L’été corse

Nous revenons vers ce tout petit coin de Corse pendant que nos amis cultivés visitent les merveilles du monde  et s’étonnent qu’on puisse passer son temps au même endroit.

Nous n’osons pas leur avouer que nous ne nous déplacerons sans doute même pas à Bonifacio qui n’est qu’à trente kilomètres et qui est la plus belle ville de la Corse du Sud. Construite sur un étroit promontoire calcaire et enfermée dans ses fortifications, Bonifacio domine la mer d’une soixantaine de mètres. C’est un lieu vertigineux, incroyablement beau.

La falaise de Bonifaccio00776

A Bonifacio, nous avons souvent erré d’église en église à la recherche des statues de confrérie que l’on sort en procession une fois par an.

Saint de procession Bonifaccio

Saint de procession Bonifaccio

 Nous avons descendu l’escalier si raide, dit du roi d’Aragon, qui menait à une source d’eau potable. Il était encore plus impressionnant vu de la mer comme une mince ligne oblique rayant la falaise de calcaire.

L'escalier du roi d'Aragon

Malheureusement, Bonifacio est aussi une ville incontournable pour les croisières et pour les visiteurs qui déferlent sur la Corse. Cette année, non, nous n’affronterons pas la cohue. Nous traverserons l’été sans bouger.

Ce temps, si pauvre, passé à regarder les oiseaux et à apprivoiser le chat des poubelles, le sauvage effrayé par les hommes, est précieux. Le matin, dans le rectangle de la fenêtre où s’encadre un olivier, les mésanges charbonnières viennent picorer une boule de graisse qui pend au bout d’un fil, accroché à une branche basse. Elles sautillent de la branche à la boule, sans jamais arrêter leur mouvement. Leur danse autour de la nourriture est la première joie. Comme ces oiseaux, les pensées de sept heures vont et viennent, sautillent d’une branche à l’autre, si légères qu’elles se défont avant même de prendre consistance, jusqu’à ce que le soleil illumine la cime du grand pin rappelant qu’il est l’heure de bouger.

Mésange charbonnière

Mésange charbonnière

C’est l’heure du chat. Je l’appelle : « Mouch, Mouch Mouch ». Il sort du petit bois et marche de travers pour bien montrer qu’il peut s’enfuir. Mais il ne résiste pas au lait et aux croquettes. ­« Tu as tort, dit notre fille, quand nous partirons, il souffrira ».Le sauvage

Vers huit heures, nous descendons vers la plage de Benedettu, avant l’arrivée des vacanciers.  plage01796

Pendant une heure et demie, je nage « entre mer et montagne », à cent mètres environ du rivage. Je contemple en nageant la draperie somptueuse de l’Alta Rocca, la pente de l’Ospédale, et tout au fond, vers la droite, les trois cornes rouges de Bavella.

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Nuage à Bavella

Les après-midis de canicule se passent à lire dans des pièces sombres, dont les volets ont été fermés. L’air est brûlant et les mouches se précipitent à l’intérieur dès qu’on ouvre les fenêtres. Quand la chaleur commence à tomber, nous partons parfois en forêt, mais beaucoup de temps s’écoule à ne rien faire. Quand on regarde avec intensité le même arbre, on constate que chaque feuille est différente, qu’elle vit de sa vie propre. L’une est agitée d’un petit mouvement inexplicable, et tout à coup devient frénétique alors que le restant de l’arbre est immobile. L’autre brille, puis une ombre efface son éclat d’argent. Le temps coule. Le soleil descend sans hâte.

On s’invite beaucoup. Ce petit groupe humain bruit d’histoires. Histoire des vieux du coin, histoires des nouveaux arrivants, Parisiens, Portugais, Savoyards, Marocains, histoires que l’on murmure sur les institutions et sur les comportements des uns et des autres. Chacun de ces récits est un monde aussi vaste que le vaste monde que parcourent nos amis.

LA CORSICA LINEA

Dans quelle république vivons-nous, où les institutions au lieu de maintenir le droit cèdent aux pressions, récompensent et flattent ceux qui les outragent ? L’histoire de la SNCM, compagnie maritime, que nous avons empruntée pendant trente ans pour venir sur l’île, s’ajoute aux nombreux renoncements de la chose publique. Mais c’est à Marseille et non à Bastia qu’elle commencele ferry SNCM_0009

Jusqu’à sa mise en faillite, nous avons privilégié cette entreprise (malgré les grèves à répétition) d’abord parce que nous donnions la préférence à ceux qui assuraient les liaisons entre l’île et le continent en toute saison, mais surtout, il faut bien l’avouer, parce qu’elle avait le monopole de la desserte de Porto-Vecchio, notre lieu de destination. Un cargo partait de Marseille vers 18 heures pour arriver le matin. A sept heures, le bateau remontait lentement le golfe encore endormi. Au passage, on reconnaissait notre plage, le restaurant du rancho, la pointe de Benedettu, le rocher aux cormorans. Une heure plus tard, on ouvrait les volets de la maison.

La compagnie a-t-elle payé des investissements hasardeux dans des bateaux surdimensionnés, comme le lui reprochait le syndicat CGT, tout puissant sur cette ligne ; ou l’embauche systématique de personnel inutile ? A Marseille, il fallait des dizaines d’employés pour faire monter les voitures dans la cale. Disposés tous les trente mètres, ils faisaient tourner leurs poignets avec élégance et servaient essentiellement, semble-t-il, à saluer le départ des voyageurs. Sur le bateau également, la scène était occupée par un ballet de figurants aux fonctions indéfinies, qui meublaient les couloirs, cependant que les passagers ouvraient tout seuls leurs cabines avec les cartes à chiffres qui leur étaient distribuées à l’accueil.

