De l’art de la guerre au jardin-forêt de la BNF
2014
Monter sur l’esplanade surélevée et jouir de la beauté de l’architecture puritaine de Dominique Perrault qui a organisé les lignes de fuite horizontales des lattes de bois gris contre les lignes verticales des quatre tours gigantesques.
Se méfier des jours de pluie, quand le sol devient sombre, et pourtant brillant aux endroits où l’eau s’accumule pour former des flaques. Plaindre les silhouettes courbées qui affrontent les rafales de vent et les planches glissantes en espérant que leur témérité ne leur vaudra pas une fracture ou une luxation.
Remarquer tout de même que Perrault a jeté des pins et des bouleaux dans le quadrilatère encadré par les tours. On dit d’ailleurs qu’il avait séduit le vieux président en lui parlant du jardin, un cloître dont les chercheurs pourraient jouir pour tranquilliser leur âme, tant et si bien qu’aucun des deux ne s’est soucié un seul instant du funeste destin des livres installés en hauteur, là où ils souffriraient de la chaleur et de la lumière (il a fallu en hâte ajouter des panneaux de bois devant les fenêtres et installer partout de l’air conditionné, ce qui contribue à assécher le budget des autres bibliothèques). Les arbres sont au fond d’une fosse et seules leurs cimes affleurent sur le parvis dédié au tout venant des lecteurs
Admirer pourtant les façades vitrées des quatre tours, miroirs qui reflètent le passage des nuages, qui renvoient l’éclat du soleil, s’illuminent ou noircissent selon les heures. Peut-être, les arbres et les nuages sont-ils là pour consoler ceux que rebute cet univers géométrique ou parce que dans l’âme tourmentée de l’architecte, l’austérité et le vide sont là pour donner toute son importance à la lumière.
Avancer avec précaution sur la descente raide et annuler ainsi une partie de la pente qui vient d’être gravie par les escaliers. Trop dangereux dès qu’il pleut, le tapis roulant n’a jamais roulé.
Se faire contrôler sous le portique (« ouvrez voir votre sacoche ! »). Au vestiaire, troquer la sacoche contre une petite mallette transparente et incommode.
Prendre ensuite l’immense escalator qui s’enfonce entre de hauts murs sans ouverture jusqu’aux salles des chercheurs enfouies au Rez-de-jardin. Comme il n’y a souvent qu’une personne à la fois pendant la descente, s’enfoncer seul vers les ténèbres dans un silence rompu seulement par le cliquetis de l’escalator. Arrivé au petit palier qu’on prenait pour le terme, s’apercevoir que l’escalier fait un coude vers la droite et qu’il reste autant à parcourir. Laisser le gigantisme de l’espace perdu confirmer la solennité des lieux. Croiser quelquefois un chercheur qui remonte à contre-courant par la rampe d’en face, perdu dans ses pensées.
Observer la résille métallique qui dissimule tout là-haut les couloirs où sont rangés les livres, pour que rien de fonctionnel ne trouble l’ordonnance des lignes.
Saluer l’employé qui attend au pied de l’escalator et qui baille car il n’a rien à faire : pousser un premier tourniquet, se diriger vers le deuxième tourniquet où les réservations sont contrôlées ; insérer sa carte et obtenir de la machine l’autorisation d’avancer vers la porte anti-incendie, si lourde qu’elle découragera impitoyablement les personnes âgées.
Cette froideur a été voulue par quelqu’un qui détestait les cafétérias enfumées, les places protégées du vent où des oisifs s’attardent et font du bruit. Dominique Perrault voulait en imposer avec ses hauts murs de béton qui donnent à chacun le sentiment de son insignifiance et de l’honneur qu’on lui fait de l’accepter à la bibliothèque.
Une fois de l’autre côté, retrouver la lumière et la forêt, mais pour constater que les arbres sont emprisonnés (à moins que ce ne soit les lecteurs) derrière un mur de verre. L’architecte a bien laissé une place au hasard sous la forme des troncs capricieux des pins et des bouleaux et parfois on aperçoit au milieu des hautes fougères quelques gouttes de sang qui sont des fraises des bois, mais il rappelle sans cesse à l’ordre ses captifs : personne n’y touchera !
Se moquer d’un des pièges de Perrault avec les autres lecteurs : des affichettes préviennent qu’il faut manger à l’intérieur des « clubs », mais ces clubs sont des espaces sombres qui tournent le dos à la forêt. Des tabourets inconfortables sont vissés sur le sol pour qu’il soit clair qu’il est interdit de les disposer à sa guise ! Alors transgressant l’interdit, boire le café sur la volée de marches qui mène du club à la moquette rouge du couloir.
Jusqu’au moment où…
Dans l’agréable soleil de l’après-midi, nous parlions tranquillement de nos vies de retraitées actives, quand tout à coup, Régine a vu un lapin qui déambulait dans la forêt. Le lapin a compris que l’espace était interdit aux humains et que personne ne pouvait le déranger. Il gambadait de l’autre côté de la paroi de verre sans essayer de se cacher.
Nous étions très excitées. Enfin un lapin vivant venait déranger cet univers ascétique. Des dizaines de lecteurs sirotaient paisiblement du café ou du coca à côté de nous, mais personne ne regardait le lapin. Personne n’en parlait.
– Est-ce qu’il existe vraiment, a dit Régine. Ça arrive les hallucinations à deux. Nous nous auto-persuadons peut-être qu’il y a un lapin !
– Mais non, ces bavards n’ont rien vu. Ils regardent vaguement devant eux et donc ils ne voient rien. D’ailleurs personne ne voit jamais rien !
– Ils sont comme les policiers de la lettre volée, et nous nous voyons leur aveuglement !
