Les rues qui mènent place du Caire, témoignent du rêve égyptien qui a suivi la victoire de Bonaparte lors de la bataille des Pyramides et son entrée dans le Caire en juillet 1798. Ces rues s’appellent rue d’Aboukir, rue d’Alexandrie, rue du Nil. Au numéro 2 de la Place du Caire, qui est aussi l’entrée du passage du même nom, inauguré à la fin 1798, la façade est ornée de masques gigantesques représentant la déesse Hathor aux oreilles de vache, d’une frise à l’égyptienne et de hiéroglyphes. Les jeunes artistes qui travaillaient à la façade n’ont pu s’empêcher d’y tracer aussi une caricature du nez d’un de leur camarade, Henri Bougenier. Victor Hugo évoque le fait dans Les Misérables : « Ce génie énorme qu’on appelle Paris, tout en transfigurant le monde par sa lumière, charbonne le nez de Bouginier (avec un changement de voyelle) au mur du temple de Thésée et écrit Crédeville voleur sur les pyramides. Paris montre toujours les dents ; quand il ne gronde pas, il rit » (Railler. Régner. III.1).
Les mannequins du passage du Caire
Le passage du Caire a aussi des entrées rue Saint Denis, rue du Caire, rue d’Alexandrie. Fermé le dimanche, il est accessible de 7h. à 18 h. 30. Ce samedi, la plupart des boutiques étaient fermées et le passage était presque désert.
On y retrouve l’éclairage par les toits de verre et les jolis motifs de fer, lignes parallèles, arcs de cercle, formes rayonnantes, caractéristiques des passages du 19ème siècle.
Mais le dédale des couloirs n’a rien à voir avec les galeries coquettes du second arrondissement. Ici, règne une lumière grise qui, même à midi, anticipe sur le crépuscule hivernal. Le sol lui aussi est gris et poussiéreux ; les revêtements des murs se sont effrités et des fuites ont laissé des traces noires.
Même quand on trouve à admirer une grande verrière au croisement de plusieurs galeries, la poussière accumulée et la lumière diffuse des vitrines ne suffit pas à dissiper l’impression de temps révolu.
Et tout à coup, on tombe nez à nez avec une troupe de mannequins nus, roses et lisses, des femmes surtout, mais aussi des hommes et des enfants. Debout, immobiles comme dans une danse arrêtée, un léger sourire aux lèvres qui ne s’adresse à personne. Tous asexués. Lorsqu’ils ne sont pas décapités, la plupart sont blonds. Avec leurs yeux fixes qui ne regardent rien, on dirait des captifs attendant on ne sait quel sort incertain, ou bien des baigneurs somnambules condamnés à déambuler la nuit à la recherche de la plage dont ils se sont éloignés pour se perdre dans ces couloirs d’Orient.
C’est l’emplacement des équipementiers qui vendent et louent portants, cintres, bustes et corps aux magasins de vêtements. Le Passage du Caire est un des derniers endroits où une activité productrice indépendante du tourisme s’exerce à Paris. Plusieurs métiers du secteur de l’habillement y sont représentés, quelques ateliers avec des machines à coudre, les étalagistes, mais surtout beaucoup de commerçants assis au fond de leurs boutiques.
Ces grossistes pratiquent l’import-export ou prennent les commandes de vêtements qui seront réalisés dans des ateliers disséminés plus loin en banlieue. Dans la galerie, il m’est arrivé de croiser des portefaix chinois ou pakistanais prêts à transporter d’énormes ballots sur leurs diables qui ne souriaient jamais et patientaient en attendant du travail.
Autour du Chemin vert, le dimanche, je rencontrais parfois des pères qui leur ressemblaient en train de se promener en famille. J’espère que leurs enfants connaîtront un sort moins dur.
Exotisme culinaire au passage du Prado et au passage Brady
En ressortant, nous nous retrouvons dans la rue du Faubourg Saint-Denis, autrefois la route qu’empruntaient les rois de France après avoir été couronnés à Saint-Denis. Après sa victoire de 1670 sur les Hollandais, Louis XIV fit édifier un arc monumental parfaitement inutile, mais destiné à célébrer sa gloire. Aujourd’hui, le faubourg est pauvre, actif et cosmopolite. On y trouve des coiffeurs africains, des épiceries, de la cuisine indienne, des vendeurs de coriandre et de menthe (qui ont remplacé les marchandes de quatre saisons sur les trottoirs).
Au 12 rue du Faubourg, on croise le passage du Prado (ouvert de 9h30-19h) avec ses restaurants modestes, turc, mauricien…et ses coiffeurs qui coupent les cheveux pour quelques euros. Au 46, tout près du métro Château-d’Eau, voici le Passage Brady, (ouvert de 7h30 à 22h), financé en 1828 par un commerçant qui voulait faire construire la plus longue rue couverte de Paris ». Les 216 mètres du passage furent amputés en 1854 de leur partie centrale par le percement du boulevard de Strasbourg. Aujourd’hui, ils se prolongent de l’autre côté du boulevard par une voie découverte.
Le recyclage de cet étroit goulot par l’exotisme a fait son succès pendant quelques dizaines d’années. On pouvait croire, disaient les commentateurs, qu’on se trouvait en Inde sans quitter Paris. (Il aurait mieux valu dire au Pakistan. En fait, dans les années 1970, des Pakistanais, puis des Sri-Lankais et des Mauriciens qui avaient renoncé à rejoindre une Angleterre de plus en plus difficile à atteindre, s’étaient arrêtés à Paris où ils sont désormais concentrés vers La Chapelle. Certains se sont établis dans ce passage où se succèdent restaurants, épicerie, coiffeurs, onglerie…) Cependant, tous ces commerçants pratiquent aujourd’hui des prix plus élevés que ceux de leurs compatriotes de La Chapelle, pour une nourriture qui tient du fast food. L’épicerie qui vend des patates douces, du manioc, des bouquets de coriandre, des épices en tout genre, de l’encens, du pain à nan… est elle aussi plus chère que les boutiques discrètes de la rue du faubourg.
Ceux qui cherchent une cuisine indienne un peu plus raffinée ne sont guère contents non plus. C’est sans doute pourquoi le passage somnole aujourd’hui.
En parcourant le réseau compliqué des rues qui mènent au passage du Caire, je voulais mettre mes pas dans les pas de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et accomplir une « promenade sociologique » depuis les passages luxueux situés entre le Louvre et la rue Montmartre jusqu’aux couloirs populaires de la place du Caire. J’ai ramené de mes promenades la sensation d’une opposition entre un décor de théâtre (très réussi, mais un peu inquiétant parce que la ville paraît vivre seulement du tourisme) et d’un Paris qui fabrique encore les marchandises qui y sont consommées. Un peu plus loin, le passage Brady vit d’exotisme et contribue de plus à diffuser l’image d’une ville ouverte sur le monde et jouissant de son cosmopolitisme. Personne n’a l’air de se préoccuper des rapports Nord-Sud et du funeste post-colonialisme. Des odeurs de curry flottent dans l’air.
Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, 2009, Paris. Quinze promenades sociologiques, Payot.
Sophie Royer, 2002, Les Indes à Paris, Parigramme