Du moins, on était bien sur le Jean Nicoli. Les serveurs du bar laissaient les passagers envahir des fauteuils confortables sans les forcer à consommer ; ils toléraient que les familles déballent sandwichs et taboulés et ne s’occupaient, fort gentiment, que de ceux qui le souhaitaient. La Corsica-Sardinia Ferries pendant ce temps embauchait des marins étrangers, incapables de dire un mot en français et faisait payer au prix fort le moindre service.

Sur l’île, les relations entre la SNCM et les usagers étaient moins sereines. Lassés par les grèves des syndicalistes marseillais, les Corses, et surtout les entrepreneurs, plébiscitaient la concurrence. Le mot service-public était devenu presque un contre argument.

La France cependant achetait la paix sociale en subventionnant la SNCM. Mais l’Europe, interpellée par la Corsica-Sardinia Ferries, est intervenue au nom de la « libre concurrence » et a exigé le remboursement des subventions. Ne pouvant payer ses dettes, la compagnie, placée en redressement judiciaire, a été vendue en 2015 par le tribunal de commerce de Marseille. Le tribunal a choisi un entrepreneur ajaccien, Patrick Rocca. Le Canard Enchaîné (notamment le 2 décembre 2015), Corse Matin, l’Express du 20 novembre 2015, en fait, la presse dans son ensemble, se sont étonnés qu’on choisisse un homme qui avait été condamné en 2014 et qui était soupçonné de liens avec les milieux mafieux. En 2010, il avait porté pendant dix mois un bracelet électronique pour détention d’arme après qu’on eut trouvé un fusil d’assaut chargé dans les locaux de sa société. En 2014, la condamnation était due à des escroqueries : Il avait utilisé de faux achats de véhicules pour obtenir un crédit de 300 000 euros, volé 40 000 euros à son assurance, après l’incendie criminel d’un de ses entrepôts, encaissé sur son compte 324 000 euros qui auraient dû revenir à une de ses sociétés. « J’ai un passé, il faut l’assumer, je l’assume », commentait avec superbe l’entrepreneur.

Le fait que sa compagne, Delphine Orsoni, figurait en 8e place sur la liste du radical de gauche Paul Giaccobi aux élections régionales de décembre 2014 a-t-il joué un rôle dans la décision du tribunal ? Le nationaliste Gilles Simeoni le pensait. « J’ai sous les yeux le jugement dans lequel il est précisé que l’offre de Patrick Rocca apparaît comme la meilleure, d’autant qu’il bénéficie, je cite, de l’appui des autorités corses (Corse Matin 30 novembre 2015) ». Il ne fallait pas être nationaliste pour s’étrangler. Tous les journaux ont commenté cette curieuse décision.

La justice de Marseille a donc autorisé un condamné de droit commun à faire main basse sur une des plus grandes entreprises de l’île.

L’histoire ne s’arrête pas là. A peine l’affaire conclue, Rocca a revendu une bonne partie de ses parts à un consortium d’entrepreneurs insulaires (qui avaient été écartés par le tribunal marseillais), alors même qu’une clause interdisait la revente avant deux ans. Il est vrai qu’entre-temps Paul Giacobbi avait perdu les élections. La Collectivité Territoriale de Corse gagnée par les nationalistes souhaitait une compagnie corse. Elle a dû avoir des arguments décisifs. Les nationalistes sont aux commandes. Ils s’appuient sur le modèle écossais pour contourner les règles européennes : une société d’investissement propriétaire des navires, dont la région détiendrait le capital et une société publique d’exploitation qui répondrait aux appels d’offres.

Le Syndicat des Travailleurs Corses (STC) veut voir dans le nouveau montage l’amorce de cette entité régionale. La CGT qui se confond (malheureusement pour l’idée qu’on peut avoir du syndicalisme) avec les Marseillais est furieuse et on la comprend car la nouvelle organisation ne cache pas ses intentions de corsiser les emplois. Cependant était-il normal que 75% du personnel soit marseillais ? Et aujourd’hui, est-il normal qu’on raisonne par « communautés » et non par compétences ?

Tout paraît iillogique dans les façons de faire de la commission européenne, l’idée que la desserte de l’île doit dépendre des profits privés, alors qu’il s’agit quand même de la vie économique de la Corse et des intérêts de sa population, autant que le petit jeu de cache-cache où les fonctionnaires de Bruxelles acceptent de se laisser berner avec un peu de peinture rouge.

Corsica Linea et CDorsica Ferries

Corsica Linea et Corsica-Sardinia Ferries


BETONNAGE

Comme le ferry entrait dans le golfe, nous avions constaté les dégâts depuis le bateau. La rive gauche est hérissée de villas neuves. Il ne faut pas exagérer, ce n’est pas la Costa Brava, mais le maquis est mité.

Trinité était resté pendant longtemps un hameau d’une cinquantaine de maisons de part et d’autre de la route nationale. Jusqu’aux pulvérisations de DTT qui ont accompagné le débarquement, seuls les hommes restaient l’été au bord de mer et se risquaient à respirer le mauvais air (la malaria). Pour que les femmes et les enfants échappent au paludisme, ils les envoyaient à la montagne. A Trinité, certains montaient passer l’été au village de l’Ospedale, « l’hôpital », dont le nom dit bien la fonction d’endroit sain.

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lac de l'Ospédale avril 2010

lac de l’Ospédale avril 2010

Aujourd’hui, à l’entrée de Trinité, devenue un faubourg de Porto-Vecchio, s’achève un immeuble qui occcupe le parking du « Fruits et légumes ». La fille du vieux Bastien est toujours là, mais pas la clientèle, puisqu’on ne peut plus stationner. Cet immeuble marque s’il en était besoin la fin d’une époque.

