Les étoiles rouges et la modernité
Le guide, Sacha, est bien intéressant et d’abord par son analyse qui oblige à penser le mélange complexe de détestation de la catastrophe stalinienne et d’entrée dans la modernité, liée pour beaucoup à la Révolution. Il évoque sa mère, fille de paysans qui a été « extirpée du Moyen Age et propulsée au 20e siècle » et son impression de rêver éveillée quand elle ouvrait le robinet pour avoir de l’eau chaude. Qu’importe si les immeubles étaient gris et d’une monotonie désespérante ! Ce récit me rappelle les amis qui avaient connu le début de la cité de Sarcelles. Ils étaient venus là par choix : les grands ensembles étaient pour ces enfants d’après-guerre la possibilité d’être logés confortablement. Des comités d’habitants dynamiques organisaient la vie. Le travail ne manquait pas. C’étaient des années passionnantes dont mes amis avaient la nostalgie.
Quel que soit le bilan de l’URSS, Sacha n’oublie pas que, 12 ans après la guerre, Gagarine, petit-fils d’un serf, a conquis le cosmos.
La Grande Guerre Patriotique
Il évoque lui aussi le patriotisme qui est d’abord la fierté d’avoir tenu devant les Allemands. Hitler est arrivé aux portes de Moscou, mais s’est cassé les dents devant la résistance acharnée des Russes. L’Occident pour des raisons de guerre froide a davantage célébré l’aide américaine, mais pendant « La Grande Guerre Patriotique », on estime à 26,6 millions les pertes russes, dont plus de 13 millions de soldats, alors que les Américains ont perdu environ 130 000 hommes sur le front de l’Ouest. Les historiens disent d’ailleurs que le tournant de la guerre a eu lieu à Stalingrad quand les Allemands ont levé le siège de la ville après 900 jours.
En France, il y a dans les moindres villages, des monuments aux morts de 14-18 (le pays encore exsangue a peu résisté en 39-45). A Moscou, on célèbre la victoire de 1945. Tout près de l’hôtel, on voit d’ailleurs un tank qui commémore l’héroïsme de la Russie.

Tout est occasion de se souvenir. Dans une des rues du centre, je ne sais plus laquelle, les façades des bâtiments sont revêtues du granite que les nazis persuadés de conquérir la Russie voulaient utiliser pour édifier un monument à leur victoire et ce granite récupéré est une petite revanche. Bref, les Russes célèbrent le sacrifice et et l’héroïsme. Comment critiquer ce discours alors que chaque famille pleure encore un proche ?
Sasha croit à l’esprit des peuples et même si on peut appeler ça des clichés, ils sont suggestifs. Il dit : « les Russes sont capables de travailler pour accumuler de l’argent qu’ils vont dépenser en une nuit, capables de boire comme des trous, et puis de plonger tout à coup dans des rivières glacées… Ils sont comme ça les Russes. Ils ont une énergie folle qu’ils mettent dans des entreprises folles. » Alors, il nous a raconté l’histoire de la rue Tverskaïa qu’on avait voulu élargir de trente mètres en conservant des immeubles « constructivistes ». Qu’avait-on fait ? On avait déterré les fondations, installé des rails sous les constructions qu’on avait pousséss lentement jusqu’à leur nouvel emplacement. Incroyable ! – « Comment les ingénieurs savaient-ils que ça marcherait ? » « Ils ne savaient pas, mais ils ne savaient pas non plus que ça ne pouvait pas marcher. C’est pourquoi ils l’ont fait ».
Après un nouveau tour du centre, une traversée du Goum, un arrêt sur la place Rouge, nous allons au parc Zaradié
Le nouveau parc Zaradié
Le temps s’est éclairci quand nous arrivons au parc, ouvert à l’occasion du 870e anniversaire de la capitale. Il est situé à côté de la place Rouge, sur le quai de la Moscova et il s’étend sur plus de dix hectares, à la place de l’ancien hôtel Rossia – un hôtel qui pouvait héberger 5 300 personnes conformément au gigantisme des années d’après-guerre. Le jardin qui lui a succédé abrite une grotte de glace, des restaurants, une salle de concert et un amphithéâtre à ciel ouvert. Un pont en forme de boomerang surplombe la rivière Moskova.

Des plaques de neige qui n’ont pas fondu permettent de se représenter combien était magique la Russie des hivers d’avant le réchauffement climatique dans la blancheur de la neige et la blancheur du tronc des bouleaux.

Plus loin, sous un ciel d’orage très noir, c’est le contraste des couleurs ternes d’une des sept tours monumentales, et des zones touchées par la lumière, les plaques de neige, les reflets éblouissants sur la Moskowa, les croix des églises.

Tout s’assombrit à nouveau. Bien que les églises peintes, qui rappellent notre Moyen Age, ne doivent sans doute rien au manque de lumière, leurs couleurs compensent un peu le gris d’un Moscou, pluvieux, gigantesque et sans publicité.