Je me promène dans le 15ème arrondissement que je connais mal. En ce moment, je suis de très mauvaise humeur parce que je vis comme si de rien n’était alors qu’il faudrait trouver des formes de mobilisation pour défendre l’héritage démocratique dont notre génération a bénéficié. Il y a un mois et demi nous avons compté les morts du Bataclan assassinés par neuf criminels ; il y a trois semaines, nous avons compté les votes Front National. Nous avons parlé entre amis de ce qui arrivait, pesé les appellations de guerre et de lutte contre le terrorisme…
Comme on s’habitue vite ! Nous avons repris le cours de nos vies en espérant que l’histoire nous laisse de côté en 2016. Mais voilà que notre gouvernement veut nous « protéger » en modifiant la constitution et en inventant de nouvelles punitions pour les coupables de tels crimes. Nous voulions oublier mais l’histoire ne nous oublie pas
La proposition de déchéance de la nationalité m’apparaît comme le fruit de l’intelligence purement tactique de Hollande. Le président se réjouit de priver la droite d’un motif d’agitation et de plaire à l’opinion. Rien d’inquiétant de plus, puisque la mesure concernera une fraction de criminels qui ont commis des actes odieux et ne menacera en rien les citoyens normaux. C’est vrai pour le moment, mais les dégâts sur les bi-nationaux sont imprévisibles. Quel sera leur sentiment de loyauté à l’égard d’une nationalité fragile qui se donne et se retire ? Quelle sera leur frustration à découvrir qu’il y a deux catégories de Français dont une a moins de droits que l’autre ? Et quand bien même, les Français approuveraient l’exclusion de criminels décérébrés, l’amour de notre République, malgré toutes ses insuffisances, était l’amour de ses principes. Nous l’a-t-on assez répété que la France ne faisait pas de différence entre ceux qui étaient de souche et ceux qui avaient souhaité venir s’établir sur son sol.
Je suis sensible à ce problème. Ma mère, née à Nice d’une mère polonaise et d’un père russe, française depuis l’âge de 15 ans, a perdu sa nationalité par le décret du 22 juillet 1940, qui l’a immédiatement privée de son métier de professeur, que seuls des Français pouvaient exercer, et qui a fait d’elle une apatride au risque de sa vie. Le gouvernement de Vichy estimait que les étrangers qui avaient acquis la nationalité française menaçaient l’identité française. C’est pourtant elle qui a combattu pour la France libre et non ceux qui prenaient ces mesures. A la Libération, ma famille s’est rassurée : la France des principes n’avait rien à voir avec la France de Vichy. Je croyais que cette leçon était assimilée. Apparemment, il a suffi de deux générations et d’un président trop habile pour l’oublier.
A quoi peut servir une loi inapplicable ? Nous ne nous débarrasserons pas par magie de ceux qui ont grandi chez nous. Quel effet une telle mesure pourrait-elle avoir sur les pays (Algérie, Maroc pour l’essentiel) vers qui nous voulons les chasser. Au nom de quoi décider que nous allons envoyer vers ces pays des malfaiteurs criminels qui ont grandi chez nous ? Des avocats se chargeront d’ailleurs de rappeler que la loi interdit de mettre leur vie en danger et on ne pourra les expulser. Tel est, comme tout le monde a pu le constater, le cas de Djamel Beghal, inspirateur de Kouachy et de Koulibali, terroriste déchu de sa nationalité depuis 1962 et qui ayant saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contre son retour en Algérie en invoquant « des risques de traitements inhumains et dégradants » vit toujours en France. « Oui, mais – dit notre habile politicien – le peuple de France veut au moins des mesures symboliques. Il faut bien le rassurer. Sinon, il votera Front National ! » En attendant, c’est le peuple de gauche qu’il divise follement. Follement ? Le calculateur Hollande imagine peut-être précipiter ainsi le recentrage de son électorat.