Le long de l’ancienne route de Cala Rossa, ce n’est pas mieux. Les parpaings sortent de terre avant même que les propriétaires aient achevé leur maison. Au lieu des murets de pierres sèches qui délimitaient les bois de chênes liège, voici de hauts murs qui laissent deviner quelques plantes exotiques. Les nouveaux habitants ont importé les mœurs mesquines du Continent. Ils auraient mieux fait de copier les Californiens et d’exhiber leurs pelouses. Bon !, je ne vois pas encore dans notre rue les tessons de bouteille ou le fil de fer barbelé qui couronnent les murs des banlieues du Continent.

Vieille route de Cala Rossa. Chez soi

Vieille route de Cala Rossa. Chez soi

Murets traditionnels

Au début de la plage du Benedettu près du delta de l’Osu, deux immeubles sont également en construction. Je croyais que les marais qui sont une des beautés de l’endroit étaient protégés. Je me trompais.

le marais au 37.2

le marais au 37.2

Je croyais qu’on ne pouvait bâtir sur des zones inondables. Je ne vois pas ce qui garantit qu’une crue de l’Osu ne viendra pas endommager ces habitations. Qui délivre les permis de construire et pour qui ? En 2013, les Assises du tourisme estimaient à 60 000 les résidences secondaires. Soit une maison sur deux. (Il faudrait y ajouter les locations « sauvages », les sous-locations, mais c’est une autre histoire). La plupart des permis de construire concernent ces résidences, alors même que les Corses les plus modestes ne peuvent plus se loger. Les prix du mètre carré s’envolent.

J’ai trouvé une annonce pour une villa près de la plage du Benedettu où nous allons : 4 chambres à 50 m de la plage sur jardin paysagé de 1600 m² env. 200 m² habitable sur 390 m² de surface bâtie dans le domaine privé de Cala Rossa. La villa est composée d’un grand séjour-salle à manger, cuisine indépendante, 4 chambres avec chacune une salle de bain simple ou double-vasques, 3 toilettes dont un à l’entrée pour les invités. Entouré de baies vitrées, le salon est très lumineux, de nombreux espaces préservés dans le jardin sont idéalement à l’abri des regards pour une totale intimité. 2 400 000 euros.

Il est vrai que les propriétaires se rattrapent sur les locations. Certaines résidences se louent 20 000 euros la semaine. Le vœu de ceux qui sont aux affaires est bien de favoriser cette clientèle de luxe. En 2006 déjà, l’homme fort du Sud de la Corse, Camille de Rocca-Serra, déclarait qu’il fallait « dé-sanctuariser le littoral Corse et favoriser l’arrivée d’investisseurs de grands groupes ». L’arrivée au pouvoir des autonomistes ne changera rien car les Corses vivent de leurs rivages, directement ou indirectement. Nombreux sont ceux qui tirent profit du bétonnage de l’île ou qui tout simplement travaillent grâce aux touristes.

Il n’y a pas si longtemps pourtant, c’était la campagne. Le braiement d’un âne nous réveillait. Les petits jouaient dans une brouette, surveillés par leur grand-père.

Une fois arrivés, il faut remplir le réfrigérateur et les placards. Les courses se feront dans un des supermarchés géants. Personne ne les aime, mais tout le monde y va. A partir de dix heures du matin, les parkings sont pleins. Tout est fait pour diminuer le nombre d’employés avec la pesée en libre-service et les produits pré-emballés, mais les hyper font semblant de maintenir quelque chose du commerce d’antan en recrutant des CDD qui font déguster coppa, fromages et bières corses. Seuls 10% de la charcuterie provient des porcs nourris aux glands et aux châtaignes. Les 90 % restants sont fabriqués à partir de porc congelé venu d’un peu partout. Qu’importe ! Il faut ramener des souvenirs et le touriste, qui sait sûrement à quoi s’en tenir, est moins berné que complice.

LE VILLAGE DES VIEUX

Cet été risque d’être une chronique du grand âge qui vient. Tata Marie, la fée bienveillante du quartier, la tante qui faisait des lasagnes au bruccio délicieuses, est à présent une vieille dame de 89 ans, plutôt taiseuse car de plus en plus sourde, malgré l’appareil qu’elle n’a pas envie de mettre. Elle ne retrouve l’envie de parler que pour commenter les désastres humains que nous allons visiter bientôt. « Tu vas voir. Ce n’est plus la Francesca d’avant Tu vas voir comme elle a changé. Elle n’a plus que la peau sur les os. Et son mari… tt ! Tt ! Il ne marche presque plus ! Une pitié ! Ça va s’aggraver et ça va tellement vite ! »

Comme s’il y avait quand même une toute petite satisfaction à être moins à plaindre que les autres femmes de sa génération.

La tante a raison, Francesca que l’on appelle l’Américaine depuis qu’elle a épousé un GI et son mari sont en mauvais état. Il est vrai que le voyage a été interminable. 5 heures pour faire Dallas New-York, deux heures d’attente pour l’avion transatlantique, à nouveau 6 heures et deux heures d’attente pour la liaison avec la Corse.

Tout ça pour trouver cette chaleur insupportable et maintenant le Mistral qui s’est mis à souffler. Leur fils les accompagne. Il me glisse à l’oreille « C’est dur en ce moment. Maman ne sait plus où elle en est. Elle me demande sans arrêt quand je serai colonel. Et elle propose tout à coup d’aller chercher John à l’école alors qu’il va avoir 50 ans. »

Quelle pitié ! Son mari s’ennuie devant la télévision. Il n’entend pas bien et comprend mal le français. Ça doit être difficile de rester sans rien faire devant le poste, de plus en plus seul, parce que la compagne avec qui il se disputait depuis leur mariage commence à perdre la tête

Il regarde son corps sans comprendre : un jour ses jambes se mettent à enfler et la peau commence à éclater. Ces choses-là arrivent subitement, sans qu’on ait le temps de comprendre ce qu’elles signifient. Ils vivent à présent dans l’obscurité. La couleur des choses dans la pièce commune est devenue indistincte. Il fait nuit en plein jour.

