Le jardin-cimetière du Père Lachaise (1804-2025)

Aujourd’hui, le Père Lachaise ressemble à un jardin anglais avec des escaliers qui montent à l’assaut de la colline, des chemins de traverses qui serpentent entre les tombes. Le temps est changeant comme on oublie chaque année qu’il doit être au printemps. Trois gouttes de pluie froide, dix minutes de soleil éblouissant et à nouveau le vent qui agite les nuages.

On entend partout les chants des merles et les croassements des corneilles. La vie recommence au milieu des tombes.

C’est un mois où on ne peut pas faire autrement que lever la tête vers les arbres. Même Casimir Périer, dont la statue est entourée du halo vert tendre des platanes perd un peu de son allure pompeuse et surannée de puissant de la monarchie. C’est l’occasion de revisiter l’histoire de France. Ce banquier « modéré », régent de la Banque de France, membre de l‘opposition sous Charles X, est rallié à Louis Philippe dont il devient premier ministre. L’ordre bourgeois conservateur occupe le principal carrefour du Père Lachaise.

Rond-point de Casimir Périer, ministre de Louis Philippe, victime du choléra en 1832

Paris a érigé un monument aux gardes nationaux défenseurs du régime lors d’une des journées révolutionnaires du 19e siècle : une délibération du conseil municipal du 11 juin 1832 a accordé une « concession perpétuelle de places d’honneur pour recevoir les restes des gardes nationaux, gardes municipaux, officiers et soldats de l’armée, et des autres citoyens morts pour la défense du trône constitutionnel, des institutions nationales et de l’ordre public, dans les journées des 5 et 6 du même mois » (Danielle Tartakowsky, 1999, p. 26). La devise de la République  est remplacée par une inscription sans équivoque : liberté ordre public.

Enclos des gardes-nationaux victimes du devoir

Toutefois, des opposants comme Raspail ont aussi leur tombeau et le cimetière célèbre les talents artistiques à l’égal des hommes politiques et des maréchaux, généraux et autres militaires. Pour attirer les acheteurs potentiels de concessions, ce sont les restes supposés de Molière et de La Fontaine qui ont été transférés en grande pompe au Père Lachaise, et ce sont Héloïse et Abélard, amants scandaleux pour l’église, mais si proches des héros romantiques, à qui on a bâti une chapelle.

Tombeau d’Héloïse et d’Abélard représentés comme des gisants médiévaux

Des pyramides, des obélisques, des colonnes brisées, des sarcophages alternent avec des dalles. Au début, on gravait surtout des titres et des noms de familles sur les tombes. Par la suite, certains ont cherché à individualiser le souvenir de leurs morts. Le financier Arbelot a fait inscrire cette belle épitaphe en souvenir de son couple  « Ils furent émerveillés du beau voyage Qui les mena jusqu’au bout de la vie ».

Fernand Arbelot tenant dans ses mains le visage de sa femme   (11e division)

Au milieu de sculptures attendues de pleureuses représentant la douleur, deux jeunes gens prennent un bain de soleil sur une dalle.

Malheureusement la plupart des tombes du 20e siècle sont souvent trop sobres : du marbre et du granit sans ornement, des épitaphes désolées, où « à ma maman adorée » remplace les formes traditionnelles.

Le cimetière vieillit. Heureusement, les tombes délabrées peuvent faire penser aux ruines qu’Hubert Robert semait dans ses tableaux.

Des blocs effondrés sur les pentes du Père Lachaise

Qui fleurit le cimetière ?

Les gardiens du cimetière taillent les arbres, préservent un peu partout des jardinières où s’épanouissent les iris du printemps.

Mais qui fleurit les tombes ?

Après les enterrements, les visites se font rares. Les familles sont peu nombreuses à fleurir les tombes, à l’exception peut-être des Asiatiques.

Les soldats étrangers morts pour la France dont les monuments sont regroupés dans une des allées nord du cimetière sont honorés par les autorités de leurs pays respectifs qui font déposer des gerbes.

Combattants tchécoslovaques
Combattants russes

Des bénévoles entretiennent quelques tombes illustres.

La plus visitée (puisqu’elle est la plus fleurie), et donc la plus surprenante pour les Français, est celle de l’ancien instituteur Léon Rivail (1804-1869). Persuadé d’avoir été druide dans une vie antérieure, il avait fondé une église spirite toujours prospère au Brésil. Il a été enterré dans une tombe en forme de dolmen sous le pseudonyme d’Allan Kardec. En cherchant un peu, je vois qu’il a fasciné une bonne partie des romantiques, de Nerval à Victor Hugo, des éducateurs comme Flammarion, des lexicographes comme Lachâtre qu’un même intérêt pour l’éducation populaire rapproche de Kardec. Je me souviens qu’à 6, 7 ans quand j’allais au cimetière du village où je passais mes vacances, j’aimais à « rendre la justice » : j’ai pris parfois des pots de bégonias aux tombes les plus fleuries pour les déposer devant les tombes esseulées. Mais pas question, aujourd’hui de voler Allan Kardec !

Le spirite Allan Kardek sous son dolmen

Chopin fait lui aussi l’objet d’un culte. Des anonymes entretiennent sa tombe et j’ai croisé un pianiste asiatique venu déposer une rose devant la grille.

Mais à côte combien de musiciens oubliés !

L’histoire des morts célèbres vient combler mon besoin de narration. Victor Noir (Yvan Salmon) était un jeune journaliste. Il fut tué à 21 ans, en 1870, avant qu’on puisse savoir ce qu’il aurait fait de sa vie. C’était encore un enfant qui n’avait guère publié qu’une livraison d’un journal rédigé en javanais, avait été rédacteur en chef du Pilori, feuille contestataire imprimée en lettres rouges et il venait d’intégrer La Marseillaise du polémiste Henri Rochefort. La mort a fait de lui un symbole républicain car le meurtrier était un neveu de l’empereur Napoléon III. Ce Pierre-Bonaparte s’était offensé d’insultes adressées à Napoléon 1er par un journaliste corse, Pierre Grousset, soutenu par Rochefort. Victor Noir était l’ami du journaliste. Il était venu voir le prince pour demander rétractation ou réparation d’un article injurieux publié par le prince en réponse à Pierre Grousset. Le prince en voulait surtout à Rochefort, l’autre protagoniste de l’histoire, mais le ton était monté, Victor Noir s’étant déclaré solidaire de l’insulteur. Le prince tira six fois et le tua. Il fut vite acquitté. J’ai connu l’indifférence de Paris brusquement changée en indignation à la mort de Malik Oussekine. Victor Noir, vivant, n’était pas un glorieux combattant de l’avenir. Une fois tombé, il était une victime de l’injustice. Il fut enterré à Neuilly pour éviter l’agitation populaire, mais une foule de près de 100 000 personnes se ressembla tout de même. Et ce fut soudain comme si l’Empire n’avait que trop duré !

20 ans plus tard, les restes de Victor Noir furent transférés au père Lachaise. Jules Dalou, le grand sculpteur républicain qui a réalisé la statue de la place de la Nation (https://passagedutemps.com/2016/02/20/nation/), sculpta un monument sans demander de rémunération. Son bronze était un acte dénonciateur : Victor Noir vient d’être tué. Tout juste tombé, il achève d’expirer, la face vers le ciel, la veste dégrafée. Il est tête nue son chapeau ayant roulé dans la rue.

Tombe de Victor Noir, près de la Transversale n°2
Tombe de Victor Noir

Cette tombe a longtemps symbolisé l’hommage qu’on rend aux victimes d’un pouvoir despotique. Puis les années passant, la mémoire de Victor Noir s’est conservée pour des raisons grotesques que racontent volontiers les guides : deux étudiantes qui passaient par l’Avenue Transversale n° 2 virent ce mort plutôt beau garçon. Constatant qu’à l’endroit de l’entre-jambes on voyait une bosse sous le tissu, elles firent courir la rumeur de l’efficacité de cet organe proéminent en cas de stérilité. Il paraît que des femmes viennent frotter la chose et c’est pourquoi le bronze serait si luisant… Les chaussures et le front brillent aussi. Peut-être s’agit-il d’un geste de substitution pour les dames timides. Victor Noir aurait-il était mécontent de sa dernière métamorphose, lui qui avait publié un journal facétieux écrit en javanais ? Dalou, lui, j’en suis sûre, n’aurait pas été heureux de la transformation d’un martyre en satyre

La tombe de Jim Morrison, mort à 27 ans, était devenue en 1971 un lieu de pèlerinage pour une jeunesse qui ne croyait qu’aux révoltes individualistes. J’ai lu que la ferveur était telle que ce tourisme funéraire suffisait à remplir les hôtels des alentours. Aujourd’hui, la sépulture est protégée par une barrière. Les visiteurs frustrés ont inventé un rite insolite : ils collent un chewing-gum sur l’arbre le plus proche.

