Les toits gris
Celle qui voyage est entrée et est ressortie de Chine, comme si elle avait essayé une robe puis l’avait rendue à la vendeuse en quittant la cabine d’essayage. Cette frivolité désinvolte fait, hélas, partie du tourisme… C’est le prix pour partir dans les lieux imaginaires dont nous rêvons. Un jour les rêves ne suffisent plus, ou bien, on a la chance d’être invité et on se réveille à Shanghai.
C., mon ami linguiste, a envoyé une étudiante à l’aéroport pour que je n’aie pas à me préoccuper de trouver un taxi, ou d’en négocier le prix.
Amielle (tous les étudiants de français adoptent un prénom plus ou moins inspiré des prénoms de France) m’attend dans la file de ceux qui agitent des pancartes pour récupérer leur étranger. Elle parle un excellent français et est très à l’aise. Nous traversons Shanghai pour rejoindre l’hôtel du campus. Près de l’aéroport, les bords des routes sont plantés de lauriers roses, de camphriers, des conifères qui sont peut-être des cryptomères. « – Amiel, pourquoi ce prénom ? » Je l’écris encore Amiel dans ma tête, par contagion avec la Lamiel de Stendhal. Elle m’explique que c’était tout simplement un des premiers dans les listes qu’elle avait à sa disposition et que son professeur lui a conseillé de féminiser la forme en Amielle. Pendant ce temps le taxi roule : nous empruntons d’immenses ponts autoroutiers qui surplombent les maisons d’habitation. Tout paraît fait pour faciliter la circulation automobile et nous traversons la moitié d’une ville de 19 millions d’habitants en cinquante minutes. Cette première vision de Shanghai est étrange. Je pense : il n’y a plus d’exotisme, seulement des villes plus ou moins modernes et celle-ci est une des plus avancées dans cette course à la verticalité. Quelle autre solution pour loger les multitudes qui fuient la campagne et viennent s’échouer dans le monde urbain ? Nous, Français, nous sommes seulement en retard.
On me laisse me reposer à l’hôtel (neuf étages, des chambres modernes ; une salle de douche impeccable ; un séchoir à cheveux à ma disposition). Vers 19 heures, C. viendra me chercher pour m’emmener dîner. Je regarde par la fenêtre qui donne sur une grande rue. Malgré le double vitrage, j’entends la rumeur permanente de la circulation. Juste en face, il y a un centre commercial surmonté par des appartements. Sur le fronton des idéogrammes rouges de la hauteur d’un étage. Je négligerai pendant dix jours de demander leur signification. Au premier étage, les affiches HP, Dell et Toshiba sont rédigées à la fois en idéogrammes et en Pinyin. C’est vrai ! J’avais oublié que les Chinois commençaient par utiliser une sorte de transcription phonétique en caractères latins pour apprivoiser leurs idéogrammes… Cette présence de l’alphabet achève dans mon esprit d’occidentaliser la ville.
Il faudra les premiers repas pour que je rencontre « l’ailleurs » qui me pousse au voyage. C. est venu avec sa femme qui, malheureusement, ne parle ni français, ni anglais. Chacune emmurée dans sa langue nous nous sourions ; nous ne pouvons rien faire d’autre. De temps à autre, un peu de traduction permet de communiquer a minima. Nous partons tôt pour un bon restaurant du quartier. Une hôtesse nous guide vers un salon privé, sans fenêtre, capitonné de satin grège. La composition du repas occupe longuement la femme de C.. Chaque service se caractérise par la diversité des légumes et des viandes qui se distinguent et se complètent pour former un ensemble harmonieux. Les serveurs n’amènent pas tout à la fois et je mange trop, ne sachant pas s’il s’agit de la totalité du repas ou des entrées… La base de la cuisine est shanghaienne et, si je connaissais les travers de porcs sucrés, je goûte pour la première fois les xiao long bao à la vapeur. En fin de cuisson, la base de ces petits pains en pâte de riz en forme d’aumônière est plongée dans des graines de sésame et rapidement grillée et quand on mord la pâte un bouillon parfumé et brûlant se répand dans la bouche. J’en mangerai pendant tout le séjour, seule dans une sorte de cantine, puis à nouveau avec C. et sa femme au restaurant Nanxiang Steamed Buns pour un repas entier où seule change la garniture de porc, de crevettes, de calamars, de légumes.
J’ai le même plaisir au petit déjeuner du lendemain. Dans le restaurant, les odeurs ne sont pas les odeurs familières du café ou du pain grillé et des viennoiseries, mais celles de la soupe et des légumes ; sur le comptoir des boissons, j’ai le choix entre le jus d’orange chaud – il ne faut pas mélanger un repas chaud avec des liquides froids – et le lait de soja. Chaque matin, les pains brioches cuits à la vapeur sont fourrés d’une nouvelle purée de légumes.