La climatisation marche à fond. Pendant l’essentiel de la visite, on écoute le murmure angoissé de Francesca, à moitié recouvert par les voix américaines de la télévision. Nous regardons les ombres installées dans les fauteuils simili cuir du salon. Je me souviens d’une belle femme, pourvue de seins et de fesses. Aujourd’hui même le visage s’est rabougri.

« Une mauvaise année dit-elle. « Deux cancers. » Elle montre sa main couverte d’un pansement. – « Ça a plutôt l’air d’un mauvais grain de beauté. Ça devrait aller maintenant qu’on te l’a brûlé. » Mais elle dit « De toute façon la meilleure chose qui puisse arriver, c’est que je meure ici et qu’on m’enterre à côté de mon père.

Nous sommes montés saluer Toussainte. Un an a passé depuis la mort de son mari. Elle se débrouille. Son fils et sa belle-fille viennent l’aider pour les courses. Elle dit « Tu vois. On passait la journée chacun de son côté. Lui, ses occupations d’homme. Moi, à la maison. Et même le soir, il y avait souvent de longs silences entre nous. Et sinon, on entendait le bruit de la télé. Mais quand même, on était deux. Le soir surtout, c’est terrible quand les bruits du dehors sont éteints et que je sais que personne ne viendra plus. Oui, le plus terrible, c’est quand je vais éteindre la lampe et que je pars pour me coucher. »

Les gens vieillissaient avant aussi, mais la fille aînée se sacrifiait pour sa mère et les nouvelles générations remplissaient les maisons. Ce mois de juillet, à part les touristes, Il n’y a que des vieux dans le hameau. La troisième génération n’est pas là. L’un est parti pour la Grèce ; l’autre pour la Croatie. Les Continentaux trouvent que le transport coûte cher et hésitent à venir

Les choses arrivent subitement. Le bras rond se décharne en quelques heures. La peau devient grise. La marche est moins assurée. Ou c’est le visage qui s’effondre, comme ça d’un coup.

Il n’y a que des gens seuls. Une fois par jour, ils essaient de faire société. Christine passe comme une ombre et dépose trois tomates ou une aubergine. Est-ce qu’elle viendra goûter mon caviar d’aubergines ? Peut-être, mais en ce moment, elle n’a pas beaucoup de temps. Ivan ouvre son potager et redit souvent. « C’est trop triste de voir pourrir ». Tata Marie, la championne des contacts humains, va chercher la triste Noémie qui a perdu la tête et part tous les jours pour l’école en oubliant qu’elle est retraitée depuis 20 ans au moins. Et Marie la convainc de venir se promener, soulageant ainsi le mari pour une demi-heure. Le soir, femme et mari resteront devant l’écran de télévision. Que pourront-ils se dire ?

Les plus courageuses des vieilles femmes ont encore le courage de prendre le minibus qui les emmène au supermarché une fois par semaine. Elles pourraient y aller avec leurs fils, mais c’est important que le minibus serve. Il faut donc l’utiliser.

Et l’autre qui vit les volets fermés et la clim à fond pour se protéger de la chaleur raconte tout de suite les dernières histoires. Celle de Laurence qui est passée devant lui sans s’arrêter avec son air de grande dame qui a fait l’ENA. L’avarice du cousin qui a profité de son coffre pour se faire ramener des boites de publicité du continent, mais n’a jamais offert le moindre café quand on venait le saluer au camping « et pourtant, il en gagnait des millions ». La famille pour lui est constituée de deux sortes de gens. Les modestes et les prétentieux. Ils ont fait des affaires parce qu’ils ont tiré le gros lot (enfant unique ou fils d’un oncle qui avait hérité de terrains situés en bordure de mer, qui croient qu’ils sont riches parce qu’ils sont intelligents et qui passent devant sa maisonnette sans le saluer).

Il s’énerve aussi contre son frère et sa belle-sœur : « je ne vis pas comme vous, moi. Je ne porte pas de gandourah le matin. Je laisse ça aux Arabes ; je ne mange pas de caviar d’aubergine. Je mange de la salade niçoise. Je suis français, moi. »

SCENES DE LA VIE GLORIEUSE DE FRANCESCA

La vieille Francesca est l’aînée de quatre filles. On l’appelait l’enfant terrible. A cinq ans, un jour, en sortant de l’école elle était partie avec un petit groupe de grands qui venait du village de Torre, à 5 kilomètres environ de la maison d’école. Elle n’avait pas réfléchi. Au lieu de tourner à droite vers sa maison, elle avait pris vers le chemin qui serpente jusqu’aux hauteurs d’Antivanu avant d’obliquer vers Torre.

Bien qu’elle fût petite, elle avait réussi à suivre les grands en doublant le pas. Elle se disait vaguement que l’admiration devant pareil exploit ferait pardonner le délit. L’enthousiasme gonflait ses poumons, elle était comme les grands ! comme les grands ! Elle triomphait.

Arrivé à Torre, le groupe des enfants s’était disloqué ; chacun était rentré chez lui sans lui prêter la moindre attention, et elle s’était retrouvée seule sur une placette déserte, désemparée tout à coup

Cependant un paysan était passé par là : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas la fille de Jean ? Viens boire de l’eau puis je vais te ramener chez toi. Tu devrais avoir honte. Tes parents se font sûrement du mauvais sang ? » La fillette avait bu sans répondre ; puis le paysan l’avait chargée sur ses épaules où elle n’avait pas tardé à s’endormir. Son père qui la cherchait partout dans une angoisse insupportable l’avait reconnue de loin. D’abord, il l’avait étreinte. Ensuite, il l’avait battue sévèrement.

