Ledoux à Paris (1)
Je me demandais de temps en temps pourquoi la ligne 2 et la ligne 6 du métro avaient des parties aériennes et pourquoi, elles comportaient des courbes impressionnantes alors que les autres lignes filaient droit sous la terre. C’est par hasard que j’ai lu qu’elles suivaient le tracé du mur des Fermiers généraux.
Claude-Nicolas Ledoux et les Fermiers généraux
Il y a eu 7 enceintes successives autour de Paris. Les plus connues sont le rempart du 4e siècle qui protégeait l’île de la Cité, celle de Philippe Auguste dont on trouve encore beaucoup de traces, celle de Charles V… et l’enceinte des Fermiers généraux (une compagnie de financiers, la « Ferme générale » qui, sous l’Ancien Régime, prenaient à ferme le recouvrement des impôts). En 1784, le chimiste et Fermier général Lavoisier, voulant faire payer des droits d’entrée sur les marchandises à un maximum de Parisiens, obtient de Calonne, contrôleur général des finances, d’ériger un mur continu, doublé d’une voie de circulation externe et d’un chemin de ronde interne. Le tracé fut arrêté début 1785 et la construction des pavillons qui devaient abriter les bureaux et les logements du personnel confiée à l’architecte Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) qui dessina 55 pavillons chacun de structure unique. Calonne et Ledoux voulurent profiter de l’occasion pour donner un caractère monumental aux portes de la capitale, d’où leur nom de Propylées qui devait rappeler les entrées de l’Acropole d’Athènes.
Il faudrait raconter toute l’histoire de cet architecte d’extraction modeste, comblé d’amour et de succès sous l’Ancien Régime, construisant des palais pour l’aristocratie et des cités-usines pour l’appareil d’Etat à Arc et Sénan.

Il faudrait aussi parler de son projet utopique de ville, anticipation rêveuse des cités fourriéristes du 19e siècle. J’aimerais rester davantage en sa compagnie, mais ma promenade parisienne attend. Je reste à Paris, quitte à organiser rapidement une expédition aux salines d’Arc et Sénan.
La bonne étoile de Ledoux semble le quitter en 1787. Le mur est évidemment très impopulaire. Beaumarchais qui cite ou qui invente cet alexandrin résume : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant. » L’architecte est accusé de bâtir des bâtiments à colonnades ruineux pour mieux écraser d’impôts les Parisiens. Le successeur de Calonne suspend les travaux et Ledoux est définitivement remplacé en 1789.. .
Le mur enserrant Paris dans un anneau de 23 km est tout de même achevé. Haut de 3m 30, il est percé d’une soixantaine de portes. Même si le projet a été revu à la baisse, la plupart des Propylées ont été sauvées. Mais la Révolution éclate. Avant même la Prise de la Bastille, du 10 au 14 juillet, le peuple essaie d’incendier le mur. Ce dernier est rebâti rapidement, on y installe les commis de l’octroi en juin 1790.

Devant les protestations, l’Assemblée législative vote en mars 1791 la suppression des droits d’entrée aux barrières de Paris. Ils sont rétablis en 1798 par le Directoire, sous le vocable « d’octroi municipal de bienfaisance », au seul bénéfice de la ville de Paris avant de disparaître en 1860 quand Haussmann fait démolir le mur pour annexer les villages qui entouraient Paris (Mais les régimes s’écroulent et les impôts demeurent, quitte à changer de nom et je ne sais pas si la TVA est moins lourde que l’octroi de la ferme générale).
Lavoisier que nous admirons comme le « père de la chimie moderne » (il a énoncé la première version de la loi de conservation de la matière, identifié et baptisé l’oxygène, réformé la nomenclature chimique sur une base rationnelle….) était surtout connu de son temps comme « fermier général » et inventeur de l’assignat, ce qui lui vaudra d’être arrêté et guillotiné. On prête au vice-président du tribunal, un certain Coffinhal, la formule sans doute apocryphe : «La République n’a pas besoin de savants !»… A nouveau, j’aurais bien voulu m’attarder sur sa vie, mais enfin ce billet serait beaucoup trop long !
Quant à Ledoux, il est lui aussi arrêté en 1793, le 29 Novembre, par le comité révolutionnaire du faubourg du Nord qui lui reproche de ne pas avoir assez changé d’attitude après 1789. Il sera libéré le 13 Janvier 1795 après avoir échappé de peu à la guiIIotine. Réhabilité, il prend place dans les assemblées académiques. Cependant il ne construira plus. En 1804 il publie, à son compte, son livre L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, ouvrage à la rédaction duquel il a consacré ses dernières années. Il meurt à Paris le 18 Novembre 1806 à l’âge de soixante-dix huit ans.
Ledoux n’a pas de chance. Presque toutes ses portes ont été détruites au 19e siècle. De plus, très peu ont été gravées pour son ouvrage L’Architecture. Les 273 dessins expédiés à Saint-Pétersbourg en 1789 ont sans doute disparu dans l’incendie de la bibliothèque impériale. Des dessins ont été égarés au cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. Il faut se contenter de représentations un peu plus tardives comme celles de Palaiseau :

