8 janvier 2016
On s’habitue, bien sûr. Ce matin, au marché, les gens parlaient davantage du temps qu’il fait que du dernier des attentats parisiens. D’ailleurs, on aurait honte de comparer une attaque au couteau, qui s’est finie par la mort de l’assaillant, avec les cinquante Lybiens déchiquetés lors d’une attaque suicide. « La vie continue », dit la marchande à qui je souhaite une bonne année, « mais Madame, je n’ai jamais connu des fêtes pareilles. Le 31, ma rue était déserte. Tous les restaurants étaient fermés. Il ne restait qu’à rentrer chez soi.»
Je repars faire un tour dans les confins du 15ème, là où il est bordé par le boulevard des Maréchaux et les voies ferrées, un quartier en train de se défaire et de se refaire, où le monde d’avant cotoie la ville de demain.
La rue Jacques Baudry jouxte le chemin de fer. Un peintre, Mirazovic, a peint une fresque sur le long mur de séparation : au premier plan, on voit Georges Brassens, la guitare à la main. Mais, comme dans les rêves où rien n’est impossible, les vagues silhouettes qui le regardent jouer viennent d’un passé plus ancien. Des hommes et des dames déambulent paisiblement dans les rues du passé en vêtements blancs et en chapeau.
Est-ce que l’habileté académique du peintre, jouant de la perspective et des effets d’ombre et de lumière, a exaspéré les graffeurs du quartier ? La peinture a été vandalisée. Dommage, elle ne manque pas de charme.
Tout autour, les maisons sont plutôt minables et les immeubles ont l’air de venir de nulle part. En remontant vers la rue Brancion, on croise un ancien hôtel-restaurant dont les fenêtres sont murées.
L’hôtel est juste à côté du pont qui domine la Petite Ceinture. On reste un peu sur ce pont à regarder les rails qui luisent faiblement dans la lumière de l’automne et le mur noir des buissons qui masque les maisons les plus basses. C’est un espace sauvage, un no man’s land qui échappe encore à la rénovation.

Petite ceinture, 15e
La rue est silencieuse à part les cris rauques de quelques corbeaux.
Passé le pont, tout change. Le parc Brassens est là. Je l’aborde par la colline qui mène à une vigne
Désormais, les traces du passé, sont soigneusement entretenues, voire reconstituées.
Tout est fait pour donner l’impression que le temps est immobile. Sous la halle, les bibliophiles fouinent entre les étals du marché aux livres d’occasion. Ils n’ont pas changé, depuis les années soixante-dix où je les côtoyais au quartier latin.
Au n°87 de la rue Brancion, la boulangerie a conservé les panneaux peints par Benoist et fils.

Boulangerie 87 rue Brancion, Paris 15e
Tout près, la rue Santos-Dumont évoque une banlieue anglaise avec l’alignement impeccable des maisons blanches de deux étages, façades proprettes, toits très pentus si rares à Paris. Georges Brassens a vécu là à la fin de sa vie, mais quand je demande à un passant dans quelle maison, il me répond avec un accent sud-américain. « Qui ? Brassens ? Connais pas. » Au bout de la rue, la Villa Santos-Dumont fait ressurgir le passé, même si j’ai appris (grâce à Wikipédia) que l’aspahalte a été remplacée en 1988 par un pavage à l’ancienne. Pourquoi avoir remis des pavés qui rendent périlleuse la marche en talons hauts ? Peut-être parce qu’ils sont plus vrais que la vérité, vrais des stéréotypes de la langue qui ont inscrit dans nos habitudes vieux pavés, à côté de pavé sonore, tandis qu’asphalte n’a pas droit à grand-chose. N’importe ! La Villa est charmante avec ses glycines, ses motifs de céramique, ses grandes verrières d’atelier.
… et trois petits vélos de conte, prêts pour l’aventure.
Une forme de vie, dont on ne peut dire qu’elle a été préservée, mais plutôt reconstituée !
La journée s’assombrit. On dirait que la nuit va tomber d’un instant à l’autre et je reprends le métro. Voir ce quartier m’a ramenée aux premières fois où j’étais venue à Paris, un des premiers souvenirs en tout cas. Tout était gris et mouillé dans les rues et on s’était enfouies dans une station. J’avais perçu d’abord le grondement du métro, puis le bruit strident, de plus en plus menaçant, des freins sur les rails. Quelqu’un m’avait poussée vers l’intérieur de la rame, car les portes allaient se refermer. Assise sur une banquette de bois, j’avais examiné les passagers. Il y avait quelque chose de dur dans leur visage. Ces gens ne disaient rien et regardaient devant eux sans voir personne. A présent, c’était le tunnel, très noir. De place en place une lanterne éclairait des noms, « Dubo, Dubon, Dubonnet », qui émergeaient à intervalles réguliers des ténèbres, et puis disparaissaient à nouveau dans l’ombre noire. J’ai encore en tête cette chanson de la réclame qui émerge d’un passé embrumé, déjà presque enfoui dans la mort.