Amielle arrive un quart d’heure avant la conférence, pomponnée et juchée sur des talons aiguilles. Les étudiantes sont tantôt habillées à la japonaise avec des mini-robes de fillettes qui laissent voir leurs jambes fines, tantôt avec de longues jupes plissées dont les tons pâles paraissent un peu trop distingués pour notre goût. Nous parcourons les avenues ombragées du campus pour rejoindre l’institut de français. Après la conférence, les collègues du département m’emmènent déjeuner au restaurant des professeurs. On me fait goûter des plats de Canton.
En fin d’après-midi, je reviens d’un tour de quartier. Un haut parleur diffuse de la musique sur les allées du campus : les chansons (paroles chinoises et musique d’ambiance à l’occidentale) s’interrompent pour laisser place à la voix d’un journaliste. Je reconnais le débit des informations. De quoi s’agit-il, des nouvelles du monde ? Du pays ? Du campus ? Je ne le saurai pas.
Je me décide à partir seule au centre-ville. Pour la première fois j’affronte la rue et brusquement la sensation d’être étrangère m’envahit. Dans d’autres pays, même si mon langage ou ma démarche me trahissait, ce n’était pas aussi massif. Ici, je suis séparée des autres par mon visage avant même de bouger ; je le suis aussi par la langue. L’absence totale de repères est encore plus profonde qu’en Finlande où – au moins – le rythme général de la phrase paraissait familier et où, surtout, presque tout le monde avait des connaissances en anglais. Avant de m’adresser à quelqu’un, de montrer mon plan de Shanghai pour qu’on m’indique une station de métro, j’ai une hésitation et je dois prendre une profonde inspiration. Le jeune homme qui essaie de me répondre avec trois mots d’anglais me dit avec un grand sourire « Zidane ! Zidane ! », pour témoigner sa sympathie.
J’aurais cette impression d’étrangeté périlleuse pendant mes dix jours à Shanghai. Selon, les moments, j’essaierai d’entrer en contact avec les gens, ne serait-ce que pour acheter une soupe aux nouilles ou des gâteaux, ou bien je renoncerai à entrer dans un restaurant pour ne pas avoir à affronter l’échange élémentaire qui consiste à commander quelque chose sur un menu. Je dois aussi apprivoiser les distributeurs de tickets dans le métro. Heureusement la signalisation est un langage mondialisé : j’arrive sans encombre à prendre la ligne 10 jusqu’à East Nannjing Road et à gagner le Bund, c’est-à-dire le quai qui longe le Huangpu jiang.
Le Bund est une longue promenade de deux kilomètres au bord du fleuve. Son nom a l’air européen ; en fait, il vient de l’ourdou et signifie rive boueuse. Les Chinois appellent aussi cet endroit waitan, la berge des étrangers. Le Huangpu Jiang divise la zone-est de la ville en deux : du côté où je suis s’alignent les lourds bâtiments européens de l’ancienne concession, symboles d’une époque révolue. Sur l’autre rive, se dressent les tours futuristes de Pudong qui chaque année montent plus haut, symboles les plus évidents des succès chinois.
Entre les deux, des files de péniches et de barges circulent sur les eaux couleur d’huitre vert-marron-gris. On peut s’asseoir et rester là à regarder l’eau trouble, les péniches, les tours et la brume de chaleur qui empêche le soleil de briller. Comme dans sa peinture, l’espace en Chine est une profondeur dans la brume et non une perspective structurée par les nuages.
Je reviendrai une fois par beau temps sur cette jetée. Le gris, réverbéré par la surface des eaux est devenu un scintillement aveuglant et les jeunes femmes inclinent un peu leur parapluie-ombrelle pour protéger leur teint. Des couples se font photographier, elle en robe de mariée blanche ou rouge, lui en costume sombre. Nous essayons de prendre des poses simples. En Chine, une mariée gracieuse exagère ses gestes, relève ses voiles, écarquille les doigts en forme d’éventail, joue avec une ombrelle.
Aujourd’hui, l’œil peine à distinguer des nuages dans une vapeur sans forme jusqu’au moment où le vent de mer se lève et emporte au loin la pollution et les menaces de pluie.