Tombe de Jim Morrison. 6e division. L’arbre à chewing gum

D’autres traditions sont aussi baroques. Quelqu’un a déposé une pomme de terre sur la tombe de Parmentier.

Tous ces rituels font du cimetière un lieu qui n’évoque pas seulement une mort cruelle au bout du temps des vies humaines.

Le plus consolant, ce sont les arbres qui jaillissent entre les tombes ; leurs feuilles bougent dans leur autre temps, leur temps de printemps, qui revient les ressusciter chaque année.

CHARLET Christian, 2003, Le Père Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, Paris, Découvertes Gallimard.

TARTAKOWSKY Danielle, 1999, Nous irons chanter sur vos tombes, Le Père Lachaise, 19e-20e siècle, Paris, Aubier.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Noir

 

Rue Montmartre

Je me promène rarement au-dessus de la belle rue Réaumur, dans le quartier compris entre les boulevards Montmartre et Poissonnière, la rue Vivienne et la rue Poissonnière, mais l’autre jour passant par la rue Saint-Fiacre, je me suis souvenue de Lucien de Rubembré, le héros des Illusions Perdues, qui arrive aux bureaux du petit journal « dont l’aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu ». 

Lucien de Rubempré, Balzac et le journalisme alimentaire

Lucien est par certains aspects le cadet de Balzac, venu lui aussi de sa province pour vivre de littérature, (lorsqu’il était « monté à la capitale »,  Balzac s’était cependant déjà ruiné en se lançant dans l’édition et l’impression. Il était devenu journaliste au moment de la révolution de juillet 1830 pour survivre, et était venu travailler entre autres dans le quotidien d’Emile de Girardin, La Presse, qui connaissait un vif succès).

Charles X avait déclenché la révolution de 1830 pour avoir remis en cause la liberté de la presse. Louis Philippe fut contraint de rétablir une relative liberté  qui durera jusqu’à l’attentat de l’anarchiste Fieschi en 1835 : la Charte constitutionnelle de 1830 stipulait que « les citoyens ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois [et que] la censure ne pourra jamais être rétablie ». On vit pendant quelques années refleurir les journaux. D’autres évolutions contribuent à l’essor de la presse :

– Le regroupement dans un même lieu des imprimeries et des transports (le quartier n’est pas très loin des gares Saint-Lazare et de l’Est).

16 rue du Croissant. L’imprimerie de La Presse dont les lettres ont presque perdu leur doré

– Des innovations commerciales : en 1836, Emile de Girardin inaugure, au 16 de la rue Saint-Georges, le journal La Presse. Alors qu’un abonnement coûtait 80 francs (200 euros environ) soit l’équivalent de 400 heures de travail pour un ouvrie, il divise ce prix en deux grâce à la publicité. Plus tard La France, fondée en 1862 par Arthur de La Guéronnière, casse encore davantage les prix avec un quotidien à 10 centimes (il faudra cependant 1863 et le Petit Journal à 5 centimes – un sou- pour avoir un journal populaire. Il aura d’ailleurs un succès foudroyant). Emile de Girardin rachète la France en 1874. En 1885, il fait bâtir un immeuble au n°144 rue Montmartre : l‘édifice abrite, parfois successivement, Le Radical, L’Aurore, L’Univers, Le Jockey, La Patrie, La Presse, La France ; c’est le nom La France qui est encore gravé sur la façade d’un immeuble monumental, orné de cariatides et d’atlantes personnifiant le journalisme et la typographie.

Immeuble La France

– La conquête du public populaire s’accélère grâce aux feuilletons. La Vieille Fille que Balzac publie dans La Presse est je crois le premier de ces romans-feuilletons qui tiennent le lecteur en haleine d’un numéro au suivant.

https://www.linflux.com/wp-content/uploads/2022/05/La_Presse__La-vieille-fille-de-Balzac-483×700.jpeg

Ce moyen d’existence n’empêche pas Balzac d’être très sévère pour la presse. On dirait qu’à travers le personnage de Lucien de Rubempré, il se débarrasse de lui-même. Dans les Illusions perdues, les journalistes n’ont aucune morale et ne croient pas du tout aux idées politiques qu’ils défendent dans leurs articles: 

— Tiens, tiens, les Ultras et les Libéraux se donnent donc des poignées de main, s’écria Vernou en voyant ce trio
— Le matin je suis des opinions de mon journal, dit Nathan, mais le soir je pense ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris.

 Lucien débute d’ailleurs dans un journal libéral par hasard en suivant les conseils du journaliste Lousteau :

— Mon cher, vous arrivez au milieu d’une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d’abord en plusieurs zones ; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s’ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l’allure de l’alexandrin et les formes classiques. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n’aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous ?

Et comme Étienne Lousteau voit Lucien effrayé d’avoir à choisir entre deux bannières, il choisit pour lui :

— Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques : les romantiques l’emporteront.

Lousteau n’a pas davantage d’illusions sur les politiciens :

— Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption. Chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu.

Le dégoût de Lucien est-il complètement celui de Balzac ? En tout cas, les romans balzaciens polarisent l’opposition entre les écrivains et ceux qui trahissent leur idéal et perdent leur âme parce qu’il faut bien « gagner sa vie ».

60 ans plus tard, les oppositions sont politiques et, au moins dans le camp des dreyfusistes, elles ont la pureté et le tranchant des convictions des journalistes.

Zola : « J’accuse ! » (1898)

Zola a 58 ans lorsqu’il publie le 13 janvier 1898 une célèbre tribune destinée au président de la République Félix Faure : « J’accuse ! ». Cet article paraît dans l’Aurore, rue Montmartre donc. Ce journal de tendance républicaine socialiste (qui disparaît en 1914) n’a aucun rapport avec le journal l’Aurore fondé en 1944). Le capitaine Alfred Dreyfus, un officier français d’origine juive, a été accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne et condamné à la déportation à vie malgré l’insuffisance de preuves. Les années suivantes, des preuves de la trahison de l’officier Esterhazy s’accumulent et les défenseurs de Dreyfus sont de plus en plus nombreux. Mais la tribune de Zola vient cristalliser le combat contre l’injustice. Le tirage de l’Aurore passe de 30.000 à 300.000 exemplaires et personne ne peut plus dire « Je ne savais pas ». Zola, assigné pour diffamation, doit s’exiler en Angleterre. Il en reviendra l’année suivante. L’acquittement de Dreyfus sera plus long à venir.

Le souvenir du beau texte de Zola était devenu bien flou. Je m’émeus de retrouver la force intacte des 7 « J’accuse » de la péroraison, aujourd’hui où je croyais la page de l’antisémitisme tournée.

En voici quelques extraits (les passages à la ligne signalent mes coupures)

« J’Accuse… !
LETTRE AU PRESIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Par ÉMILE ZOLA

LETTRE À M. FÉLIX FAURE
Président de la République

Monsieur le Président,

« Quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis.

Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi.

Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.

 La vérité d’abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.

Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d’instruire l’affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l’ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l’effroyable erreur judiciaire qui a été commise.

Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale.

Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s’arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l’instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du quinzième siècle, au milieu du mystère, avec une complication d’expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n’était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur.

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé.

(…) ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s’étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l’on comprend l’obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd’hui l’existence d’une pièce secrète, accablante, la pièce qu’on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d’un certain D… qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu’on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu’on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! C’est un mensonge ; et cela est d’autant plus odieux et cynique qu’ils mentent impunément sans qu’on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.

Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise ; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l’absence de motifs, son continuel cri d’innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux « sales juifs », qui déshonore notre époque.