Longtemps après, quand Francesca racontait cette anecdote, on voyait qu’elle pensait avec une satisfaction qu’elle croyait secrète : « Je voulais déjà faire mon chemin dans la vie ». A présent, Torre était trop loin pour elle. Que n’aurait-elle pas donné pour pouvoir parcourir à nouveau ce sentier et voir la silhouette de son père se dresser au seuil de la maison ? Mais les personnes dont elle avait gardé le souvenir avaient disparu, comme avaient disparu les choses de ce temps-là, la lampe à pétrole, l’horloge qu’il fallait remonter, le puits qui gardait l’eau fraîche, le four à pain où l’on cuisait pour tout le hameau.

Un autre de ses hauts faits s’est déroulé à l’internat où on envoyait les enfants qui essayaient de poursuivre leurs études. C’était à Ajaccio pendant la guerre et tout le monde manquait de tout, mais le dénuement était encore pire dans ces collèges. La faim ne la quittait pas. Les horaires étaient épuisants ; les règlements tatillons. On interdisait aux pensionnaires de remonter dans les dortoirs quand elles avaient un peu de temps libre. Elles restaient enfermées alors que la mer était toute proche (de l’autre côté du boulevard qui longeait l’hôpital et le collège) Le soir, les deux surveillants qui demeuraient pour les surveiller s’enfermaient et Francesca avait convaincu ses compagnes de faire le mur. Mais il fallait amadouer le chien, l’empêcher d’aboyer. Elle avait alors volé de la viande à la cantine. Le chien mangeait et les laissait passer. Les filles allaient sur la plage avec un délicieux sentiment de liberté. Elles ne faisaient rien d’autre qu’écouter le flux et le reflux de l’eau. Au retour, le chien avait le reste de la viande. Il leur faisait fête et n’aboyait pas. Malheureusement quelqu’un les a dénoncées. Les punitions se sont ajoutées à l’enfermement.

Dans cet établissement, il fallait être prêtes pour l’appel à sept heures du matin, alors qu’il n’y avait que trois lavabos pour une centaine de jeunes filles. Par vengeance, Francesca décida de jeter les clés de tous les dortoirs dans les toilettes. « J’étais méchante, mais j’étais courageuse. Je n’étais pas effrayée par les menaces et par les conséquences ». Les filles ont volé les clés et je les ai jetées. On a entendu le plouf, puis plus rien.

Evidemment elles ont toutes été convoquées. Elles seraient punies jusqu’à ce qu’on trouve la coupable. Francesca a décidé de se dénoncer, mais au lieu de demander pardon elle a attaqué dénonçant leurs conditions de vie insupportables. Elle insistait : « C’est injuste de nous punir lorsqu’on a cinq minutes de retard parce qu’on a dû attendre pour les toilettes. Vous nous avez vu courir dans les escaliers : s’il y a un accident, vous serez responsable. » Au lieu de la punition terrible à laquelle elle s’attendait, la directrice a souri :­ Il faudra que tu deviennes avocate

VENUS D’AILLEURS

Les Corses ont la réputation de n’être pas accueillants. A l’échelle du hameau, c’est faux pour les Européens (les Marocains qui sont les plus nombreux diraient autre chose). En tout cas, Parisiens, Savoyards, Picards, Portugais ont fait leur place sans difficultés. C’est l’histoire d’Ivan que son entreprise a licencié à 58 ans. Il avait été ébéniste dans sa jeunesse. Quand il raconte la manière dont on incruste le bois, des accotoirs des fauteuils, des formes chantournées, du vernis qui s’appelle l’apprêt, le métier paraît passionnant. Après un accident de moto il était devenu technicien de physiothérapie. Son sens des relations humaines a dû faire merveille, et il parle très bien des femmes qu’il soignait et qui se mettaient à pleurer tout à coup parce que leur vie était finie sans qu’elles l’aient vécue. Quand la profession s’est médicalisée, son « diplôme » ne l’a pas protégé. Les Thermes l’ont licencié.

Il venait en vacances en Corse depuis longtemps, jouait aux boules avec les gars du coin, partait chasser avec eux. Il a eu l’idée de demander à un copain de chasse de l’aider à trouver un stage de n’importe quoi, ce qui fut fait. Trois mois, puis encore trois mois. Il a fini par être détaché au collège comme homme à tout faire. Ici, personne n’a envie qu’il reparte. Il s’est endetté pour acheter une petite villa. Le matin quand il se lève, la lumière rayonne. Mésanges et tourterelles s’apprivoisent. A six heures, il est debout. Il donne du grain aux oiseaux, arrose les tomates, les aubergines et les melons, qu’il ne mangera pas et il les distribue aux voisins, Corses, retraités, touristes.

Son petit chien charmant et exaspérant aboie toute la matinée. Les gens du chemin, énervés crient « Tais-toi Mercure », mais personne ne jettera des boulettes empoisonnées ou ne se plaindra davantage. C’est l’enfant gâté des riverains. « Le pauvre ! il veut jouer. Il faut que quelqu’un s’occupe de lui. Toine ! Lance-lui quelque chose ».