La mendicité est sans doute interdite, car peu de gens tendent la main. Comme la surveillance est constante, la police n’a pas besoin d’intervenir pour faire sentir sa présence. Je prends la grande avenue commerciale, Nanjing Lu, première rue piétonne de Shanghai, disent les guides. Elle est noire de monde. La plupart des gens qui déambulent sont des touristes qui viennent d’autres régions de Chine et se ruent sur tout ce qu’on peut acheter. Les biens qui servent directement à vivre ont été remplacés par une consommation moins utilitaire, de vêtements de mode, de cosmétiques, de bijoux. Les marques mondiales de la mode occupent les vitrines, H et M, Diesel, D&G, Adidas, Gap, Nike, Ralph Lauren. Les tee-shirts ont presque toujours des inscriptions en français ou en anglais. Les images montent à l’assaut des façades ; les réclames de cosmétiques s’affichent partout : Nivea, Neutrogena, L’Oréal, Avon ou même des marques coûteuses comme Estée Lauder. Les photos du même type de visage, très occidentalisé, diffusent les nouvelles normes de beauté. Autour de moi, il y a partout des Chinoises blondes, rousses et frisées.
Beaucoup de visiteurs sont venus en groupe. Les guides hèlent leur troupe avec des mégaphones, les rabatteurs de magasins hèlent les clients avec des haut-parleurs. Les clients excités crient leur joie à tue-tête ou marchandent bruyamment ; le petit train passe en klaxonnant. Des flots de musique s’échappent des magasins. Les vendeurs de patins à roulette, de jouets électriques, de contrefaçons Rolex proposent en mauvais anglais leur camelote. Les corps se bousculent et j’ai l’impression de vociférations, sans doute parce que, dans une langue monosyllabique qu’on ne comprend pas, les échanges prennent facilement une allure agressive. Dans la foule immense, je me sens seule et déplacée. Être là n’a aucun sens. Je fuis vers le métro.
De retour à Jiangwan Stadium Station, je me repère aux silhouettes de flamants roses qui décorent la place. C’est l’heure où tous les tubes lumineux s’allument et les flamants brillent sur fond d’arbre bleu électrique. Tout autour de la place, les enseignes des hypermarchés clignotent déjà : des idéogrammes apparaissent et disparaissent. Je remonte l’escalier qui mène à Handan Road dans la lumière indécise du soir qui tombe ; la rue est bordée par de hauts immeubles sans grâce. Plus loin commencent les maisons basses où le linge accroché à de longues perches sèche sur les façades. L’on n’a pas encore allumé les lampes. Au milieu des ombres, des couples dansent un rock lent sous un haut parleur qui diffuse de la musique européenne. Un peu plus loin des vendeurs de brochettes ou de soupes attendent le client. Les embouteillages cessent peu à peu, mais les automobilistes font encore du bruit. Les chauffeurs chinois klaxonnent sans cesse pour signifier « Attention, j’arrive » ou bien « Je tourne », comme si le simple fait de se manifester leur donnait le droit de passer. De fait, un conducteur a priorité sur les piétons lorsqu’il tourne à droite et il n’hésite pas à se servir de son droit.
Il est cinq heures du matin quand je me réveille. Malgré le double vitrage, le grondement lointain de la circulation automobile a déjà repris.
Après la deuxième conférence, je suis repartie vers le centre de la ville. Shanghai est organisée en quartiers et au bout de trois jours, je commence à comprendre comment me diriger. Aujourd’hui, je m’aventure dans le lacis des ruelles de la vieille ville aux trottoirs encombrés de marchands assis à côté d’un petit tas de légumes ou de deux bassines dans lesquelles nagent des poissons et des crevettes. J’entrevois des maisons sordides, des cours surpeuplées, d’invraisemblables bicyclettes sur lesquelles on est parvenu à entasser le contenu d’une camionnette ! Plus loin, des gens ont sorti leurs chaises et se sont installés dehors pour parler. Ils ont vu tellement d’Occidentales qu’ils ne me dévisagent pas. Au contraire, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. Mon œil-appareil de photo fait des arrêts sur visages. J’observe, je dévisage intensément les gens et les rues, à la recherche de détails différents. Quelques-uns se détournent en sentant mon regard ; d’autres se renfrognent ou tout à coup sourient à l’objectif et prennent la pose levant les doigts en V de la victoire.
Un peu plus tard, je me repose dans un square. Malgré la densité de la ville qui grouille tout autour, c’est une zone de calme qu’habitent les oiseaux et les chats. Autant les premiers sont bavards, autant les seconds glissent de buisson en buisson sans faire de bruit. Les chats observent tout d’un air inquiet, et restent sur leur garde, comme s’ils n’étaient pas très sûrs d’être autorisés à vivre là.
Dans le parc, je rencontre des hommes qui pêchent ou qui jouent au mah-jong ; je rencontre aussi beaucoup de couples qui prennent des poses extravagantes pour se faire photographier. Des ramasseurs de feuilles que personne ne regarde cueillent une à une les feuilles mortes des pelouses.