Nous allons vivre un régime de crise pendant des années. Nous avons besoin de prendre le temps de réfléchir à ce que nous faisons de ceux qui haïssent la vie et qui nous menacent. Il nous faudra bien lutter contre les régimes de terreur qui gagnent du terrain et contre les « ennemis de l’intérieur » que leur haine finit par associer à un délire moyenâgeux. Mais pas comme ça, sur un coin de table en surveillant la courbe des sondages. Sans doute, nos gouvernants trouvent-ils ridicule l’idée mystique du lien du citoyen et de la France. Pour moi, au contraire, je crois que ce lien nous protège de la désagrégation de notre nation qui est un des périls qui nous menace. On n’a pas le droit de l’affaiblir.
Je pense à tout cela en parcourant Paris. Les banlieues populaires suscitent la défiance aujourd’hui. Les Français (comment les appeler ? « n’ayant pas d’ascendance étrangère immédiate », Gaulois en langage jeune, Blancs…) se plaignent qu’ « on n’est plus chez soi ». Ce n’est pas forcément, comme on le dit très vite du racisme, à moins d’appeler racisme le malaise suscité par ceux qui affirment leur différence et refusent de se fondre dans la masse commune. A Saint-Denis, à Bobigny, à Grigny… des hommes se promènent en djellabas, des femmes se voilent de la tête au pied. Ceux qui vivaient là constatent le refus ostentatoire du mélange. Après, évidemment, ils amalgament sans nuance ces affirmations identitaires, et l’évolution menaçante d’une minorité.
Quand ils sont entre eux, les petits blancs des communes populaires s’inquiètent des trafics dans les zones de non droit. Ils se lamentent sur le changement de la population. Pas entre voisins. Entre voisins, on « ne parle pas politique », sauf si on se connaît bien, parce que c’est compromettant. On se risque auprès des journalistes, des chercheurs en sciences sociales. Sous couvert d’anonymat, on se hasarde à parler, on s’excite et on se plaint. « Vous ne pouvez pas comprendre, vous qui vivez à Paris ».
On a vite oublié combien des zones entières, aujourd’hui resserrées à l’intérieur du périphérique, ont pu être considérées comme des territoires dangereux.
Voici le fond du quartier Castagnary, coincé entre les boulevards des Maréchaux et les voies ferrées qui mènent à Montparnasse et qui conserve encore les traces de son passé populaire. On trouve assez près les « habitations bon marché » de la rue de la Saïda, des immeubles édifiées dès 1913 par Auguste Labussière. Il y a quarante ans, l’aimable Villa des Charmilles, dont la cour ombragée par un tilleul est un havre de paix, était – au témoignage d’un habitant – entourée par des immeubles où il n’était pas rare de rencontrer des familles dont les pères étaient détenus pour des années et dont les mères se prostituaient. Les rues du quartier était tenues par les Manouches et plus d’un conflit entre élèves se réglait au couteau.
Chaque fois que meurt un vieux retraité, son petit logement d’ouvrier est rénové, puis racheté par des enfants des classes aisées en quête de logements accessibles ; peu à peu le quartier s’embourgeoise. Aujourd’hui, la rue Castagnary comporte un établissement spécialisé dans l’enseignement des enfants précoces dont on sait qu’il en éclot davantage dans les familles où les parents ont fait de bonnes études. Tout a basculé vers les années 70 et le prix moyen du mètre carré dépasse les 7 500 euros.
Il reste de cette époque le phare de 23 mètres de haut qui signalait la plus grande poissonnerie de Paris avec des vendeurs en ciré et en bottes qui avaient l’air de débarquer tout droit d’un chalut. Un beau jour dans les années 2000, le propriétaire vendit La Criée du phare à un repreneur qui « coula » l’entreprise et qui partit en abandonnant 9 tonnes de poissons dans un immense congélateur, lequel tomba en panne en 2005. Le stock pourrit. Une affreuse odeur d’ammoniac se répandit sur le quartier. Les habitants prétendent que les pompiers craignaient une explosion. En tout cas, le quartier fut bouclé pendant que des pompiers en tenues de cosmonautes emportaient maquereaux, sardines, morue et thon pourris. Ils portaient des masques pour se protéger un peu de l’odeur pestilentielle de chair décomposée. Longtemps après, les piétons reniflaient encore des émanations douteuses. Pendant quelques années, les repreneurs essayèrent d’y vendre des produits discounts, conserves, lessive, couches. Puis tout ferma en 2012.