Tout près de la maison, commence le maquis à présent mité par les nouvelles constructions. Cet été, il n’a pas plu et les sangliers détruisent les murets de pierre, ou défoncent les clôtures dans l’espoir de trouver à manger ou à boire. Un de ces jours les chasseurs en abattront un. Qui s’en plaindra

HISTOIRE DE LATIFA QUI CHERCHE UNE AUTRE VIE

Chacun parle si bien de sa vie que l’énergie qu’il faut pour la vivre me transporte. Pendant ce temps, je lis de petits articles qu’on me demande d’évaluer ; la plupart me paraissent rabougris avant d’être publiés… Evidemment, il faut qu’existe un corps de reproducteurs médiocres, pour qu’un jour apparaisse un texte éblouissant qui change la perception du monde. Voici le récit de Latifa :

 « Notre père était transporteur. Il disparaissait pendant des semaines, revenait, faisait un gosse à ma mère. Repartait. Ma mère était de plus en plus ronde et lasse. Onze gosses. Elle a eu onze gosses. Elle pleurait quand les médecins lui disaient qu’elle était à nouveau enceinte. Mais de là à envisager autre chose.

A la maison, ça piaillait, ça jacassait, ça se réconciliait, ça riait, mais il n’y avait pas moyen d’avoir un moment à soi, une chambre dont on puisse fermer la porte.

Mon père était pressé de se débarrasser des filles. Ma sœur aînée, je l’ai à peine connue. A 16 ans, elle a été mariée à un Algérien d’Oran. Quelques mois plus tard, elle s’est jetée par la fenêtre. Pour les suivantes, ça a été un peu moins dur. Mes parents ont dû réfléchir. Moi j’étais la plus jeune. Je grandissais comme je pouvais en imitant les aînés. J’ai appris à lire avant la grande école. Ça a été ma chance. Les maîtresses m’ont remarquée et elles m’ont soufflée à l’oreille qu’un autre avenir était possible. J’aimais être la meilleure… jusqu’à mon entrée au collège. Tout est devenu abstrait, difficile. J’ai fini par dire à mes parents : « Je ne veux plus aller à l’école. Je veux faire ce dont j’aie envie ».

Latifa, mal payée, mal logée par le propriétaire d’un centre de vacances qui lui loue une fortune sa chambrette, a rôdé dans le lotissement, et fini par trouver un homme plus âgé qu’elle. Aujourd’hui, elle partage son été. Les braves gens disent à mi-voix qu’elle se comporte comme une fille publique. Dans les après-midis somnolents, ça murmure, ça gronde que l’Arabe va sucer le sang d’un pauvre mec que l’on plaint d’avoir le cœur tendre. Personne ne trouve à redire au fait qu’il vive avec cette fille fraîche et bien roulée et qu’il couche avec elle à sa fantaisie ! Latifa ignore les commérages et embrasse volontiers ceux qui l’invitent à l’apéro.

Les femmes d’origine arabe n’ont pas de chance dans cette société. Ou bien, on leur reproche d’être frivoles, faciles, intéressées ; ou bien d’être soumises, obscurantistes

SENTIERS DU PATRIMOINE

La montagne se vide. Les villages ne se réveillent qu’en été quand les continentaux reviennent. Il suffit de parcourir les sentiers pour constater le recul des cultures et des jardins. A Monaccia d’Aullène, un coin de maquis a été défriché et les murets et le moulin ont été restaurés grâce à des fonds européens, ce qui permet de se faire une idée de la vie rurale aux 18e et 19e siècles. Les murs de pierres sèches bordaient sans doute des potagers. Qui irait si loin aujourd’hui pour faire pousser trois tomates ? On voit encore les meules de pierre d’un moulin logiquement ruiné lui aussi par la concurrence des machines.

Sur la colline, comme partout dans l’Alta Rocca, on trouve des tafoni, des blocs de granit aux formes si étranges que les gens du coin y logeaient les sorciers et les diables.Taffoni.Alta Rocca Aujourd’hui, on dit plutôt que les hommes de la préhistoire s’y sont abrités et on invite les touristes à voir dans les formes bizarres des tafoni, des éléphants, des lions, des visages à la bouche béante.

L'éléphant

Certains de ces tafoni étaient suffisamment vastes pour que les bergers aient l’idée de les fermer par des murs : l’abri devenait un oriu. On y gardait le grain, on pouvait même habiter les plus grands. Les orii se visitent : le plus célèbre, l’Oriu de Canni a l’air d’une hutte de schtroumpf.

L'Oriu di Canni

Ces roches font rêver : comparées aux petits jardins abandonnés, elles paraissent éternelles. Mais leur longévité est trompeuse. L’eau et le vent qui les ont crevassées puis sculptées, les feront périr à leur tour.

A LA CLINIQUE

Nous cherchons à joindre le chirurgien orthopédiste de Porto-Vecchio, Madame L., dont tout le village chante les mérites, pour faire soigner une entorse sévère. Son nom et son numéro de téléphone figurent sur l’annuaire de la clinique locale. Au téléphone, la secrétaire répond. : « Madame L. n’est plus là. Si vous voulez il y a un autre médecin.­- Non ! C’est Madame L. que nous voulons voir.­ – On ne sait rien. »

En se déplaçant au centre médical qui travaille avec la clinique, on obtient un numéro de téléphone. Le jeu de piste continue. Madame L donne rendez-vous dans un immeuble. Lorsqu’on arrive, on voit une enseigne pour des massages et de la relaxation.

Voici le fin mot de l’histoire telle qu’elle se raconte en ville. Le mari du docteur L, lui aussi médecin, un bon anesthésiste, avait accepté pour son premier poste de se voir confier des heures en réanimation (sous-payées) en plus de son service d’anesthésiste. La jeune collègue nommée après lui n’avait pas réussi à tenir cette double charge. En arrêt maladie, elle avait pris la décision de ne plus mener une vie pareille. Epuisé lui aussi par ce rythme infernal, le docteur L l’avait suivie. La clinique prospère n’avait qu’à recruter de nouveaux médecins.