J’ai emmené deux étudiantes, Sophie et Chloé, qui m’ont proposé leur compagnie, à la cérémonie du thé. Il s’agit d’une activité purement commerciale qui permet d’entrer dans une des jolies maisons du « vieux » quartier récemment reconstruit. J’avais déjà été accostée sur le Bund par un pseudo couple d’amoureux qui avait engagé la conversation uniquement pour m’inviter à l’accompagner. J’avais refusé et voici que sans y être poussée, je me suis conformée aux activités organisées pour les touristes. On a récemment reconstruit ce quartier, sans doute plus agréable que celui qu’il remplace. Les toits pointus aux bords recourbés sont là et les murs brun-rouge des pavillons de la même couleur que le canard laqué. Les rues sont propres et nulle odeur désagréable ne s’en élève. De quoi déranger mon idée de l’authenticité. À Shanghai, la plupart du temps, l’exotique est récent. Pourquoi en irait-il autrement ? Pourquoi faudrait-il que le différent soit antique ? De la terrasse où nous sommes installés on aperçoit les jolis toits de tuiles sombres des bâtiments d’en face. Qu’il s’agisse d’un toit ancien, ou d’une image de toit ancien ne change rien au pittoresque des photos qu’on peut en prendre.
Un groupe hongkongais a de même acheté quelques hectares de friche et refait à l’identique les maisons shikumen, fusion d’architecture occidentale et orientale du temps des concessions. Évidemment, comme dans toutes les villes du monde, les quartiers reconstitués ont été vidés de leurs habitants ; le petit peuple des quartiers populaires a été exilé dans de lointaines banlieues. Aujourd’hui ces résidences sont hors de prix et de nombreux restaurants, bars en terrasses, et boutiques de luxe, y sont installés. Les enfants des milliardaires y viennent et les touristes étrangers qui s’inventent une bulle préservée de la démesure de modernité. Ce passé recréé les satisfait, comme ont plu aux Européens du XIXe siècle les remparts, le pont-levis et le château de Carcassonne ou les gargouilles de Notre Dame plus médiévales que nature.
Une assistante nous a fait déguster successivement six thés différents qu’elle a prélevés dans des bocaux placés devant elle pour les faire infuser dans six théières. Dès la première théière prête, le thé était versé dans les bols de poupées qui avaient été placés devant nous. Il fallait alors sentir le thé avant de le boire. J’ai déjà oublié ce qu’il en était des variétés. Il y avait sûrement des thés verts, puis des thés noirs. Je ne sais plus ce qu’en a dit la jeune femme, pressée de se débarrasser de nous, dès lors que mes compagnes me protégeaient un peu contre les tarifs excessifs. Dans cette cérémonie si bien formatée, le plus pittoresque était l’éclosion de deux touffes fleuries (thé et fleurs séchés) dans deux verres à pied, prénommés Roméo et Juliette. On ne pouvait mieux dire que j’assistais à un étrange mixage de local et d’occidental. Shanghai a donc découvert le pittoresque des quartiers d’avant.
C. m’a emmenée visiter le musée de Shanghai et sa collection de bronzes. Deux mille ans avant notre ère, la Chine avait déjà choisi son matériau, et les formes de base qui sont toujours là, les animaux totems tigres et dragons, les cloches.
Je suis perdue dans le temps. Que faisaient les Grecs à cette époque ?
Puis C. a tenté de m’expliquer en quoi une écriture superbe se distingue d’une calligraphie bêtement appliquée ou artisanale. Et c’est essentiel d’apprendre à le voir puisque dans ce pays qui a bâti des temples en l’honneur des lettrés un grand poète a une belle calligraphie. Moi, je voyais quelques touches d’encre jetées sur le papier, avec désinvolture, et il me dit que les Chinois copient ce modèle laissé par un maître depuis plus de mille ans. J’ai essayé de comprendre ce qu’il admire. Le coup de pinceau du maître est moins régulier que le coup de pinceau du technicien. Le modèle mémorable fait voir le mouvement, le geste de la main qui là a pesé, et là a glissé. J’ai acheté un cahier de modèles et de temps à autre je le regarde. En retournant dans un parc avec mon cahier, j’ai cru voir que les modèles étaient proches des dessins abstraits que la nature répand dans les jardins : feuilles du bambou, brindilles des arbustes, pétales des fleurs, ressemblent aux configurations des idéogrammes.
Mais la belle écriture est tout autant la trace d’un instant. Avec l’encre de Chine, il n’y a pas de reprise : le beau tracé est une fulgurance. Vanessa, une étudiante, m’a dit qu’en regardant les modèles, elle perçoit les passions de l’artiste, sa colère ou sa sérénité.
La nature a disparu des environs de Shanghai et nous avons roulé pendant une heure dans une sorte de banlieue à perte de vue avant d’arriver à Suzhou. Le village de jardins est devenu une ville hérissée elle aussi de tours et de gratte ciel, envahie de centres commerciaux avec des rabatteurs qui frappent dans leurs mains en cadence.
