Il faisait chaud. C’était la fin du bois de mai et les familles étaient venues nombreuses pique-niquer pour profiter du soleil, rejouant en quelque sorte Partie de campagne. De loin, elles formaient des taches colorées sur le vert de l’herbe, comme si on avait parsemé la prairie de massifs de fleurs.
Aujourd’hui encore, les Buttes-Chaumont ont pourtant mauvaise réputation. S’il s’agit d’un des plus beaux et des plus grands parcs de Paris, il est situé dans le quartier pauvre (c’est de moins en moins vrai) du 19e. Tant mieux, cela préserve le parc des Parisiens des quartiers Ouest ! Dès qu’il fait beau, il prend une allure populaire joyeuse. Pour une fois, c’est le peuple qui a gagné : à mon avis, le parc des Buttes-Chaumont est bien plus romanesque que le Luxembourg ou les Tuileries avec son lac, ses ruisseaux, sa cascade, sa grotte et même son promontoire escarpé, couronné d’un petit temple dédié à une Sybille.
Au bord du lac, des familles se sont regroupées. Les adultes sont entre eux et laissent les enfants s’approcher de l’eau. Les mères surveillent un peu du coin de l’œil : « Nadia, garde tes sandales. Tu pourrais te blesser ! ». Mais c’est trop tard. Nadia n’écoute rien et sa mère renonce et poursuit sa conversation avec ses copines. Sur le lac, c’est l’aventure, une vraie. Un muret à peine recouvert par quelques centimètres d’eau permet d’avancer. Quatre enfants se suivent à la queue leu leu. Ils se racontent que les crocodiles et les tortues carnivores dévorent les enfants imprudents. Mais ils sont valeureux et avancent quand même.
Tout près, un héron pose de profil. C’est seulement chez La Fontaine que j’en avais croisé, promenant leur long cou, emmanché d’un long bec. A présent, j’en vois des dizaines dans les jardins de Paris, à Bercy, au lac de Gravilles, au bois de Boulogne, et chaque fois, c’est comme s’il suffisait d’entrer dans ce parc pour voir les animaux de la fable s’ébattre en liberté. Même si le héron pêche tranquillement au bord du ruisseau sale, son nom condense les souvenirs des récitations de l’école primaire.
J’ai vu un homme dans le parc. Son regard était perdu dans l’espace… Non pas perdu, je ne sais comment le décrire : c’était tout son visage qui n’avait d’autre expression que l’angoisse. Il regardait devant lui comme si je n’existais pas. Lorsque son regard s’est enfin posé sur moi, j’étais à dix mètres. Il ne m’a pas dévisagé comme quelqu’un de normal à qui on sourit vaguement parce que c’est un être humain. Quand ses yeux ont vu les miens, il a eu l’air effrayé de qui vient d’apercevoir quelque chose de dangereux, ou de profondément dérangeant. A mon tour, j’ai senti la peur m’envahir. Le temps de me dire : « Cet homme est malade ». Nous étions seuls sur le chemin qui mène à un pont composé d’une seule arche, que j’ai toujours entendu appeler « le pont des Suicidés ». Aragon écrit que personne ne se jette plus du parapet depuis qu’on a mis un grillage, mais l’obstacle est facilement franchissable. Il suffit de le contourner au bout du pont, par la gauche ou par la droite. J’ai eu envie de lui dire : « Venez prendre un café ». J’ai pourtant passé mon chemin, mais je n’ai pu m’empêcher de me retourner pour vérifier s’il avait bien traversé le pont.