Et nous arrivons à L’affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s’inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l’innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l’historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu’il fouillait de son coté, il se passait des faits graves à l’état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c’est à ce titre, dans l’exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d’une puissance étrangère. Son devoir strict était d’ouvrir une enquête. La certitude est qu’il n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. II soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n’a jamais été que le dossier Billot, j’entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu’il faut affirmer bien haut, c’est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d’Esterhazy, c’est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le fameux bordereau fût de l’écriture d’Esterhazy. L’enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l’émoi était grand, car la condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus ; et c’était ce que l’état-major ne voulait à aucun prix.

le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus loin en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait fait sûrement massacrer, dans les parages où le marquis de Mores a trouvé la mort.

Je l’ai démontré d’autre part : l’affaire Dreyfus était l’affaire des bureaux de la guerre, un officier de l’état-major, dénoncé par ses camarades de l’état-major, condamné sous la pression des chefs de l’état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent, sans que tout l’état-major soit coupable.

On s’épouvante devant le jour terrible que vient d’y jeter l’affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d’un malheureux, d’un « sale juif » ! Ah ! Tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État !

Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’imprudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie, jusqu’à faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie. C’est un crime que d’exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c’est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l’œuvre prochaine de vérité et de justice.

Et l’on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l’accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s’expliquer et se défendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’en avez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez et que vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. C’est aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

 J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette inégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

 ÉMILE ZOLA »

Le courage de Zola eut un effet d’entraînement et son texte a sorti de nombreux Français de l’indifférence. Les lecteurs de l’Echo de Paris et de L’Eclair trouvaient qu’il importait peu que Dreyfus soit innocent pourvu qu’on ne trouble pas l’ordre public. Les pétitionnaires se réclament de la justice. Péguy célèbrera dans notre Jeunesse la grandeur des « dreyfusards » qui leur fit refuser l’ordre pourri pour l’honneur de la France.

En juin 1899, un 2e jugement condamne à nouveau Dreyfus à 10 ans d’emprisonnement, mais le président de la République, Emile Loubet, le gracie dix jours plus tard. Le jugement ne sera cassé qu’en 1906 et Dreyfus sera enfin réintégré dans l’armée.

Jaurès 1914

Et voici à quelques pas, au numéro 146, le café où Jaurès a été assassiné. Au moment de sa mort, le leader socialiste est également le directeur de l’Humanité qu’il a fondé en 1904. Les locaux du quotidien sont situés  rue de Richelieu. L’équipe a pris pour habitude de se retrouver, en fin de journée, au café restaurant du Croissant à l’angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant.  Le soir du 31 juillet 1914, il fait chaud et les fenêtres sont ouvertes. Jaurès est installé, le dos à l’une des trois grandes fenêtres quand Raoul Villain l’abat. Le tueur expliquera son meurtre par le fait que Jean Jaurès aurait trahi son pays en combattant la loi des trois ans qui voulait augmenter la durée du service militaire. Jaurès était en effet un pacifiste et luttait contre la guerre, convaincu qu’un autre moyen d’entente pouvait être trouvé.

​Trois jours plus tard, les socialistes se rallient à l’Union sacrée. La guerre est déclarée

Le café, rénové, a été rebaptisé Taverne du Croissant, puis Bistrot du Croissant. Sur le mur extérieur la Ligue des droits de l’homme a apposé en 1923 une plaque sur laquelle on peut lire “Ici le 31 juillet 1914 Jean Jaurès fut assassiné”. Le café conserve dans une sorte de petit autel, un buste de Jaurès et les couvertures de L’Humanité datées des 31 juillet et du 1er août 1914. Quelques exemplaires du journal Le Bonbon trainent là.

Dans le bistrot du Croissant

Avec quelle rapidité le monde ancien s’est défait !

La rue Montmartre et ses transversales étaient le cœur du quartier de la presse, Les cafés étaient pleins de journalistes, d’ouvriers du livre, de crieurs de journaux, tous alliés malgré les conflits pour que le journal sorte à l’heure. L’Aurore a disparu en 1914, Le Matin ou le Petit Parisien ont fermé à la Libération pour collaborationnisme. Les difficultés financières de l’Humanité devenu un journal communiste l’ont contraint à déménager à Saint-Denis.

Ma promenade d’ailleurs a moins été d’ailleurs une remontée dans l’histoire, qu’une rencontre avec quelques lieux qui symbolisent la presse du 19e-20e , des lieux qui font encore signe pour une mémoire clignotante avant que l’oubli ne recouvre tout.

Balzac, Honoré de, Illusions perdues
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_de_Girardin
https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/medias
Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès : L’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014, 384 p. (ISBN 978-2-262-03661-4BNF 43810210lire en ligne [archive])Jean-Pierre Rioux, « La dernière journée de paix », L’Histoire,‎ octobre 2003 (lire en ligne [archive]).

Belleville

A force de faire des billets sur les musées de rois collectionneurs, sur les châteaux des rois bâtisseurs, j’oublie de dire combien j’aime les petites maisons et les ruelles pauvres qui escaladent  les collines de Belleville

Belleville au début du 19e siècle était un village campagnard de 2500 personnes qui devait sa prospérité à la construction du mur des fermiers généraux. Comme on sait ce mur séparait Paris où on devait payer l’octroi et l’autre côté de l’enceinte où le vin était moins cher et où les guinguettes s’étaient multipliées. Vers 1830, on célébrait à Belleville  la descente de la Courtille. Dans la nuit du Mardi gras les danseurs de l’Opéra, des Variétés, les étudiants, les fils de banquier, etc., montaient avec les débardeurs de la barrière de Belleville. Après avoir bien bu, bien mangé, on dansait avec les grisettes, puis on s’aimait jusqu’au matin. A 6 heures, tout le monde se précipitait en costumes de fête et descendait en fiacres, cabriolets, chars-à-bancs, vers les boulevards.

A dix heures du matin tout devait être rentré dans l’ordre.

Si une grisette se retrouvait enceinte après la fête tant pis pour elle ! Il n’y aurait pas de prince pour l’épouser. D’ailleurs le héros de la descente était surnommé Milord l’Arsouille, symbole du riche encanaillé.

Gustave Doré. La Descente de la Courtille (Wikipédia)

Je me souviens du roman de Giono, Noé, et de son cireur de chaussures qui admire Milord l’Arsouille pour son mélange de mépris et de prodigalité, un homme capable selon lui « de distribuer les bonnes guinées de la Banque d’Angleterre en guise prospectus » (1974 : 661)

A la fin du 19e siècle, les ouvriers chassés par les démolitions d’Haussmann s’étaient relogés en partie à Belleville, ce qui avait transformé le village en quartier populaire. Le bâti n’était pas de bonne qualité. On avait souvent construit dans d’anciens vignobles disposés suivant  la pente du terrain avec les étroits chemins qui les desservaient. Bicoques branlantes, échoppes d’artisans et bistrots auvergnats sont le symbole de ce vieux Belleville. Mais dès les années 70, le cadre populaire avait peu à peu disparu.

Aujourd’hui, les dernières voies privées sont sauvegardées comme des trésors. Un passage rue des Pyrénées serpente entre des ateliers d’artistes, et des jardinets exquis cultivés en commun par les habitants. Les portails et les volets sont colorés. Même en décembre, on voit s’épanouir la dernière rose, les derniers soucis… Un jardinier déplante des tulipes. « Vous n’avez rien vu, Revenez au printemps ! ». Vous pourrez faire le tour de nos jardins. Regardez la carte. Il y en a dans tout le 20ème ».

En chemin, on croise un regard, petite construction qui servait à vérifier la qualité de l’eau ainsi que la bonne marche des conduits. Je recopie ce que j’ai trouvé sur le site d’ »histoires de Paris » sur les regards.