Avec le musée que Pei a offert à la ville, berceau de sa famille, tradition et modernité se réconcilient. Le bâtiment, bâti sur des jeux de lignes entre murs blancs et toits gris foncé, est très élégant. La blancheur dure et froide du béton s’oppose aux bambous qu’on voit par les fenêtres et à l’eau des bassins ou des carpes laissent leur sillage. Pei a placé contre un mur des roches aux arrêtes brisées qui évoquent les crêtes déchiquetées d’une chaîne de montagnes. Leur reflet est un peu déformé par les ondes qui se propagent dans l’eau. Quand on pénètre dans le bâtiment, les ouvertures laissent voir des bambous qui se courbent doucement sous le vent. La circulation de l’eau et de l’air empêche l’architecture de devenir monumentale.
Là où quelques lettrés déambulaient dans le jardin de L’humble administrateur, dix millions de touristes piétinent chaque année les allées. Les amuseurs, les musiciens proposent des spectacles aux badauds.
Pourtant c’est un lieu fascinant, parce qu’il constitue un raccourci, une miniature du monde. Vers le XVIe siècle, ou plutôt pendant les dynasties Ming et Qing – puisque les Chinois comptent en dynasties et non en siècles – l’art des jardins a été renouvelé. Après sa révocation, le haut fonctionnaire qui a bâti le jardin de l’Humble administrateur a construit une sorte de rêve cosmologique qui me reste largement opaque, même si C. m’en explique quelques principes. Je vois l’eau couleur de jade partout dans le parc et les lotus qui flottent à la surface du plus grand des lacs. Il me dit que le lotus symbolise la perfection qui peut pousser même dans la boue, comme les hommes de vertu qui surgissent même au milieu de la société polluée. Comme dans le monde réel, les angles de vues se succèdent sans qu’on ait la possibilité de dominer l’ensemble. Ce jardin est parcours sinueux, recoins cachés, brusques surprises et non panorama permettant de tout englober d’un seul coup d’œil. Au centre, un lac couvert de lotus porte trois îles surmontées de pavillons cornus reliées par des ponts. Les pavillons qui surplombent l’eau comme s’ils étaient perchés sur des montagnes miniatures portent comme partout en Chine des noms descriptifs « Retraite dans les bambous et les sterculiers », « Pavillon de la Neige parfumée et des Nuages abondants (Xuexiang Yunwei) », ou caractérisant un état d’esprit comme le pavillon « À côté de qui puis-je m’asseoir ? ». Le nom même donné au jardin s’inspire d’un poète – voltairien d’orient : « cultiver son jardin pour subvenir à ses besoins quotidiens, voilà ce qu’on appelle la politique des humbles gens ».
Une galerie couverte dont les tuiles représentent les écailles d’un dragon serpente dans le jardin de l’ouest et permet de se promener à sec, même par temps de pluie. Le jardin de l’Est comporte une collection de bonzaïs et de pierres de jardins : j’apprends à cette occasion que ce sont les Chinois qui les premiers ont représenté un arbre adulte par un arbre miniaturisé tenant dans un pot de fleurs. L’art du bonzaï devrait s’appeler penjing, ce qui signifie littéralement pot, paysage.
Les riches Chinois collectionnaient aussi les pierres tourmentées, creusées ou perforées par l’eau et le vent. Ils les faisaient transporter sur des centaines de kilomètres et en les amoncelant, recréaient des montagnes dans leurs jardins ou bien ils les disposaient sur des socles de bois.
Les plus beaux marbres étaient polis et encadrés pour obtenir un effet de peinture de paysage, troublant puisque ces trompe-l’œil étaient aussi des fragments prélevés sur un site naturel… la partie pour le tout, plutôt que la représentation du tout. Je retrouverai dans tous les temples ces pierres déchiquetées, condensé d’énergie pure, qui symbolisent les pics des montagnes embrumées. Dès le VIIIe siècle, les lettrés ont collectionné ces pierres qu’ils nommaient « racines de nuages » pour rappeler que les montagnes touchent le ciel ou « os de la terre » pour signifier que dans ce fragment est concentrée une énorme énergie.
Plus troublantes encore sont les peintures de pierre, des marbres polis dont les tracés gris ou noirs sur fond clair évoquent des montagnes. Elles ont connu une vraie vogue au tournant du XIXe siècle lorsqu’un lettré, Ruan Yuan, commença à les collectionner et à y inscrire des colophons, pour leur donner l’aspect de vraies peintures ». Ces pierres de rêve ressemblent suffisamment aux œuvres créées par les peintres chinois pour expliquer l’engouement qu’elles suscitèrent. Les amateurs les encadraient et les suspendaient au mur dans de larges cadres de bois dont les couleurs sombres contrastaient avec la couleur blanche du fond des marbres.
