplies.

J’avais pensé venir au colloque avec une conférence soigneusement préparée et puis il y a eu les attentats de Paris, qui m’ont rendue incapable de me concentrer sur quoi que ce soit.  Pendant une semaine, je n’ai pratiquement rien fait que regarder en boucle mon écran d’ordinateur où tournaient les mêmes informations grotesques.

La nuit commençait à tomber quand nous sommes arrivés à Gênes. Jadis, nous traversions la ville pour arriver le plus vite possible à Pise.

– Gênes ? Il n’y a que des autoroutes urbaines. Impossible de s’y arrêter.

La preuve : nous avons manqué la Piazza della Nunziata et il faut refaire trois kilomètres au milieu des embouteillages pour pouvoir retourner sur nos pas et retrouver le carrefour de l’hôtel Helvétia.

Pourtant, mariée à un Corse, je savais aussi que Gênes était une des grandes cités maritimes du Moyen Age et de la Renaissance, qu’elle avait possédé la Corse jusqu’au dix-huitième siècle et avait couvert l’île de tours, justement dites « génoises »,  afin de la protéger des pirates. Et puis, c’était la ville de Christophe Colomb.

La chambre d’hôtel est haute de plafond, mais très sombre. Jean-Marie qui voulait travailler un peu  pendant le colloque renoncera vite, car il ne supporte pas de rester dans une pénombre perpétuelle.

Pour ce premier soir, nous partons arpenter le port dans la nuit. Il fait froid, mais c’est pleine lune. Une fois passée la Strada Statale et son flot des voitures qui séparent la ville haute et le port, nous passons devant un aquarium géant, puis le long du Palais San Giorgio qui était à l’origine le siège des finances de la République et dont la structure ancienne a été conservée. Nous dépassons des dômes de verre, un espace où la culture scientifique promet d’être récréative, un autre dédié aux manèges et tobbogans, enfin, de vieux remparts et des restaurants branchés. Un nouvel exemple d’une Europe qui reconvertit tous ses lieux de travail en pôles de loisirs. A quels touristes fortunés s’adressent ces centres commerciaux pour oisifs ? Aux Allemands peut-être, car il n’est pas sûr que les classes moyennes italiennes, appauvries, pourront continuer à consommer ? Les Allemands viendront admirer des villes-musées en regrettant peut-être qu’on y trouve encore des Italiens coupables d’être pauvres, ou au contraire en se réjouissant de pouvoir passer des vacances à des tarifs compétitifs ! Toutefois, Gênes a su aussi capter une partie du trafic portuaire qui passait avant par Marseille. Les armateurs exaspérés par les grèves des dockers marseillais font à présent débarquer leurs marchandises à Gênes et on voit, au loin dans la nuit des grues énormes, alignées comme des jouets géants.

L’Osteria di Vico Palla a beau être un restaurant signalé par tous les guides, les Italiens sont nombreux à le fréquenter. Le poisson est délicieux et les serveurs ne manifestent ni mépris, ni impatience quand nous commandons à peine un plat principal et un dessert. Nous sommes servis comme les habitués plus affamés ou plus gourmands en clients de choix.

Nous rentrons sous le clair de lune. Sur le trottoir de droite qui longe le port, se presse une foule de déshérités, des Pakistanais, des Afghans, des Africains. Ils n’ont pas voulu rester chez eux, désœuvrés et sans avenir. Tout le monde sait comment atteindre l’Europe grâce à ceux qui sont parvenus à passer les frontières et qui les appellent au téléphone. A présent, ils sont là, en Italie, et découvrent la dernière frontière, invisible celle-ci, qui divise ceux qui ont du travail et les autres.

 Gênes, devant la loge des marchands DSC03702Pourtant Gênes paraît accueillante « Pas de frontières. No borders », proclament les graffitis qui  rappellent ce qu’on disait de la ville lors du G8 de 2001 quand les altermondialistes s’étaient heurtés aux policiers. Je me souviens d’une répression féroce, disproportionnée, du meurtre d’un militant… Toutefois, les messages les plus poético/politiques sont l’œuvre d’un seul scripteur qui passe peut-être ses nuits à couvrir les murs de la ville.