Le Regard Saint-Martin. 42 rue des Cascades et son inscription latine

Pour récupérer l’eau de Belleville qui alimentait l’Est de Paris, on utilisait la structure des couches de la colline. En effet, une première couche de sable laissait infiltrer l’eau, qui ensuite rencontrait une pierre imperméable. Là, avec des pierrées et des galeries souterraines, on la récupérait. Aussi, pour contrôler les installations, des regards furent édifiées à différents endroits de la colline. Par le passé, la colline de Belleville comptait une quarantaine de regards. Ils étaient situés en haut du tracé mais aussi tout le long du passage des galeries. Ce système fut utilisé tout au long du Moyen Age et ensuite. Il fut abandonné progressivement entre les 18e et 19 siècle. Celui de la rue des Cascades comporte une inscription en latin, au-dessus de la porte dont voici la traduction :

« Fontaine coulant d’habitude pour l’usage commun des religieux de Saint-Martin de Cluny et de leurs voisins les Templiers. Après avoir été trente ans négligée et pour ainsi dire méprisée, elle a été recherchée et revendiquée à frais communs et avec grand soin, depuis la source et les petits filets d’eau. Maintenant enfin, insistant avec force et avec l’animation que donne une telle entreprise, nous l’avons remise à neuf et ramenée plus qu’à sa première élégance et splendeur. Reprenant son ancienne destination, elle a recommencé à couler l’an du Seigneur 1633, non moins à notre honneur que pour notre commodité. Les mêmes travaux et dépenses ont été recommencés en commun, comme il est dit ci-dessus, l’an du Seigneur 1722 »

Je rêve d’ouvrir la porte de cette maison des eaux… Mais on avance, on passe les ruelles en escaliers qui ont pris la place des rigoles orientées selon la pente, du temps où on cultivait du raisin par ici.

Certaines rues sont vouées au Street art.

Mosko : Tigre aux papillons ; 31 rue du Retrait

Il n’est pas rare de rencontrer des artistes en train d’installer une œuvre qui sera à son tour recouverte par une nouvelle fresque.

Nous voici en haut de Belleville. A nos pieds, la brume du soir transforme le bas de la ville en matière fantomatique. C’est seulement sur les façades hautes que luisent encore des plaques de lumière qui découpent des étagements de cheminées.

Cette promenade est à faire un jour de beau temps. Vers la fin décembre, lorsqu’ on arrive à 17h au sommet du parc de Belleville, la tour Eiffel se détache sur les couleurs orange du soleil couchant. Ce soir-là le jardin était déjà fermé. Deux jeunes filles en costume sombre regardaient la nuit arriver, les oreilles d’un jeune homme avaient la teinte corail du crépuscule. Les spectateurs ne se lassaient pas d’admirer le dernier rayonnement du jour dans l’air vif de décembre. Ils étaient magnifiques.

J’aime cette belle jeunesse qui se moque du monde cruel et du manque d’argent, qui vit de petits boulots et d’intermittence ! Elle vient jouir gratuitement de la terrasse la plus élevée de Paris avant de se réfugier dans « Mon Cœur Belleville », ou aux « Bols d’Antoine » dès qu’elle a trois sous.  Les anciens habitants se contentaient des p’tits noirs ou du vin rouge dans des bougnats. Les nouveaux commandent des boissons au gingembre et au citron, des tartes « au citron déstructuré » au basilic…  Ils discutent passionnément d’écologie et de Me Too comme ceux d’avant discutaient de marxisme, des surréalistes, d’antiracisme et du mouvement de libération de la femme.

Quelques lectures

Braquet, Maximn « La Descente de la Courtille », https://www.des-gens.net/La-descente-de-la-Courtille

Doré, Gustave, 1860, La Descente de la Courtille https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Descente_de_la_Courtille,_vue_par_Gustave_Dor%C3%A9,_1860.jpg

Giono, Jean, ([1962]1974), « Noé », Œuvres, Paris Gallimard, Pléiade.

https://www.histoires-de-paris.fr/regard-saint-martin/

https://somanyparis.com/2013/02/04/street-art-le-safari-urbain-de-mosko-et-associes/

Albert Kahn, le banquier philanthrope, en son jardin

Impossible d’aller au jardin Albert Kahn sans s’intéresser à l’identité de son concepteur. On ramasse des renseignements sur internet. On invente un peu.  Un homme réapparait. Sur l’unique photo qu’on trouve de lui, il est presque chauve, trapu. Il cligne des yeux en nous regardant.

Abraham Kahn naquit le 3 mars 1860 à Marmoutier, dans le Bas-Rhin. Son père exerçait le métier de marchand de bestiaux comme faisaient beaucoup de juifs dans l’Est. Sa mère décéda alors qu’il n’avait que dix ans. Après la défaite de 1870, l’Alsace-Moselle fut annexée par l’Allemagne Afin d’éviter de prendre la nationalité allemande, la famille déménagea dans la Meuse. A 16 ans, Abraham Kahn partit pour Paris ; il changea son prénom pour celui d’Albert.

Les actions philanthropiques d’un des hommes les plus riches de France

Il prit d’abord un petit emploi dans un magasin de confection de vêtements, puis entra comme commis à la banque de lointains cousins doués pour les affaires, les frères Charles et Edmond Goudchaux. Grâce à sa perspicacité et à son énergie il accéda rapidement au poste de fondé de pouvoir. L’occasion, le hasard, l’audace qui pousse à profiter des occasions, le servirent. En 1893, il devint riche en spéculant sur les mines d’or et de diamants d’Afrique du Sud. Parallèlement, il plaça de l’argent dans des projets industriels et des emprunts japonais et sud-américains. En 1892, il s’associa aux Goudchaux, puis monta sa propre banque en 1898. Il avait 38 ans.

La nécessité de gagner sa vie l’avait privé d’études. Cette blessure le poussa à chercher un répétiteur qui puisse l’aider : il devint en 1879 le premier élève d’Henri Bergson, fraîche­ment entré à l’École normale supérieure, passa le baccalauréat de lettres, puis de sciences, obtint une licence de droit. Les deux jeunes gens se lièrent d’amitié. Plus tard, Albert Kahn s’honorera aussi de compter Rabindranath Tagore parmi ses proches. Leur humanisme rejoignait et éclairait le sien.

Il trouva ce qui pouvait donner un sens à sa vie en encourageant un réseau d’élites éclairées à œuvrer pour le rapprochement des peuples. Dès l’année 1898 où il fonda sa banque, ce furent les « Bourses de Voyages Autour du Monde », données à l’Université de Paris pour permettre à de jeunes agrégés de réaliser un voyage de quinze mois dans un pays étranger… « Ne vous noyez pas dans les livres, disait-il. Prenez un paquet de cigarettes et partez… ». En retour, on demandait aux boursiers un rapport sur leur expérience :

aussi n’ai-je pas eu pour objet de rendre service à ces jeunes gens personnellement (…) je voudrais plutôt qu’ils se sentent investis d’une mission patriotique et humanitaire (Les boursiers de l’Université de Paris, p. ll, 1904).

L’ancêtre des bourses Erasmus en quelque sorte, mais un système précurseur élitiste de luxe, car les boursiers désignés touchaient chaque mois l’équivalent du salaire d’un professeur en fin de carrière ! A partir de 1905, Albert Kahn ouvrit ces bourses aux femmes agrégées à condition qu’elles voyagent à deux dans des pays limités à l’Europe et aux États-Unis. Sur cette lancée, il créa la Société Autour du Monde en 1906, afin de favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale. Evoluant peu à peu du nationalisme des débuts à une vision soucieuse de défendre l’unicité et la diversité de l’expérience humaine, il ouvrit les bourses Kahn aux Japonais (1907), puis aux Allemands (1908), aux Britanniques (1910), aux Américains (1911) et aux Russes (1913). Ils seront 76 boursiers étrangers à bénéficier de ce dispositif. En 1916, il fonde le Comité national d’études sociales et politiques, où des intellectuels sont chargés d’éclairer les autorités par des travaux d’analyse, puis un premier centre de documentation sociale à l’Ecole Normale Supérieure en 1920. En 1918, il publie un recueil d’aphorismes en faveur de la prévention des conflits, intitulé Des droits et devoirs des gouvernements…

Par ailleurs, il se préoccupe d’assistance aux populations civiles victimes de la guerre avec la création du Comité du secours national  (1914) qui servira des millions de repas.

En 1908-1909, Albert Kahn, son chargé d’affaires Maurice Lévy et son jeune chauffeur Albert Dutertre (à qui il avait fait donner des cours de photographie), avaient embarqué à bord du paquebot Amerika pour un tour du monde qui allait durer un an et demi. Albert Kahn se passionne pour les images… À son retour il lance à partir de 1909 un projet d’inventaire visuel du monde, les Archives de la planète.

Une douzaine d’opérateurs, envoyés dans plus d’une cinquantaine de pays en ramènent 72 000  plaques autochromes qui permettent la photographie couleur, 180 000 mètres de pellicules cinéma et 6 000 plaques stéréoscopiques noir et blanc. 