Ainsi le jardin de l’Humble administrateur exprime tout l’espace terrestre avec ses eaux, ses montagnes et ses forêts
Nous sommes enfin montés sur La Montagne du tigre afin de voir la pagode penchée de Yu Nyan, construite sur son sommet. Les vociférations furieuses des guides gâchent la visite dans la montée principale, mais dès qu’on s’écarte le jardin retrouve son calme.
Je m’habitue peu à peu à l’étendue grise de Shanghai à son atmosphère brumeuse vaguement jaune qui soudain bascule dans la nuit sans coucher de soleil. Aujourd’hui, je suis allée avec des étudiantes au Temple de la littérature de la rue Wen Miao, dédié à Confucius. On y célèbre les quatre trésors du lettré, le pinceau, l’encre, la pierre à encre et le papier. Cependant, les parents viennent surtout dans le temple pour demander quelque chose, la plupart du temps la réussite aux examens de leurs enfants. Leurs vœux sont accrochés aux branches des arbres à souhaits par des rubans rouges qui donnent à l’arbre un air de fête. Dans la cour, des fidèles et un officiant s’affairent et plantent des cierges rouges dans un grand brûle-parfum. À nouveau, ce lieu est comme un montage de points de vue différents sur le réel. Au moment, où j’admire la spiritualité abstraite des Chinois, ce sont les superstitions du petit peuple qui font de ce temple un lieu vivant… Ailleurs les représentations de moines bouddhistes obèses, étalant leur ventre nu et hilares encore plus étrangères à ce que nous croyons être un sentiment religieux.
On m’a parlé de Guan-Yin déesse de la compassion. Celle qui écoute les pleurs du monde est un Bouddha masculin indien qui s’est féminisé en passant l’Himalaya et elle est parfois représentée avec un corps androgyne. Il ne faut sans doute pas projeter sur cette divinité les catégories des gender-studies, mais je me heurte sans cesse aux traductions. Tout est glissant. Un mot aussi simple que dragons sur le cartel d’une sculpture du Musée de Shanghai cache un animal bien différent de nos dragons malfaisants, associés au feu et aux incendies. Les dragons chinois gardent les temples des mauvais esprits et permettent à la pluie de tomber ! Il n’est pas plus satisfaisant d’appeler les xiao long bao, raviolis ou brioches ; et bien entendu on ne peut que soupirer en lisant l’adjectif communiste accolé à Chine : on a privatisé depuis vingt ans, tout ce qui pouvait ressembler à une préfiguration de ce que nous appelons communisme, que ce soit la propriété collective des moyens de production, ou l’organisation de la vie. Toutes les réformes cherchent à démanteler le système étatique : l’éducation est payante lorsqu’elle est bonne, les assurances médicales sont privées. On me dit sans que je sache s’il s’agit d’une critique : « vous les Français, vous êtes les seuls socialistes ».
Pendant mon séjour, nous avons discuté pendant des heures. C. est inquiet : il ne voit pas bien comment la Chine parviendra à créer chaque année les dix millions d’emplois nécessaires pour absorber les générations qui arrivent sur le marché du travail. Pour le moment, la vie de sa famille s’améliore et il apprécie la relative ouverture de la société. La révolution culturelle et son cortège d’humiliations, de crimes et de destructions sont derrière lui. Un de ses frères a fait partie de la génération sacrifiée. Il a été envoyé dans un camp de travail et n’a pu faire d’études. Lui était trop jeune, mais il se souvient du contraste entre la langue de bois politique et la réalité quotidienne. Il est encore en colère quand il évoque Mao Tsé Toung qu’il exècre. « Mao a mené le pays à la ruine par son avidité, son orgueil implacable, sa folie. Il a choisi le chaos pour garder le pouvoir ! ». Pour C., Révolution et terreur sont intimement liées : pendant la révolution culturelle, on pouvait à tout instant être condamné comme réactionnaire décadent, traître au Parti, opportuniste, fils de chien capitaliste décadent, espion à la solde de l’étranger… les parents se méfiaient de leurs enfants, les maris de leurs femmes, les collègues de leurs collègues. Aussi, les gens de son âge sont d’abord heureux que leur famille ait survécu à ce régime. Parce qu’il est un intellectuel, C. a besoin de généraliser son expérience : il se réfère à Montesquieu et à la séparation des pouvoirs. Et il défend la raison et la distance de l’écriture contre l’excitation des assemblées, contre la violence des « prises de parole », contre l’inévitable découpage de la société en amis et ennemis, avant-garde et bandits droitistes, partitions toujours réversibles en fonction de l’état des luttes entre factions.