Il se dit que les recrutés se sont concertés avec le directeur pour garder l’anesthésie et confiner le docteur L dans les soins de réanimation. Celui-ci voulant opérer, avait montré son contrat et refusé d’obtempérer. D’où sa démission, suivie par celle de sa femme. Médecins réputés, ils ne manquaient pas de nouvelles propositions, mais le docteur L devait encore six mois à la clinique qui l’a obligée à les faire tout en multipliant les mesures vexatoires, surtout destinées à l’empêcher de garder sa patientèle. La première glorieuse idée de la direction était de lui supprimer la pièce où elle recevait ses malades. Ne manquant pas d’amis, le professeur L. s’était installée provisoirement dans ce cabinet de relaxation. La seconde était de l’empêcher d’opérer sa patientèle en lui supprimant les assistants qui devraient l’entourer.

Les gens hochent la tête et disent. Ces abus sont connus, mais rien ne changera. Peut-être avec les nationalistes !

LE HAUT PAYS

Nous faisons provision de chaleur (tout en nous lamentant avec les autres contre le soleil affreux, l’été étouffant, la pluie qui ne tombe pas). Nous nageons longtemps dans une eau tiède, en regardant le soleil envahir peu à peu l’espace. Quand nous sortons, nous avons la chair de poule, mais ça permet de passer les heures de l’après-midi et d’arriver à 19 heures où il fait doux.

Il ne pleut pas. Un orage en cinq mois. L’eau tombe sur la montagne et ignore Porto-Vecchio. Le préfet a déjà pris des arrêtés pour restreindre les arrosages. (Je me demande si les jardins de Cala Rossa, l’enclave du tourisme de luxe sont concernés). Nous sommes tous inquiets chaque fois que le vent souffle. Un mégot et le feu partira.

Pour oublier la menace des incendies nous montons sur le plateau du Cuscione situé à 1500 mètres. C’est un plateau de landes rases, avec parfois des barres de granit qui font saillie. En se retirant, les glaciers du quaternaire ont laissé des dépressions où des tourbières se sont formées.haute valléeSC_0019 Aujourd’hui, le plateau est parsemé de trous d’eau et de petits ruisseaux. L’eau disparaît par endroits et ressort plus loin en sources très froides. Près des ruisseaux, le sol est parsemé d’hellébores, de digitales et de gentianes jaunes. Les plus belles fleurs sont les aconits au bleu si tendre et qui sont mortelles.Aconit du Cuscione

Les jours de mauvais temps, on pourrait se croire en Bretagne ou en Ecosse.

Les collines, elles, sont sèches et piquantes comme partout en Corse. De loin, les coussinets ont l’air accueillant, mais les jolies touffes sont constituées de genévriers nains, de berbéris et autres buissons impitoyablement épineux. Les chevaux, les brebis et les vaches de ce pays parviennent pourtant à brouter.

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On rencontre partout des troupeaux en semi-liberté.

Chevaux au Cuscione

Chevaux au Cuscione

C’est le moment où le soleil est à son zénith. Nous sommes assis à l’ombre des aulnes, près d’une source. Le plateau immense nous entoure. Un rapace plane tranquillement, là haut dans le ciel. Le cousin montre la route de terre où les 4/4 des gardes du parc circulent : « On l’a tracée quand on voulait construire un observatoire. Un télescope a même été installé un certain temps. Là-bas, vous voyez les murs de délimitation entre les terres des villages ». Une ligne de pierres dures distingue les pâturages. Je nous croyais dans un paysage vide, mais ici comme ailleurs, le haut pays a été façonné par les hommes.

Le berger pourrait rester chez lui car à la montagne, les bêtes sages reviennent se faire traire, mais il s’inquiète facilement : si une allait se perdre. Quand la nuit tombe, il n’hésite pas à parcourir trois collines, enchevêtrées de genévriers épineux pour ramener le troupeau.

ADIEU A l’ÎLE

Pendant deux mois, nous avons arrosé parcimonieusement les plantes en utilisant au mieux l’eau de chaque bassine destinée à nettoyer les légumes. Nous nous sommes alarmés pour ce que deviendra le tilleul dont les feuilles jaunissent trop tôt, pour la bouture de figuier qui va avoir du mal à tenir jusqu’aux premières pluies, pour la sauge rouge et l’olivier trop jeune. La beauté de cet endroit, c’est aussi celle de notre attention inquiète pour des problèmes d’été trop sec, d’automne pas assez pluvieux et ce grand mouvement des saisons donne une certaine distance par rapport à la politique.

Ça n’empêche pas de s’indigner de l’hystérie qui monte contre les Musulmans. La région corse est la seconde de France pour ce qui est de la proportion d’étrangers résidents (un peu plus de 9 % . Parmi les naissances de mère étrangère, les deux tiers sont de mère maghrébine, ce qui constitue plus de 11 % du total des naissances de l’île.). Sans doute,­ (pour le moment rien n’est sûr) ­l’origine des affrontements de Sisco qui bouleverse l’île est due à une famille marocaine, des partisans d’une vie entre soi, bien décidés à faire partir les habitués de la plage où ils s’étaient installés, mais les Corses sont loin d’être exempts de tout reproche. Ils sur-réagissent et passent des problèmes posés par quelques délinquants à des attaques contre toute la communauté musulmane. La chasse au burkini est absurde et on ne voit pas sur quelle base trier entre la femme en vêtement islamique, les enfants que l’on baigne habillés pour les protéger du soleil et les plongeurs cagoulés. Pourtant, on sent, on sait, qu’un vrai problème se pose et qu’il ne suffit pas de renvoyer aux sacro-saints droits individuels.