Voici une photo prise par Stéphane Passet, un des opérateurs aventuriers recrutés par Albert Kahn. Le musée a eu la bonne idée de mettre toute la collection à disposition du public (https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete)

Stéphane Passet. Thessalonique, Camp de réfugiés de Strumica (1913) Musée Albert Kahn (A 3844)

Il y a une contradiction angoissante entre le métier d’Albert Kahn et ses choix de mécène. Sa fortune vient des rapports sociaux d’exploitation qu’il a aidé à se développer à l’échelle mondiale ; les archives documentent le monde au moment où ce même capitalisme le voue à la disparition.

Et ses croyances en une conversion du monde à la paix et à la coopération paraissaient naïves alors que le 20e siècle s’enfonçait dans des crises de plus en plus violentes, mais n’avait-il pas raison de protester par avance :

Les générations futures se demanderont avec stupéfaction comment une catastrophe comme celle d’aujourd’hui a pu se produire, englobant toutes les nations. Comment une grande portion de la richesse de la Terre a pu être anéantie….

Les Jardins du monde

Dans le temps de sa vie où il pouvait tout acheter, Albert Kahn avait rêvé d’un jardin représentant les paysages du monde. Il avait acquis peu à peu quelques hectares à Boulogne. Les travaux commencèrent en 1895 sous la direction de Louis Picart.

Né en Alsace, Albert Kahn voulut recréer une forêt lorraine d’épicéas et de sapins et la parsema de blocs de granit rapportés par train ; il eut aussi son bois alsacien, des pins au milieu de blocs de grès (forêt vosgienne).  

Il fit installer une forêt bleue avec son marais, ses cèdres de l’atlas et ses épicéas du Colorado.

Il lui fallut son jardin anglais qui s’achevait en prairie (la prairie qui en était parsemée nous a obligés à chercher sur internet le nom de la fritillaire pintade. Un chef jardinier ne suffisait pas. Il confia à Henri et Achille Duchêne le soin d’ajouter un jardin français qu’il disposa en face d’une serre spectaculaire qui est aujourd’hui, en trop mauvais état pour abriter des collections

Fritillaire pintade, 480px-Fritillaria_meleagris_LJ_barje2.Flora Incognita

Le jardin à la française devant la serre

Le souhait de Kahn de n’avoir des fleurs que d’une seule couleur autour du carré vert de la pelouse est toujours respecté. En 2023, les quatre parterres sont orange.

Précédé par une roseraie qui fleurira plus tard, le verger se réveille doucement ; même si je préfère des pommiers et des poiriers plus exubérants, j’admets que la taille géométrique est remarquable.

Après le jardin français, le jardin japonais offre les charmes de l’asymétrie. De l’évocation voulue par Albert Kahn, il reste seulement quelques vestiges dont un pavillon de thé (où sont organisées des cérémonies du thé) et des ponts de bois. Le jardin a été recomposé en 1990 par le japonais Fumiaki Takano qui a voulu symboliser la vie d’Albert Kahn : sa naissance est évoquée par un cône de galets. Son enfance difficile représentée par un cours d’eau tumultueux. Sa période de réussite représentée par un large étang principal où des carpes se prélassent.

Le royaume des carpes au pied d’une butte couverte de rhododendrons et d’azalées

Des blocs de schiste rose en vrac sont une allégorie du krach de 1929 qui brisa la fortune de Kahn et sa mort est représentée par une spirale dans laquelle l’eau s’engouffre. Le long du pont rouge de Nikko, des murailles faites de cailloux empilés figurent les Archives de la planète.

Nous visitons le parc un jour où le ciel est blanc comme c’est souvent le cas en Asie. Ce ciel, ces feuilles qui luisent doucement parce qu’il a plu la veille vont particulièrement bien au jardin japonais. L’averse a défleuri les camélias et répandu leurs pétales sur le sol et cela fait, je crois, partie de la beauté du jardin.

La fin d’Albert Kahn et la naissance du musée

Le Département de la Seine a acquis en 1936 la proprié­té et les collections d’images d’Albert Kahn. Le domaine et les collections photographiques sont ensuite passés au département des Hauts-de-Seine. Dans les années 1980, un musée est créé afin d’étudier et de conserver les collections.

En 1936, bien que ruiné, Albert Kahn avait été autorisé à demeurer dans sa grande maison du fond du jardin,  quasiment vidée par les huissiers.

Était-il effondré de voir une deuxième guerre atroce se profiler, alors qu’il avait tant lutté pour la paix ? Était-il angoissé pour lui-même ou se croyait-il protégé par la générosité dont il avait fait preuve toute sa vie ? Il venait de se faire recenser comme Juif, obéissant au décret d’octobre 1940. Du moins, il mourut libre le 14 novembre 1940. J’aime à l’imaginer un peu consolé par le jardin qui défait arbres et plantes en automne pour mieux préparer la renaissance du printemps. Peut-être était-il trop diminué pour réaliser le sort qui l’attendait. A sa mort, redevenu un Juif pour le gouvernement de Vichy, il fut jeté à la fosse commune.

Quelques textes et documents

Les boursiers de l’Université de Paris, 1904, Autour du monde par les boursiers de l’Académie de Paris, Evreux, Charles Herissey,  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k370162d/f140.item

Clet-Bonnet,  Nathalie , 1995, « Les bourses Autour du Monde. La fondation française (1898-1930) », dans Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (dir.), Albert Kahn (1860-1940). Réalités d’une utopie, Boulogne, Musée Albert-Kahn, 1995, p. 137-152.

Tronchet Guillaume, Les bourses de voyage ”Autour du Monde” de la Fondation Albert Kahn (1898-1930) : les débuts de l’internationalisation universitaire » dans  Christophe Charle, Laurent Jeanpierre. La vie intellectuelle en France Des lendemains de la Révolution à 1914, Seuil, pp.618-620, 2016, 9782021332742. ffhalshs-01366522f

https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete

Paris-Avranches. Aller-retour

Nous sommes allés voir nos enfants à Avranches. Huit jours d’accalmie loin des orages sociétaux qui s’abattent sur Paris. On a quitté les entassements de poubelles, les graffitis appelant à la désobéissance au nom du droit à vivre des années heureuses de retraite, la tension palpable dans les rues.

Paris mars 2023. Grève des éboueurs contre l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites

En Normandie, les gens commentaient le printemps qui n’en finissait pas d’hésiter. De fait, un jour, il était là ; le lendemain, l’hiver menaçait de griller les repousses. A Paris, l’hiver ne me dérange pas. C’est un intermède entre deux espaces de chaleur, métro, appartements, cafés… Ici, le froid paraît plus mordant. Les ramilles des grands chênes sont encore nues et ne montrent qu’une dentelle noire.

Les arbres en mars

Il fallait s’approcher des saules pour voir les chatons qui avaient l’air de sortir de baguettes, mais quand même, les talus sont couverts de primevères. Les jonquilles commencent à défleurir et à leur tour les stellaires (je ne suis pas sûre du tout du nom) envahissent les talus. Je me demande pourquoi les fleurs de mars sont blanches et jaunes dans ce pays et pourquoi il faut attendre mai pour les coquelicots ?

Ce mois, premier mois de l’année, porte le nom du dieu de la guerre puisque les offensives militaires sont à nouveau possibles après la trêve hivernale.

On attendait la pluie et personne ne s’en plaint. Les Normands devenus experts en nappes phréatiques, savent qu’il n’y a pas assez d’eau pour bien passer l’été.

Stellaires

A la ferme, le seul défilé était celui des poules.

Le Défilé des poules

Les habitants donnaient l’impression de vivre, pas de survivre. Le temps n’était pas un problème. Le barbecue durerait ce qu’il durerait pour avoir de bonnes braises ! Et s’il fallait déjeuner à trois heures, ça laissait du temps pour la conversation.

Hasard de cette famille, sans doute. Mais c’était bien d’oublier la pression des horaires.