Il dit que le système actuel, si imparfait qu’il soit, apporte une prospérité chaque jour constatable. Et, comme nous sommes à table, il ajoute en souriant « Tu peux remarquer toi-même les bienfaits de la concurrence capitaliste : dans les restaurants d’État on mangeait une nourriture fade, grasse et répétitive et aujourd’hui les petits propriétaires rivalisent d’invention pour attirer une clientèle inconstante ».
Mais les forces qui se sont affrontées continuent à s’opposer et l’équilibre actuel est précaire. Que se passera-t-il si la crise économique des pays occidentaux s’accroit ? C. a peur du nationalisme renaissant. La Chine se sent encore entourée d’ennemis et il n’y a eu ni excuses ni réconciliation avec les Japonais. Que se passera-t-il si les jeunes gens ne trouvent pas de travail. Est-ce que leur rancœur ne se transformera pas en folie furieuse comme au temps de Mao ?
J’ai aussi interrogé les étudiantes que je retrouve au Café du Ciel Étoilé dans la tour des mathématiques du campus. Mes questions étaient souvent dichotomiques. « Est-ce qu’elles sont optimistes ou pessimistes ? La pression du pouvoir est-elle légère ou pesante? » Elles ne se font aucune illusion sur le degré de corruption des dirigeants, mais les politiciens véreux n’empêchent pas les améliorations économiques. Elles ont l’air de penser que la Chine va continuer à progresser et que l’important est de savoir bien vivre dans ce monde pourri par l’argent. La surveillance généralisée n’est plus possible avec internet et les réseaux sociaux et elles suivent les scandales en direct. Mais elles ne prendraient pas le risque d’un engagement. Aux inutiles discussions, elles préfèrent la-vie-tout-simplement, les restaurants entre amies, ou les flirts en attendant de fonder une famille : Fudan est une des meilleures universités de Chine et elles sont sûres de trouver un bon travail à la sortie. Elles sont sceptiques et dépolitisées et ne voient pas à quoi sert de se construire une opinion. Elles vont laisser la politique à ceux qui veulent faire carrière et se désintéresser des mots creux, des slogans menteurs.
Alors que leur reste-t-il ? Leur famille et ce sera assez pour vivre bien. Elles évoquent aussi le surprenant retour des identités régionales. Ce ne sont pas seulement les Tibétains et les Ouigours qui revendiquent. Même à Shanghai, le vent est en train de tourner et elles m’apprennent que les aspirations particularistes sont telles que des intellectuels travaillent à la notation du dialecte.
Leurs questions à elles tournent plutôt autour des échanges culturels entre Orient et Occident. Quels auteurs chinois ai-je lu ? – et bien presque personne encore. En fait, quelques uns, mais je n’ose avouer que j’ai oublié leurs noms. D’habitude, j’ai plaisir à penser que j’arrive par exemple dans le pays de Cervantes, de Llorca, d’Antonio Machado ou de Javier Marias et qu’ils vont me fournir la clé de l’Espagne. Mais les syllabes chinoises se confondent ou plutôt ne ressemblent à aucun radical français et je ne parviens pas à les mémoriser : les noms glissent hors de ma mémoire à peine ils ont été prononcés et je suis encore moins douée pour percevoir les tons. oui, les mots des langues romanes, je les fais chanter dans ma mémoire. Ils se collent aux choses, mais les mots-oiseaux des Chinois, je les oublie. Le moindre vent les emporte.
(Il en est de même pour les rues, pour les dynasties des empereurs… pour tout ce qui organise l’espace et le temps. Shanghai est restée flottante. Voyageuse sans le quadrillage rassurant des noms chinois, je suis restée bien démunie. Je ne pouvais me repérer qu’à l’allure des boutiques ou des façades ou en photographiant les noms des stations de métro, et c’était peu).
Les étudiants insistent, « Vous n’avez pas lu Balzac et la petite tailleuse chinoise ? – Même pas le prix Nobel qui pourtant vit en France ? ». Je promets d’acheter dès mon retour La montagne de l’âme de Gao Xingjian, Une vue splendide de Fang Fang, Je note : acheter Wei Wei, Shan sa, Ma Jian… et les romans policiers de Qiu Xiaolong.
Je vais rentrer à Paris. C. et sa femme sont venus me dire au revoir. Est-ce qu’ils pourront venir en France ? J’aimerais partager des vacances avec eux. Rêve d’un état de vie tout simple où la baignade et la cuisine permettraient de combler l’écart des langues qui me sépare de sa femme !
Nous sommes en train d’arriver à Charles de Gaulle. Juste avant l’atterrissage, l’équipage de la China Eastern Airlines propose des exercices de gymnastique : torsion des bras et des jambes, rotations des épaules, élévations des genoux, destinés à nous remettre en forme. La musique d’ambiance est de partout, mais le goût de la gymnastique est une dernière pépite d’exotisme.