Aujourd’hui, rien ne signale l’enceinte. Ce sont les mêmes successions d’immeubles, de chapelles, de commerces, épiceries, bars tabac, restaurants, ateliers de dépannage, de part et d’autre du tracé, qui montrent que, comme chaque fois, la ville a tranquillement continué à grandir. Rien, sauf les lignes de métro 6 et 2 qui, à peu de choses près, suivent le tracé du mur des Fermiers généraux, partant de la place de la Nation, pour arriver à la place de l’Etoile.
Le mur de Nation à Denfert
A l’arrêt de métro Nation, place de l’Ile de la Réunion, a subsisté le pavillon Philippe-Auguste en belles pierres de taille et sa colonne (surmontée d’un Philippe Auguste plus tardif). En face, de l’autre côté de l’avenue du Trône, sur la place des Antilles, on trouve un ensemble jumeau avec pavillon Saint-Louis et sa colonne.

Malgré leur fronton de petit temple, leur forme trapue qui s’inscrit dans un cube vise surtout à donner une impression de force. C’est un symbole de pouvoir, fait pour durer.

Deux plaques signalent l’une que la guillotine a été installée là du 13 juin au 8 juillet 1794 ; l’autre qu’il y a eu 6 militants indépendantistes algériens et un syndicaliste français tués ainsi que de nombreux blessés lors de la répression d’une manifestation le 14 juillet 1953.
En s’engageant dans le boulevard de Picpus tout proche, on remonte jusqu’à la place Daumesnil, aménagée à l’emplacement de la barrière de Reuilly. Là, aucune trace des vestiges du mur. J’en profite pour faire un petit détour par la rue de Charenton. Dans cette longue rue si disparate, on trouve au numéro 199 quatre atlantes du sculpteur Pierre-Alexandre Morlon (1878-1951) : un forgeron à tablier qui vient de réaliser une clé, et un marin en ciré :

un mineur à casque et lanterne, un paysan à serpette,

Ces Atlantes ne montrent pas leurs muscles. Ils ont l’air surtout bien las de porter ces lourds balcons et on peut penser qu’ils aspirent à la liberté. Les derniers étages sont décorés par des torsades de feuilles de vigne et de grappes de raisin.

A Paris, un peu partout, on rencontre dans des rues modestes comme il y en a partout ces immeubles (celui-ci a été primé en 1911) dont on voudrait connaître le commanditaire pour mieux comprendre ses motivations.
Voici la descente vers Bercy où, le Ministère des Finances a avalé deux pavillons. Je ncvrois qu’ils ont été conçu par le successeur de Ledoux et leur style est moins inspiré.

On voit d’abord seulement l’immense bâtiment blanc et noir puis on arrive rue de Bercy :


Après une petite pause pour admirer un cycliste acrobate, il faut longer le bâtiment pour voir le second pavillon, quai de Bercy. En contrebas, dans des sortes de douves (destinées à protéger les inspecteurs des finances ?), il y a des statues que personne ne regarde, Pourtant la Pénélope de Bourdelle a beaucoup de charme.



L’art mural sur le boulevard Vincent Auriol à l’automne 2019 : tout est en mouvement
Il faut une constance que je n’ai pas pour ne pister que Ledoux quand on se promène à Paris car pour monter jusqu’aux barrières de d’Enfer, il faut prendre le boulevard Vincent Auriol et le mur, qui avait été déplacé afin de permettre de rattacher à Paris le village d’Austerlitz, a été entièrement détruit.
Une fois de plus, je parcours ce boulevard métamorphosé par le street art en guettant les nouveaux murs décorés. Six mois après notre dernière balade, de nouveaux collages ont fait leur apparition. Je n’aimais guère l’art de D FAce. Quelqu’un a peint des virgules noires et roses de l’autre côté de l’immeuble de la place Pinel. Peu importe que je n’apprécie pas davantage, je dois bien reconnaître que ça existe, que ça attire l’œil et que l’ensemble met de la couleur jusque dans le ciel gris du mois de novembre.