Nous  voici de retour à Paris. Mon logement n’a rien à voir avec une maison de famille où se sont déroulées les histoires de sept générations, inséparables de l’amour du lieu. Pas de chambre d’enfant tapissé de papier peint bleu pâle aux motifs fleuris ; pas de petits guéridons qu’on a toujours vus avec une pile de journaux, pas de buffets trop gros dont on ne se séparerait pour rien au monde, ni de grand-mère assise dans un fauteuil jaune qui attend éternellement votre arrivée. Comme beaucoup de gens des villes, j’ai déménagé plus de dix fois. Je suis passée de la Bretagne, à la région parisienne, à Nice, puis à Aix-en-Provence, avant de revenir à Paris. Je ne sais pas répondre à la question : « D’où-es-tu ? ». Je n’appartiens à aucune région. Mais tout de même, je vis depuis plus de 25 ans dans cet appartement et j’ai l’impression de rentrer chez moi quand j’ouvre la porte. Oserais-je écrire que j’appartiens à l’appartement. Hasard de mots qui ne sont pas apparentés : appartement vient du latin pars apparenté à partiri qui signifie « diviser » . C’est une partie d’un grand logis », explique Furetière au 17ème siècle ; Appartenir vient du latin pertinere « s’étendre de façon continue », « s’appliquer à, tendre à ». De là, le sens moderne « être la propriété de ». L’évidence de leur forme les rapproche pourtant.

Le défilé du Nouvel an asiatique

Il fait très froid. Un brouillard humide a envahi les rues. Si ça continue comme ça Paris va s’immobiliser dans le gel. Mais nous sommes le 22 janvier, jour du défilé du nouvel an asiatique dans le Marais. Vers 15h30, des Parisiens et des touristes venus des quatre coins de la capitale se pressent à la sortie du métro Arts et Métiers pour voir passer le défilé. Les couleurs envahissent les rues : rouge des lampions et des banderoles pour ramener la joie, jaune d’or des costumes, pour rappeler le soleil.

Ce sont de belles images, mais je connais très mal les récits qui les sous-tendent.

Le dragon, par exemple. Je sais seulement que c’est un dieu qui veille sur les pluies bienfaisantes ; il symbolise la richesse apportée par les pluies, la sagesse et le pouvoir. Son image brodée sur les costumes de cérémonie représente l’autorité impériale. La fonction du dragon ne ressemble en rien à celle du dieu des monothéismes,  créateur de l’ensemble du monde, soucieux d’imposer ses commandements. J’imagine que dans un pays agraire, le dragon incarne la fin du monde confiné de l’hiver, la puissante énergie reproductrice du printemps… Nous attendons son passage. Plus le dragon est long, plus il porte chance. Bon ! Celui du Marais est modeste, ses « porteurs » assez placides et ce dragon de rue apparaît comme un dieu de théâtre, mais il transmet la joie

Religion ? Parade de carnaval, je ne sais pas trop ?

Marche du dragon. Paris 2023

Le défilé est organisé par corporations. Les participants sont rangés sous des bannières de commerçants. J’imagine  que ces associations paient les tenues de parades et peut-être même les jeunes gens qui scandent la marche en tapant tout l’après-midi sur leurs tambours et leurs cymbales…

Banderoe, tambour et cymbales

Ne sont-ils pas payés ces « échassiers » qui rencontrent un franc succès et tous ceux qui grelottent dans leurs costumes pailletés et font bonne figure ?

Les échasses

Chaque confrérie rivalise d’imagination. Voici une réinterprétation motorisée de la chaise à porteur pour promener une élégante avec sa coiffure surmontée d’une couronne de fleurs, et voici un enfant dans un pyjama de cérémonie, recouvert d’un grand col brodé et d’un gilet rouge.

Elégante avec sa coiffure de fleurs accompagnée par des pandas
Petit prince sur son trône

Des bambins bleus balancent leurs lanternes rouges en agitant des têtes de lapins d’eau (car nous entrons dans l’année du lapin d’eau, qui selon les astrologues devrait être une année de « yin », incitant à la réflexion et à l’introspection)

Enfants aux lanternes

Des papillons de satin agitent doucement leurs ailes jaunes et roses :

Le papillon jaune

En tout cas, les Chinois de Paris se chargent de remplacer les anciennes fêtes populaires des Parisiens et le font avec une gentillesse et une fantaisie qui font du bien. Oublions le monde transitoire et angoissant qui est le nôtre, Bonne année, bonne année du Lièvre d’eau !

新年好 Xin Nian Hao, 

La Sorbonne Nouvelle s’installe avenue de Saint-Mandé

Dans le haut de l’avenue de Saint-Mandé, on croisait des ombres frileuses qui se hâtaient de rentrer après leurs courses de la rue du Rendez-Vous. Les trottoirs étaient vides sauf à la sortie des classes. En dehors de ces moments d’animation, on rencontrait bien quelques chiens accompagnés de leurs maîtres, ou quelques propriétaires prévoyants qui avaient pris rendez-vous avec le notaire. Mais on se sentait très loin dans cette avenue, silencieuse, alors qu’elle est proche de la place de la Nation, du mouvement des voitures, du bruit des clients des cafés, des grands cris les soirs de match à l’Irish Pub Nation, des grognements des sans-abris seuls sur leurs bancs et des appels des cargaisons d’Italiens que les cars débarquaient devant le supermarché.

Ce que l’avenue de Saint-Mandé avait de plus remarquable à part ses beaux platanes selon moi, c’était la vitrine des Cordistes Savoyards, spécialisés dans les travaux en hauteur, et que j’imaginais tout juste descendus des sommets alpins pour réparer les gratte-ciel parisiens.

L’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris3) vient de déménager cet automne au coin de l’avenue Saint-Mandé et de la rue de Picpus. Elle a quitté un bâtiment amianté pour de nouveaux locaux tout en courbes, conçus par l’architecte Christian de Portzamparc. Le campus est plutôt agréable : le regard glisse entre les bâtiments, confronte des plans, le premier ondule légèrement pour mieux contraster avec l’arrière-plan raide que l’on voit par une brèche.

Sorbonne Nouvelle. Avenue Saint-Mandé. L’Accueil

Ça et là quelques touches de couleur et une passerelle transparente, formule obligatoire pour lier des bâtiments entre eux

Sorbonne Nouvelle-Arrondi du premier plan et arrière-plan rectiligne

L’hiver est enfin arrivé et il fait un froid coupant à cause du vent, aussi les étudiants ne traînent pas devant l’entrée. L’été, on les retrouvera assis sous les platanes de l’avenue de Saint-Mandé à moins qu’ils ne préfèrent les bains de soleil sur les pelouses de la place de la Nation. Cafés et fast-foods commencent à ouvrir rue de Picpus. La rue sera bien plus gaie…. Peut-être qu’à terme,  les pharmacies et les audio-prothésistes seront un peu moins nombreux et que des restaurants à trois sous s’installeront.

La bibliothèque du campus accessible à tout le quartier est confortable : luxe inattendu des niches isolées entre les bibliothèques où on peut lire tranquillement devant une fenêtre.

Tout irait bien s’il n’était pas apparu le jour de la rentrée que l’université était trop petite et qu’il allait falloir faire des cours dans la salle de théâtre ; qu’on allait devoir louer des salles dans le quartier, et que les cours « en distanciel » qui avaient démoralisé les étudiants pendant deux ans de covid allaient recommencer. La logique aurait voulu qu’on affecte à l’université la tour cylindrique qui abritait l’Office national des forêts récemment désaffectée, juste à côté. Le surcoût aurait été absorbé car la location coûte cher au long des années, mais l’Etat brade ses biens à des promoteurs.

Les autorités de Paris 3 avaient signé sans méfiance le déménagement de Censier à Nation parce qu’il fallait absolument désamianter les locaux. La santé du personnel était menacée et les vieux docteurs de la médecine du travail cherchaient les cancers de la plèvre et du larynx une fois par an. Il n’était pas question de revenir dans les anciens locaux. La vente financerait les travaux !

Mais à peine le déménagement terminé, on apprend que les locaux une fois désamiantés seront attribués à sa vieille rivale Sorbonne Université, ainsi qu’à la faculté Assas. Que s’est-il passé ? J’imagine le désappointement de l’équipe qui dirige l’université. Est-ce que la Sorbonne Nouvelle- Paris 3 ne pouvait pas gagner contre Paris 4 parce que l’université était réputée plus frondeuse que sa concurrente ? Est-ce que le gouvernement préférait donner les coups de pouce nécessaires pour dégager quelques universités de réputation internationale. La Sorbonne nouvelle était trop petite. Ses chercheurs enseignaient bon an, mal an, mais ils n’étaient pas assez mobilisés sur des alliances internationales, capables de séduire les représentants du gouvernement. J’imagine que les universitaires de Paris3 Nation vont continuer à travailler tranquillement et que les plus ambitieux changeront d’université.