Jusqu’à quel point, le monde s’est uniformisé ? Jusqu’à quel point nous nous ressemblons ? Je ne sais pas. Selon les heures, j’ai été frappée par la proximité de nos vies et de nos consommations urbaines, portables Toshiba, téléphones Nokia, robes H et M. Je me souviens d’un déjeuner avec C. et sa femme dans le restaurant panoramique de l’Hôtel Raddisson dont le plancher tournait au-dessus de la ville. Le ciel était incolore et les grands immeubles défilaient lentement autour de nous comme dans beaucoup de villes de ce monde. De même, partout dans la ville, je pouvais voir des fragments de vies, semblables aux nôtres, de grands-parents promeneurs de petits enfants, de dîneurs amoureux dans les restaurants, de spectateurs de la ville, sous la lumière rêveuse et uniforme de fin d’après-midi. Alors qu’on les dépeint comme des dragons agressifs, mes interlocuteurs m’apparaissaient comme aussi anxieux que les Français. Qu’ils aient évoqué les emplois à créer ou le militarisme des jeunes générations, les Chinois que j’ai croisés étaient inquiets, persuadés que de graves troubles sociaux pouvaient à nouveau les frapper.
Mais quand je repense aux jardins et aux musées, j’ai la sensation d’appartenir à un espace-temps différent. Les Européens ont appris de la Chine l’importance du vide qui permet au tableau de fonctionner, l’art de l’espace et de l’absence de cadre. Comme les Chinois, ils préfèrent aujourd’hui le paysage à la figure humaine. Mais, tout le reste ! Au début j’étais par exemple rebutée par les socles tarabiscotés des rochers de lettrés : si seulement l’artiste avait choisi autre chose qu’un support dont les pieds imitent des pattes de chiens pékinois couleur acajou ! J’aurais voulu garder les pierres-peintures et oublier les arbres, torturés pour qu’ils puissent tenir dans des pots… À présent, je m’efforce de former avec tout cela une unité qui fasse sens : réduction de paysages à l’échelle d’un jardin, rochers tenant lieu de montagnes, penjing valant pour les forêts, marbres-peintures. Quand je perçois l’ensemble, ce qui me déplaisait devient simplement un fragment dans un système d’art dont les parties s’accordent entre elles et sa divergence d’avec le nôtre me paraît précieuse.
De nouveaux souvenirs arrivent. C’est comme les pelotes des fleurs de thé constituées de longs bourgeons emmêlés qui se déploient et se défont dès qu’on les plonge dans l’eau chaude. Roméo appelle Juliette.
Ainsi va la mémoire : un souvenir en appelle un autre. Voici le marchand de Suzhou qui m’a vendu une théière. Un bon marchand qui a pris le temps d’expliquer que la terre poreuse permet aux parfums du thé d’imprégner les pots de terre. Celui-ci a été fabriqué avant la Révolution culturelle et le filon d’argile d’où il provient est épuisé à présent. J’ai eu l’impression d’acheter du temps d’avant. Tout de suite après, me revient l’image kitsch des flamands fluo luisant sur la place du stade Yangwan. Et encore, l’écoulement millénaire du fleuve couleur d’argile emportant les bateaux vers la mer. Et finalement Shanghai, c’est ce montage de temporalités différentes.
Mais quel travail déjà réalisé et quel plaisir à te lire! Bravo Sonia, le chemin est le bon…
Marie
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J’ai écrit un premier commentaire, mais je crois qu’il a disparu tout seul… J’essaye de retrouver mes mots perdus :
J’ai beaucoup aimé voyager en Chine, que je ne connais pas, à travers ce premier article qui est une merveilleuse réussite. Les questions posées sont bien celles des voyageurs qui aiment imaginer « l’étranger » comme un autre soi-même dans un lieu et un milieu différents.
Parvenu au point final (qui n’est que provisoire, j’espère), je n’ai pu m’empêcher de penser au bel aphorisme de Gilles Clément : « Quand on revient de voyage, on sait où on habite.»
Quant au communisme chinois, on se demande s’il n’est pas un mot valise à deux compartiments : « com » (munication) et « unisme » (chacun pour soi, valeur première du capitalisme libéral galopant…).
— Un grand bravo à l’auteure. On en redemande.
Roland
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Oui, c’est une réussite, Sonia. En lisant ce texte j’ai ressenti cette (légère) blessure que j’appelle dépaysement. Très belles photos, je donne mon oscar (ou mon césar) personnel aux photos des tuiles.
Beau portrait des étudiantes, peu intéressées par la politique: combien elles ressemblent à celles qu’il m’arrive de cotoyer… bravo à toi!
mariagrazia
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