La Criée du phare, rue Castagnary
Les anciens abattoirs de Vaugirard ne sont pas loin Ils avaient été créés pour remplacer les abattoirs de Grenelle indésirables dans le nouveau quartier de l’avenue de Suffren, et de Breteuil. En ce temps-là, la mort des animaux n’effrayait pas les mangeurs et on les menait à la vue de tous, depuis le chemin de fer jusqu’à l’abattoir. C’étaient de solides gaillards, ces bouchers qui abattaient chaque année plus de cent mille bœufs, un demi-million de moutons, des milliers de veaux et de porcs. Des abattoirs, il reste les portes monumentales de l’ancien marché, le bâtiment de la Criée et deux statues de taureaux d’Isidore Bonheur. Il manque une plaque, comme sur nos monuments aux morts : ‘Ici, sont tombés des milliers de boeufs ». Evidemment, on ne pourrait terminer par « pour la France ! » et j’imagine que tous les bouchers du coin diraient en coeur : ‘Ma petite dame, si vous voulez manger du steack, il faut tuer un boeuf ! » Tout de même, ce serait comme au temps des grottes préhistoriques et des shamans. Des bœufs ont été sacrifiés et en les représentant, on demande leur pardon.
On a gardé aussi le bâtiment des halles et on y vend des livres, et le nom du parc n’évoque plus que Brassens qui a vécu à deux pas, impasse Florimont. Les amateurs de livres anciens, lorsqu’ils ne se contentent pas des sites en ligne, passent par le Marché aux livres installé sous les halles.
Paris était entouré d’une voie ferroviaire, la Petite ceinture. Construit tout autour de la capitale sous le Second Empire (1852 – 1869), le chemin de fer de 36 km a transporté les voyageurs jusqu’en 1934. L’acheminement des marchandises des usines Citroën et des animaux des abattoirs de Vaugirard s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1970. Aujourd’hui, le domaine Citroën a été lui aussi reconverti en parc (le parc André-Citroën) et la voie ferroviaire en promenade écologique. On y accède au niveau de la rue Olivier-de-Serres et on va jusqu’à la place Balard. Le siècle dernier s’était enorgueilli de créer partout des voies de circulation ; nous les transformons en chemin des fées. En juin, les fleurs des champs courent le long des rails

petite ceinture 15e
Merci, Sonia, de vos souvenirs et de vos réflexions. Tout spécialement pertinent le souvenir concernant votre mère. Surprenante, pour qui se trouve à l’étranger, l’hypothèse de la déchéance de la nationalité (déchéance… déjà le mot en lui-meme est affreux). Vous savez bien, sachez, vous qui lirez peut-etre ce commentaire, que ce n’est pas cette France-là que nous aimons.
Mais que rien n’empeche de vous souhaiter une année 2016 … aimante!
mariagrazia
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Oui, chère Mariagrazia,
Nous savons que Peuple, Nation, Français sont des signifiants redoutables puisqu’ils donnent consistance à des entités qui n’existeraient pas sans eux, et ce sont des unités très fragiles, dont le sens est déplaçable, modifiable au gré de l’usage qu’on en fait. C’est pourquoi nous supportons mal qu’on touche à nos mots. Merci pour vos voeux. Souhaitons une année où la mort et la peur soient moins présentes.
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Le décret de juillet 1940 a abouti à la remise en cause de 15 154 naturalisations. Ces dénaturalisations concernent d’abord les Juifs (7 000, nombre auquel il faut ajouter les 110 000 Juifs d’Algérie, dénaturalisés en vertu d’un décret pris ultérieurement en octobre 1940) ; ensuite ceux qui ont « manifesté des opinions ou ont eu des activités contraires à l’intérêt national. Il s’agit essentiellement de déchéances de nationalité prononcées en raison des opinions politiques des personnes concernées. voir « Les dénaturalisés de Vichy (1940-1944) ». [article]. Bernard Laguerre · Vingtième Siècle, revue d’histoire Année 1988 Volume 20 Numéro 1 pp. 3-15.
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