Et les gens du quartier comment voient-ils l’arrivée des étudiants ? « Je m’inquiète un peu m’a dit une cliente de la libraire des Champs magnétiques de la rue du Rendez-Vous. J’aimais bien ma tranquillité ». « Le quartier sera enfin vivant » a répondu une autre.

A la recherche des maisons rouges

Cette année, la brume froide a attendu pour se poser sur Paris, puis la ville a fini par retrouver le ciel gris de l’automne, comme si on avait besoin de ça alors que dure la guerre d’Ukraine, que s’envole l’inflation, que redémarre le Covid… et on pense inévitablement  à Aragon qui se désespérait après Baudelaire de ces gris terribles de l’automne :

« Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois… » Aurélien (ch 10)

Paris a des couleurs

Est ce par refus des longs mois sans soleil que quelques architectes ont bâti des bâtiments colorés ou par détestation de la sobriété bourgeoise ? Quand on parcourt seulement les avenues d’Haussman, on croit que la ville est entièrement grise, mais tout Parisien sait qu’on y voit davantage de couleurs qu’on l’imaginait. Je suis surtout sensible aux rouges et d’ailleurs je suis persuadée qu’il n’y a pas de meilleur anti-gris. Plein de langues l’affirment. Le rouge est la couleur par excellence en russe : la place Rouge de Moscou  (Krasny = красный, « rouge ») n’est pas une place révolutionnaire, mais une belle place (krassivy « красивый ») car la langue russe rapproche la beauté et la couleur rouge dont la plénitude réjouit tout un chacun.

Ce n’est pas si loin de l’espagnol qui utilise la même racine pour rouge et coloré, colorado. Le savant Michel Pastoureau explique la prépondérance du rouge par le fait que ce sont les pigments de la terre ocre-rouge que l’homme a su maîtriser en premier avec le noir du charbon de bois. Le rouge se retrouve dès la préhistoire, dans l’art paléolithique.

Pour lutter contre l’hiver, j’ai décidé de chercher les immeubles rouges dans les rues de Paris-la-grise.

Les briques tendres du début du 17e siècle

Les places royales sont plutôt roses. Ainsi la place des Vosges voulue par Henri IV avec ses façades de briques encadrées de pierres blanches.

Un des bâtiments de la place des Vosges depuis la rue de Birague

Un peu moins connu, l’hôpital Saint-Louis (1610) conçu par Claude Chastillon, l’architecte de la place des Vosges, avec sa cour carrée, entourée par des bâtiments de brique et de calcaire.

Hôpital Saint-Louis. Le même décor de briques et de pierres, signature du premier tiers du 17e siècle

Les habitations à loyer modéré (HBM) : la brique, la brique !

La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle sont de grands moments où les architectes ont travaillé avec la brique. Je commence par Hector Guimard. Agé de 27 ans, encore inconnu, il construit le Castel Béranger au 14, rue La Fontaine, entre 1895 et 1898. Ce fut le début de l’Art Nouveau dont les caractéristiques premières sonl mélange de matériaux briques, pierre, meulière, grès flammés, fer forgé et les courbes florales.

Castel Béranger, Guimard. 14 rue Jean-de-La-Fontaine, 16e. La cour intérieure

L’immeuble est aussi la première réalisation à loyer modéré et il est remarquable que l’architecte s’y installe (combien d’architectes vivent aujourd’hui dans les HLM qu’ils dessinent ?).

C’est surtout dans les années 1920 à 1939 qu’on édifie des immeubles habitables par des couches populaires, (aujourd’hui vendus à prix d’or) qui faisaient une ceinture rose, beige, brune près des boulevards des Maréchaux. 40 000 logements furent construits et 120 000 personnes ont pu quitter leurs masures des fortifs et des banlieues proches. On trouve aussi ces HBM dans quelques espaces disponibles du centre-ville.

La brique s’est imposée parce que c’était un matériau économique, mais les architectes retrouvaient leur liberté dans les détails : ils ont donné un rythme à leurs façades en jouant des contrastes de couleurs:

Square Delormel (14e) : jaune, rouge, jaune
101 boulevard Jourdan (14e)

Ils ont dessiné des encorbellements dignes de palais :

… ajouté escaliers et loggias

115 boulevard Jourdan

La brique n’était pas réservée au petit peuple. Au hasard des promenades voici, en face du cimetière du 14e arrondissement, le 21-23 rue Froidevaux. Georges Grimbert a dessiné cet immeuble en 1929.

21-23 rue Froidevaux

Ce bâtiment possède de larges baies vitrées, sur trois étages, qui éclairaient des ateliers occupés par des artistes dans l’entre-deux-guerres. Autour des fenêtres la brique laisse place à des mosaïques.

L’Institut d’Art et d’archéologie, 3 rue Michelet : du béton et des briques à la mauresque

L’Institut d’Art et d’archéologie est un édifice étonnant construit entre 1925 et 1928 afin d’abriter l’immense bibliothèque d’histoire de l’art du couturier Jacques Doucet, ainsi que des salles de cours pour les étudiants en art et histoire de l’art de l’Université de Paris. Jacques Doucet, a su engager pour sa bibliothèque Breton puis Aragon avec qui la collaboration durera jusqu’à l’entrée d’Aragon au parti communiste.

Aujourd’hui, le jardin de l’Observatoire est tout nu et ne cache rien de la large façade de style « mauresque » de Paul Bigot. Je ne sais de cet architecte normand que ce qu’en dit Wikipédia, un érudit qui a réalisé un grand plan de Rome au 4e siècle et qui s’est spécialisé dans les monuments funéraires. Mais qui sait quels rêves habitent un architecte, le soulèvent au-delà du destin d’un concepteur de monuments aux morts et fait qu’on regarde encore son énorme palais de briques sombres ? Bien sûr, il y a les briques romaines qui ont bâti la Rome de l’Empire, mais d’où lui viennent les flammèches du haut du mur qui font penser, dit-on, à l’architecture musulmane sub-saharienne ?

Institut d’Art et d’Archéologie. Rue Michelet
Institut d’Art et d’archéologie. Entrée rue Michelet

Aujourd’hui, je cherche les immeubles dont le rouge est plus agressif.

Il y a belle lurette que l’immeuble déguisé en pagode par  M. Loo en 1926 ne fait plus scandale. Ses couleurs d’un rouge sombre chaleureux illuminent la rue au grand plaisir des passants.

La Pagode de Monsieur Loo rue de Courcelles

Je saute presque un siècle pour arriver à l’immeuble Garance du ministère de l’Intérieur au 18-20 rue des Pyrénées. Son côté rouge brillant est un peu estompé par les nuances des lattes, amarante, Bordeaux, framboise, et bien sûr le rouge garance qui lui donne son nom. Que penser cependant du matériau pauvre, et du dessin moitié jeu de cubes, moitié paquebot prêt à quitter le rivage, en l’occurrence le garage de la RATP qui précédait les bureaux du ministère et qui est dissimulé au sous-sol. On ne sait pas comment le bâtiment va vieillir.

20 rue des Pyrénées. Le Garance

Rue Antoine Bourdelle, les murs stridents d’une école de commerce vont du rouge  au jaune poussin.

Ecole de commerce de la rue Bourdelle 14e
Ecole de commerce (IStec) Paris 15e

Dans le 15e, près de la statue de la Liberté, on ne peut manquer l’hôtel Novotel Paris Tour Eiffel construit en 1976 (ex-Hôtel Nikko) et sa célèbre façade en damier :

Hôtel Novotel. Paris 1976

Voici l’inévitable immeuble du 31-33 rue de la Glacière. Rouge coquelicot, sans le moindre encadrement qui pourrait atténuer un peu ce rouge terrible.

31-33 rue de la Glacière

Je termine par un souvenir. Entre 2004 et 2018, un musée imaginé par Antoine de Galbert a présenté de grandes collections privées d’Art contemporain boulevard de la Bastille. Sa « Maison rouge » a définitivement fermé ses portes le 28 octobre 2018. Bien sûr, on n’aimait pas tout, mais c’était passionnant de découvrir les coups de cœur de vrais collectionneurs qui suivaient des artistes parce qu’ils aimaient leur travail et non pour faire de bonnes affaires.