Quand je suis partie pour jeter nos gobelets, Régine a prudemment demandé à nos voisins, s’ils voyaient le lapin.
– Tiens un lapin !
Et eux aussi de se réjouir qu’une infime parcelle du chaos de la vie vienne déranger le rêve mégalomane de Perrault.
2015 : adieu lapins, bonjour les ronces
J’ai peu fréquenté la bibliothèque cette année. Le budget ne permet pratiquement pas d’acheter les livres étrangers. Les ouvrages numérisés ne sont plus consultables que sur ordinateur. Les collections en accès libre qui étaient un des attraits du Rez-de-jardin ont connu des coupes sombres. Les employés des banques d’accueil m’ont expliqué qu’il fallait bien nourrir la bibliothèque publique du Haut-de-Jardin et qu’on ne pouvait plus multiplier les abonnements. Peu désireuse de monter et descendre au gré de mes besoins de consultation, j’ai cessé d’y aller. De façon générale, la priorité n’est pas l’accueil des chercheurs. A vrai dire, le public du Haut déçoit sûrement les conservateurs autant que celui du bas. Car on trouve beaucoup de lycéens et de jeunes étudiants qui viennent travailler sur leurs polycopiés dans la chaleur et le silence et qui ne regardent pas les livres exposés. Le lecteur idéal auquel rêvent sans doute les responsables de la bibliothèque, c’est l’autodidacte, le flâneur, voire le chômeur défavorisé ou le retraité isolé, qui permettraient de revendiquer une fonction sociale humaniste. Pour ce faire, la Bibliothèque Mitterrand cherche désespérément à paraître conviviale. Une revue coûteuse, des expositions ciblent le « grand public » et achèvent d’épuiser ses crédits.
Combien de chercheurs se sont découragés ? En tout cas, cet été, on trouve des places quelle que soit l’heure d’arrivée et par un heureux hasard, j’obtiens tous les livres que je demande. Au bout de quelques heures, je pars prendre un café.
La forêt domestiquée des débuts fait place peu à peu à une utopie de forêt sauvage. Les grands arbres du jardin sont toujours arrimés. Ils n’ont sans doute pas de racines suffisantes pour résister à des orages. Mais désormais, les orties prospèrent. Du côté est, elles sont devenues aussi hautes que les lecteurs et les ronces aussi ont pris du poil de la bête. Les griffes maléfiques de l’immense roncier protègent peut-être des Belles au bois dormant, mais mon lapin n’est pas là.
En parlant avec des étudiants devant le distributeur à café, j’apprends qu’il y a eu jusqu’à trois lapins qui se promenaient en liberté à la place des lecteurs et qui réjouissaient leur âme. Ces lapins ont eu leur blog. Un jour, ils ont disparu, éradiqués par les autorités qui trouvaient qu’ils faisaient désordre. En revanche, l’administration a installé des panneaux pour apprendre au public que vivent dans la forêt 20 espèces d’araignées, 8 espèces de papillons et 13 espèces oiseaux.
Oui, Sonia, mais dans la forêt du rez-de-jardin de la Bn j’avais vu, il y a quelques mois, deux lapins, et il y a un peu plus d’un an un ou deux canards. Puis, quelques temps après, plus de canards. J’avais demandé à une bibliothécaire des bancs des salles U, ou V quel avait été le sort des canards, et pourquoi on n’en voyait plus. Elle m’a répondu qu’on avait oublié que le canards ont besoin d’eau… je n’ai pas osé demander la suite. Mon interlocutrice m’a d’ailleurs regardée d’un air triste.
C’était tellement beau de voir des êtres animés dans cet artifice et dans cette immensité grandiloquente du rez-de-jardin de la BN!
J’avais pris moi aussi des photos des lapins. Il y a une dizaine de jours, environ, je suis allée de nouveau à la Bibliothèque Nationale de France (le rituel de l’entrée est bien celui qui est décrit, avec l’incroyable et désespérant escalier métallique de l’entrée principale. Qui aura pitié des minorités souffrant de vertige!). Plus de lapins. Je veux dire que je ne les ai plus vus. Qui sait, sont-ils encore là? D’autres lectrices et lecteurs les avaient vus et nous étions au moins trois à prendre des photos, derrière la barrière des immenses baies vitrées (les lecteurs doivent se rendre compte impérativement que la vraie vie est au-delà…). Je n’ai pas encore osé demander des nouvelles des lapins. Ces animaux doux et charmants se multiplient à grande vitesse (l’Australie en sait quelque chose). Je n’ai pas apercu de multiplication début août 2015, ni de gentilles narines frémissantes d’un seul individu lapin.
Chères auteure Sonia, et Régine citée, la BN est de plus un plus un lieu qu’on doit “mériter”. On nous fait souffrir, malgré les lettres de bonnes intentions d’amélioration des services. Pour moi, la BN est un amour qui se renouvelle dans la souffrance. Il y a des histoires d’amour comme ça.
Mariagrazia de Turin
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Chère Mariagrazia,
L’histoire des lapins est une plaisanterie, mais ce qui est sérieux, c’est l’impression que le double objectif (lecture populaire/lecture savante) que poursuivent les autorités de la bibliothèque aboutit à une relative dégradation de notre instrument de travail. Chaque fois que je reçois la jolie revue de la BNF qui a nécessité le recrutement d’un service de communication, un tirage papier, des frais de poste, je ne peux m’empêcher de penser aux livres belges, suisses, canadiens ou africains, pour ne citer que les pays qui se réclament de la francophonie et qui manquent au Rez-de-jardin, ou encore aux revues de base qui ne trouvent plus qu’à un des deux étages. Je voudrais qu’au moins les responsables politiques actuels se sentent obligés de maintenir ce que les régimes précédents avaient constitué.
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