Là où les flâneurs ne regardent que Turncoat, l’autre grande fresque de D.Face, deux femmes qui lui tournent le dos ne voient que le jardinet où jouent leurs petits-enfants. Elles vivent dans un autre monde, sans se soucier des couleurs tonitruantes et de la romance pop qui se raconte dans leur dos. Elles n’ont aucun effort à faire pour faire partie de l’histoire du quartier. Elles sont de là, tout simplement. J’aimerais m’arrêter davantage m’asseoir sur le banc, entamer la conversation et écouter leur histoire.

Ce collage des deux mondes est à l’image de Paris, où nous sommes (presque) tous des étrangers, des passants.
Un peu plus haut le grand panneau décoratif d’Add Fuel, Azulejos, que j’avais vu en cours a un vis-à-vis de l’autre côté du boulevard :

La fresque des jumeaux qui signent Hownosm, Sun Daze est achevée au 167.

La très belle peinture bondissante du Chinois DALeast au 154 qu’il décrit ainsi sur le site de la Galerie Itinérance :
Mon dernier mur représente deux léopards qui sont en fait une créature unifiée, dont les actions semblent causer sa brisure en deux. Ils sont connectés quels que que soient leurs actions, qu’il s’agisse de jouer, de se battre ou d’aimer, le résultat affectera directement cette créature. C’est le reflet de beaucoup de situations dans la vie.

Il faudrait ajouter tous les petits artistes qui se sentent poussés par les grands fresquistes, moins disciplinés, plus chiens fous, accrochant l’un d’étranges reliques aux murs :

Installant pour l’autre ses portraits criards sous les arcades du métro.

Trois mondes s’ignorent le long du boulevard Vincent Auriol : celui du flâneur qui cherche les traces d’un 18e siècle décidément effacé ; celui du touriste qui traverse le quartier en jouissant du spectacle de la ville moderne ; celui des petites vieilles installées sur le banc de leurs habitudes qui tournent le dos à la terrible femme de l’affiche avec son rouge à lèvres tonitruant et se racontent la vie de là-bas (mais sans doute leur là-bas est-il un ici définitif)
Voir aussi : La Rotonde de La Villette
Les fresques du boulevard Vincent Auriol ; passagedutemps.wordpress.com/2019/04/19/les-fresques-du-boulevard-vincent-auriol/
Bibliographie succincte
https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Liste_des_barrières_de_Paris&oldid=163693851 ».
Cliquer pour accéder à BP-M1-annexes.pdf
BLOND Stéphane « Les barrières de Paris », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 11 novembre 2019. URL : http://www.histoire-image.org/fr/etudes/barrieres-paris
Commission du vieux Paris, 1979, Ledoux et Paris, Cahiers de La Rotonde, 3, Paris, Rotonde de La Villette.
Gallet, Michel, 1980, Claure-Nicolas Ledoux, Paris, Ed Picard.
Gagneux, Renaud, Prouvost Denis, Gaffard, Emmanuel, 2004, Sur les traces des enceintes de Paris. Promenades au long des murs disparus, Parigramme.
Ledoux, Claude-Nicolas, (1736-1806), L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des meurs et de la législation, Paris, Herman.
Lyonnet, Jean-Pierre , 2013, Propylées de Paris -1785-1788 Claude-Nicolas Ledoux, Editions Honoré Clair.
Jean-Pierre Lyonnet, <em>Les Propylées de Paris (1785-1788), Claude Nicolas Ledoux, Une promenade au clair de lune</em>,
Palaiseau. Gravures, 1819.
Merci Sonia pour cette jolie promenade au fil des enceintes parisiennes disparues lesquelles ont parfois laissé quelques jolies traces que nous aimons regarder lors de nos pérégrinations.
Quant à Pénélope de Bourdelle, il s’agit là encore d’une belle inspiration symbolique de cet artiste incomparable et de la richesse de son oeuvre. Espérons que Stéphanie van Parys laquelle semble se languir de cette longue attente, n’attendait pas indéfiniment son talentueux mari de sculpteur !
Marie
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Merci très savante Marie. Où peut-on voir l’oeuvre de Stéphanie van Parys (une oubliée de l’histoire, je le crains)
Sonia
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Vraiment très intéressant votre article ! mais je n’ai pas compris pourquoi le métro est aérien ? peut-être n’y at-il aucune raison liée au mur en fait.
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Bonjour Philff et merci pour votre commentaire. Je me suis mal expliquée. Je voulais dire que le tracé du mur des Fermiers généraux existait déjà au moment du percement du métro (avec une sorte de no man’s land correspondant à un boulevard intérieur et un boulevard extérieur autour du mur, soit une bande de presque 100 m. de large). Cela permettait d’éviter les problèmes d’expropriation, les frais de percement, les risques d’éboulement… problèmes qui se posent chaque fois qu’on creuse une nouvelle ligne souterraine. D’où le choix d’un tracé aérien.
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