La Maison Rouge, c’était mieux avant (photo Cristina Appel)

https://www.catherinedormoy.com/fr/home/projets/14-logements-sociaux-1238.html

Michel Pastoureau, 2016, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil.

Wikipédia, Paul Bigot,

https://passagedutemps.com/tag/pagode-du-48-rue-de-courcelles/

Le Joli Wax du marché Dejean

Le marché Dejean est ouvert tous les jours sauf le dimanche après-midi et le lundi. 

Quand on descend au métro Château Rouge en laissant derrière soi le boulevard Barbès pour se diriger vers la rue Poulet et le marché Dejean, les guides et blogs vous promettent un dépaysement absolu. Ce quartier, écrivent-ils, est quelque chose à part, une sorte de « mini-Afrique » (https://www.justacote.com/paris-75018/marche/marche-dejean-2497794.ht

En m’y rendant, j’imaginais donc un quartier spécial, isolé du reste de la ville. Rien ne distingue pourtant l’atmosphère de la rue Poulet où nous entrons, de l’atmosphère des rues voisines et les dames qui y promènent leurs bébés sont seulement plus nombreuses que celles qu’on croise dans mon quartier. Les coiffeurs afro et les boutiques de produits de beauté pour les peaux noires se retrouvent ailleurs dans l’Est de Paris, les magasins de téléphones sont partout.

Dans la rue Dejean (qui n’a que 70 mètres de long), les poissons, la viande, les fruits et légumes ne sont pas plus exotiques que dans les boutiques de la rue d’Avron, ou au marché d’Aligre. Manioc, gombos, piments, bananes plantain sont aussi chers d’ailleurs et, décidément les bouchers halal et leurs gros tas de viande ne m’attirent pas du tout.

Fruits et légumes au marché Déjean

Comme le marché n’a pas la magnificence exotique que j’imaginais, mon esprit désireux de découvrir un quartier à part m’oblige à m’intéresser à  des particularités moins évidentes. Grâce à Brigitte Rasolaina qui a mené des enquêtes à Dejean, je sais qu’est rassemblée dans ce petit espace une précieuse collection de langues à commencer par le lingala, qui sert de langue véhiculaire. Mais il faudrait savoir écouter, échanger, et les langues qui circulent me restent inaccessibles.

Pour entrer dans le quartier, il faudrait surtout comme dans chaque quartier de Paris, nouer des connaissances avec les commerçants, s’intéresser aux qualités des gens. Quand j’ai demandé comment préparer les plantes que je voyais dans une cagette, le vendeur d’herbes pourtant inoccupé, m’a expédiée à la va-vite: « C’est comme des épinards », et il a cessé de se préoccuper de moi. Les commerçants de mon marché discutent recettes quand ils ont le temps. A vrai dire ils discutent de tout et de rien, du temps qu’il fait, de leurs gros et petits ennuis, des manies des clients, des difficultés qu’ils rencontrent pour recruter des jeunes capables de rendre la monnaie, ou des jeunes qui veulent bien se lever à 4 heures du matin par tous les temps, …  Mais alors, on ne cherche plus à trouver des signes pittoresques. On va au marché, c’est tout.

Le quartier Dejean m’est resté ainsi inassimilable. J’ai vu la pauvreté au lieu de la féérie équatoriale que je croyais trouver.

Cependant rue Poulet, il y a la boutique de tissus wax que je cherche. Cela fait longtemps que j’aime les vêtements africains, leurs alliances de couleur vibrantes, roses de verroterie, mariés à des soleils orange et jaune, lignes crénelées noires et blanches cernées par des feuilles, cœurs d’hibiscus entremêlés…

A présent, c’est ma provinciale de fille qui se plaît à marier le wax (pour l’essentiel fabriqué en Hollande) et les tissus plus classiques, et qui m’envoie  chercher des coupons soldés.

La vitrine de Wax Joli Afrique suffit à illuminer la rue et le commerçant nous aide à dénicher des coupons sans donner l’impression que nos achats modestes lui font perdre son temps (Cela change des rugueux échanges avec les vendeuses du Marché Saint Pierre et de Reine, longtemps des hauts lieux du tissu bon marché, qui, en augmentant leurs prix, ont perdu leur attrait pour des couturières d’occasion).

Wax Joli Afrique, 30 rue Poulet

Brigitte Rasoloniaina, 2012, Le marché Dejean du XVIIIème arrondissement de Paris, Paris, L’Harmattan.

Le pont Caulaincourt et le cimetière de Montmartre. Les vivants et les morts

Le pont Caulaincourt me donne l’impression de reculer vers une époque lointaine car il me rappelle un peu le Pont de l’Europe de Caillebotte, sans doute à cause des croisillons en forme de X qui rythment la rambarde, parce que l’ombre projetée sur le trottoir dessine des motifs qui prolongent le décor géométrique, et parce que la grande diagonale du pont occupe presque toute l’image transformant les passantes en silhouettes chargées d’exprimer la mobilité urbaine.

Pont Caulaincourt. Paris 18e
Caillebotte. Pont de l’Europe 1876 (version du musée de Rennes)

Le pont Caulincourt domine (et coupe en deux) un cimetière installé dans d’anciennes carrières de gypse. La première fois que j’y suis passée, le soir tombait. Les dernières lueurs du couchant éclairaient un amoncellement désorganisé de tombes. Le paysage paraissait tourmenté, avec des pentes sombres qui me semblaient des gouffres et les rares lumières des immeubles qui formaient une muraille autour d’un vaste amphithéâtre.

En plein jour, l’effet de viaduc dominant un paysage déchiqueté s’est estompé, mais reste cette rencontre saisissante entre le pont des vivants et le cimetière des morts.

Partie haute du cimetière de Montmartre

D’en-bas, on voit des tombes qui viennent toucher le tablier du pont.

Cimetière de Montmartre. Les tombes sous le pont

La construction n’a pas été de tout repos. La mairie de Paris souhaitait désenclaver la butte et le seul passage possible était le cimetière. Il fallait cependant déplacer les sépultures touchées par les travaux ce que refusaient les familles concernées, en particulier celle de l’amiral Charles Baudin qui adressa une pétition au Sénat. Le Sénat s’assembla, délibéra, réfléchit et vota la suppression du chantier en 1861. Il fallut attendre 1888 pour que les travaux démarrent et aujourd’hui le pont couvre une partie du cimetière.

Cimetière de Montmartre. tombes recouvertes par le pont Caulaincourt

Ce lieu de malheur est aussi un lieu de promenade. Quelques personnes prennent des photos du plan pour pouvoir retrouver les sépultures célèbres : le cimetière a été ouvert en 1798 et bien des écrivains, des peintres, d’autres artistes du 19e et du 20e siècles y sont enterrés, Stendhal, Alexandre Dumas fils, Zola, Beckett… Nijinski, la sœur de la Malibran, la compositrice et mezzo Pauline Viardot, des comédiens et des chanteurs comme France Gall sous une verrière, Dalida dont la statue en sainte vêtue de blanc surprend un peu…

De petits sentiers serpentent entre les tombes.

Nous ne fréquentons guère les morts célèbres, mais puisque nous sommes là , nous jetons un coup d’œil sur la sépulture des Goncourt. On croit souvent que les deux frères ont été des compagnons pour la vie, mais Jules est mort de syphilis a 40 ans et Edmond lui a survécu plus de 25 ans.

Profils des frères Goncourt sur leur tombe. Photo J-M. Branca

Je ne sais pas qui a voulu que son tombeau soit veillé par deux gardiens égyptiens. Hélas, le temps ronge aussi les tombeaux et je n’ai pas su déchiffrer le nom inscrit au-dessus de la porte.

Tombe à l’égyptienne

Il y a aussi des monuments spectaculaires comme celui de Delamare- Bischel, un édifice Art nouveau de pierre rose étalant ses grâces depuis la flamme du sommet, jusqu’aux formes en drapé du pied. Les historiens du cimetière donnent le nom de l’architecte, Boiret, mais les Delamare-Bischel ne leur sont pas connus.

Si ce tombeau a été voulu pour conquérir l’immortalité, c’est raté. L’histoire semble avoir oublié cette famille.