Le lendemain, vers 8 heures je traverse  le quartier gothique jusqu’à la place ducale pour rejoindre un colloque consacré à la guerre de 14-18, telle qu’elle a été vécue par les soldats ordinaires, « En guerre avec les mots ».

Certaines rues sont si étroites qu’on peut presque toucher les deux côtés en étendant les bras ; elles sont très sombres car les immeubles ont quatre ou cinq étages. La Via San Luca est bordée de palais, mais pour s’en rendre compte, il faut lever la tête. Là-haut, c’est le bleu du ciel retrouvé. Les commerçants sont en train d’ouvrir. La rue s’achève par une petite place lumineuse. Un marché aux fleurs est installé devant une surprenante église : au rez-de-chaussée, des échoppes, au premier la maison de Dieu.

Le Palais ducal est un bâtiment public complètement ouvert (comme les Italiens ne connaissent pas les attentats, on entre comme dans un moulin). Il accueille plusieurs activités, dont une grande exposition sur une collection du Musée de Détroit (de l’impressionnisme à Picasso), des colloques (dont le nôtre) un café-restaurant. Notre salle du Petit Conseil est ornée de fresques, ce qui ne l’empêche pas d’être glacée. Mais c’est une habitude en Méditerranée. Jamais je n’ai eu aussi froid que dans les terres du Sud, où le chauffage, la plupart du temps inutile, fait cruellement défaut pendant les quelques jours froids, du moins pour nos corps habitués aux appartements surchauffés du Nord.

Nancy Murzili et Luca Caffareno ont réuni une grande majorité d’Italiens et de Français, plus quelques brillants romanistes allemands et anglais. L’idée est de se passer de la traduction et d’inviter chacun à faire un effort pour comprendre ses voisins. On parle dans la langue où on se sent à l’aise, et on ouvre les oreilles pour deviner ce qui se dit dans l’autre langue sans avoir à l’utiliser. Le fait d’être centrés sur les mêmes objets devrait suffire pour que les exposés soient intelligibles. Ça marche, surtout quand l’orateur  parle (au lieu de lire son papier à toute allure) et quand il prend soin d’articuler, mais  l’exercice est épuisant. Au bout de deux exposés, je décroche. Bien plus vite, en tout cas que dans un colloque ordinaire, bien qu’il m’arrive aussi de me perdre et de renoncer à accéder au sens de ce que raconte le conférencier. Nos hôtes ont ajouté au défi d’une situation babélienne, celui de l’interdisciplinarité. Historiens et linguistes coexistent et tentent avec plus ou moins de bonne volonté de comprendre la logique de leurs disciplines respectives. Là, le problème est moins celui de l’interprétation que celui d’une question plus délicate : en quoi ce qui se dit me concerne-t-il ? Que puis-je faire de cette étude ? Les historiens regardent avec méfiance les descriptions pointues de petits faits de langue, et les linguistes ont du mal à comprendre la théorie du contexte de certains historiens, eux qui pensent que toute réalité est recréée par le langage. En français de 14-18, les communiqués militaires insistaient sur « l’entrain » du régiment dont on racontait les actions. Je ne connais rien de ce jargon militaire, mais je repère au moins qu’il y a là un problème. D’où vient ce mot (qui a quasi disparu de l’usage) ? S’agit-il d’une habitude antérieure à la guerre ? D’un mot codé pour rassurer les autorités sur le moral des troupes. Tout ceci qui frappe un Français, reste sûrement imperceptible pour l’Italien qui s’exerce à l’intercompréhension.

J’espère que la génération suivante saura mieux croiser méthodes et perspectives.

Le deuxième jour, nous nous échappons à midi vers le cimetière de Staglieno au lieu du déjeuner dans la belle cafeteria du Palais. Il s’agit d’un cimetière où les grandes familles génoises, les Spinola, les Grimaldi, etc. continuent leur lutte pour le pouvoir au-delà de la mort en bâtissant des sépultures extraordinaires.

L’endroit offre d’abord le plaisir d’une colline boisée surplombant la ville. cimetière de Staglieno DSC03710

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Le cimetière est aussi un immense rassemblement de sculptures, l’abandon dans la douleur rappelant souvent l’abandon érotique avec ses anges et ses jeunes filles éplorées.