Il est question du monde commun que nous pouvons partager et, qu’on le veuille ou non, les voiles couvrants, nombreux à Porto-Vecchio, indiquent qu’une fraction importante des Musulmans se rallie à la vision wahhabite de la place des femmes dans la société. Je me désole de voir régresser si vite la liberté conquise après soixante-huit. Comme tous les étés depuis quarante ans, j’ai plongé, nagé avec délice en ne couvrant qu’à peine mon corps. Personne n’est venu me dire que j’excitais le désir des hommes, ou que j’étais impure ou je ne sais quoi. Cette innocence paisible est récente et voici que des femmes qui ont grandi ici revendiquent leur oppression et pensent exister davantage en affichant leurs tenues comme des symboles identitaires. Comment ne pas craindre qu’à terme, là où vivront des Musulmans, celle qui osera se baigner en maillot de bain paraîtra provocant et qu’on dira un jour, si elle se fait agresser, qu’elle l’a cherché !

Nous repartons. Au fur et à mesure que s’éloigne la ligne bleue des côtes, inquiétude et doléances paraissent moins aiguës, les « affrontements communautaires » redeviennent des rixes locales dont la presse n’aurait pas parlé il y a peu, les soubresauts de ceux qui se sentent relégués un signe d’intégration puisqu’ils ont appris à protester.

Nous quittons cette terre magnifique. Nous disons au revoir à la forêt de l’Ospédale, aux pozzi du Cuscione, à la plage, à la mer lumineuse, à l’odeur d’immortelles, aux gens du hameau et à la lumière intense.

Peut-être que toutes les montagnes deviennent bleues lorsque l’on s’en éloigne, mais c’est le bleu de ce lieu, inséparable du temps passé à l’aimer.Corse

7 réflexions sur “L’été corse

  1. Qu’il est beau ce texte, qu’il est beau votre témoignage d’un temps qui passe et qui transforme une région, ses habitants, ses paysages… des propos certainement identiques, de tout temps, à tous ceux qui reviennent en leur pays, les années passant, et tous disent la même phrase; c’était mieux avant…
    Seule immuable, intacte depuis la nuit des temps, résiste la peur de l’autre, l’inconnu, celui qui ne pense pas comme nous, avec ses us, coutumes et religions qu’il aimerait qu’on embrasse. Merci Madame.

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    • Je suis très contente que cette chronique vous ait plu. Je n’ai pas de certitudes concernant les rapports des Corses et des nouveaux arrivants. En tout cas, dans le village que j’évoque, les gens modestes que je côtoie ne donnent pas l’impression de tourner dans un western où les bons et les méchants sont discernables au premier coup d’œil.
      Bien sûr, on peut leur dire qu’il n’y a pas d’identité « fixée une fois pour toute ». Ces Corses « de souche» ne voudraient pas de la vie pastorale de leurs ancêtres. D’ailleurs, vus de loin, ils ressemblent furieusement aux Continentaux… Cela ne les empêche pas d’être déstabilisés. Coincés entre les vacanciers fortunés (ou ceux qui peuvent investir pour vivre du tourisme) et les immigrés qui arrivent avec d’autres habitudes culturelles, ils voient la démographie changer, et ce n’est pas si facile.

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  2. Chère Sonia, votre texte est quasiment une épopée. Certains passages me rappellent le grand roman italien qu’est Les Malavoglia, de Giovanni Verga. Le passage du temps nous blesse et blesse profondément la terre, la mer, les rochers (très belles photos, merci!). Je ne connais pas les lieux dont vous nou parlez si bien. Je pense au passage du temps. Ce n’est pas la Corse, mais à Paris, en avril dernier, il y a eu une séance privée du film Hotel La Louisiane, du canadien Michel La Veaux. Passage du temps, là aussi. C’est un petit hotel qui se trouve tout près du Boulevard Saint-Germain, avec une histoire importante pour les premiers musiciens de jazz arrivés à Paris d’Amérique. Parmi les « acteurs » du film des clients de ‘hotel, voire des personnes qui y ont habité: Albert Cossery, Juliette Gréco, Gérard Oberlé, Olivier Py, Aurélien Peilloux, Robert Lepage, Régis Doumergue, Xavier Blanchot… une série d’interviews où chaque artiste parle de son art, des liens tissés avec l’hotel. Vu de l’extérieur l’hotel – il faut bien choisir son point de vue – fait penser à un navire, à un paquebot. Il n’y a pas le beau bleu dont écrit Sonia, mais lui aussi navigue avec le temps.

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  3. Merci pour ce bel article qui nous plonge à travers votre histoire dans celle de Porto Vecchio et plus largement celle de la Corse. Le temps passe… et il est vrai que parfois nous pouvons ressentir de la tendresse et de la nostalgie, d’autant plus vrai que la société insulaire a beaucoup évolué ces dernières décennies avec l’essor du tourisme, l’exploitation mais aussi la mise en valeur du littoral de l’île, le développement économique de villages et hameaux qui sont devenues des petites villes, la mémoire et la culture léguées par nos aïeux qui se transforment avec la disparition des anciens… autant de signes d’une société qui change, peut être trop vite, mais qui reste bien vivante, et en premier lieu dans le cœur de tous ceux qui sont attachés comme vous à la bien nommée île de beauté.
    Merci encore pour votre témoignage.

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  4. En lisant l’été Corse, je pense à l’été à Alger d’Albert Camus.
    Il existe une secrète parenté entre les paysages, l’esprit des lieux.
    Une profusion solaire qui comble et épuise tout à la fois le regard .
    Une beauté nue qui ne laisse aucun recours  » pas d’éternité hors la courbe des journées  »
    Une vieillesse d’autant plus tragique qu’il n’y a  » pas un lieu où la mélancolie puisse se sauver d’elle même « 

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