Quelques vieilles femmes volontaires portent les insignes de leur profession comme cette institutrice (à ce que dit la plaque funéraire) avec ses instruments professionnels que je ne suis pas capable d’identifier. D’autres morts portent les causes de leur décès, ainsi un enfant en costume marin, noyé sans doute malgré sa bouée :

A midi, le cimetière est vide et silencieux. On y a seulement croisé quelques jardiniers et un gros chat devant le monument de Mazzini.

Retour par les palais « Rolli » de la Via Garibaldi qui sont des demeures privées des 16 e et 17 e siècles,   que les nobles génois devaient mettre à la disposition de la République pour accueillir les rois et les dignitaires. Ils font actuellement office de musée.  Jean-Marie les a déjà vus et j’aurai juste un peu de temps pour parcourir le Palais Rouge m’amuser des tableaux de genre de Jan Wildens qui a peint des scènes paysannes à la Brueghel.

Jan Wildens, les mois

Jan Wildens, les mois

Au Palais Blanc, une halte devant le célèbre Saint Sébastien réalisé par Guido Reni en 1615. Il a été célébré par Mishima et par Dominique Fernandez qui en a décrit les grâces touchantes et un peu molles. Je ne suis pas sûre d’aimer cette icône gay, ce corps d’un très jeune homme imberbe et eGênes, Palais Blanc, Guido Reni Saint Sébastienfféminé. Sébastien  a les poignets attachés au-dessus de la tête à un tronc d’arbre qu’on distingue à peine. Son torse offert fait une grande tache claire qui se détache sur un ciel sombre et qui occupe et illumine tout le tableau. Les domaines religieux et sexuels s’entrecroisent car les flèches phalliques font immanquablement penser tout Européen vaguement frotté de latin ou de grec à Eros dont les flèches frappait d’amour pour la personne croisée à ce moment-là quiconque en était touché.  Et de fait, Saint Sébastien paraît plongé dans la béatitude d’une extase très sensuelle.

Je préfère l’Ecce homo du Caravage : à nouveau le jeu de l’obscurité et de la lumière qu’irradie le corps du Christ. Des trois personnages le plus étonnant est le Pilate du 17e avec son chapeau et sa barbe à la mode du temps. C’est étrange ce contraste d’un Christ intemporel et d’un personnage d’Etat ancré dans son époque, des yeux baissés du Christ et du regard tourmenté  du lâche.

 Gênes Eccehomo

Et c’est aussi un plaisir de voir l’histoire de Pomone, la belle jardinière qui avait repoussé l’amour de Vertumne et qui fut séduite par les histoires qu’il lui raconta, déguisé en vieillard. Les contes enchantent la réalité lorsque le conteur est bon, et ses paroles font bouillonner le cœur des filles.

Gênes, Palais Blanc, Pomone et Vertumne

On monte au belvédère. Il n’y a pas grand monde à cette heure et nous pouvons prendre le temps d’observer la ville d’en haut. L’œil plonge dans les ruelles étroites qui entourent le palais.

Un morceau de focaccia avant de rejoindre le colloque. C’est une pizza de plus pauvres que les pauvres, puisqu’il n’y a dans la nôtre que de la farine, de l’huile d’olive et un peu de thym, mais elle est tendre, cuite, un peu tiède. Un délice pour nos estomacs affamés.

Dans la nuit, nous longeons à nouveau la Piazza Banchi, et son église illuminée avant de rejoindre la Gaia Vini Cucina qui sert depuis deux jours de cantine à nos amis. C’est la même cuisine ligure que nous avons appréciée sur le port. Un peu moins inventive peut-être, mais le minestrone, les trofie au pesto, l’agneau cuit à point sont délicieux.

L'église San Petro in Banchi

L’église San Petro in Banchi

Pour le dernier soir, nos hôtes nous emmènent au Castello d’Albertis, un grandiose édifice néo-gothique, bâti autour de 1890 par un capitaine de marine, héritier sans doute d’une belle fortune. Le capitaine d’Albertis fait partie de cette poignée d’extravagants géniaux qui se sont inventé des demeures féériques en rassemblant dans un même lieu tout ce qui les avait fait rêvé, un château médiéval, des salons orientaux, un bric à brac venu du monde entier. Nous avons aussi pu voir les photos de guerre du capitaine, couleur de poussière, figées dans une lumière de fin d’après-midi.

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