Elle a 87 ans. Mais ça ne veut rien dire. A 87 ans, elle traversait la planète pour déclamer de la poésie espagnole dans des théâtres, recevait les télévisions à qui elle racontait ses souvenirs d’amoureuse parisienne de Gabriel Garcia Marquez. Elle était tout simplement splendide, avec un amour de la vie qui lui permettait d’enterrer ses amis avec chagrin et de poursuivre sa route en jouissant de ce que le présent lui apportait, avec un vieux corps, oui, mais un cœur encore palpitant qui la faisait courir dans tout Paris pour voir la dernière exposition d’un ami, aller écouter le concert d’une copine dans les théâtres perdus de la banlieue.
Elle était toujours pressée.
Sur le boulevard Raspail, il n’y a pas de feu rouge, ni de passage clouté en face de l’Alliance française. Des tas de gens traversent sans remonter jusqu’au passage piétons. Tachia Quintana avait eu le temps de voir la moto arriver, de se dire que le conducteur conduisait trop vite, qu’il fallait courir et qu’elle n’aurait pas le temps de… A cet instant, elle avait entendu le bruit des freins et elle s’était envolée.
La violence du choc l’avait projetée à trois mètres, puis tout s’était liquéfié autour d’elle. Elle avait pensé qu’elle était en train de perdre connaissance. Les choses ralentissent autour de moi, pensait-elle. Pourtant, elle ne s’était pas évanouie. Elle avait vu le visage du motard en veste de cuir qui se penchait vers elle, mais elle était incapable de dire si elle avait pu lui répondre quelque chose et quand elle avait voulu se retourner sur le côté pour se relever elle avait constaté qu’elle ne pouvait pas bouger. Elle sentait un filet de sang couler sur sa joue et son œil gauche se fermer.
Puis elle avait été traversée par la douleur.
Plus tard, à l’hôpital, son fils lui avait raconté que le motard avait vu au dernier moment une vieille dame traverser en dehors des clous, mais trop tard pour l’éviter. A 87 ans, mama, on traverse dans les clous.
– Il devait rouler trop vite.
– Comme un taré, peut-être, mais comment le prouver, tandis que toi tu as traversé n’importe où et ça se voit. De toute façon, c’est toi qui es perdante : cinq côtes cassées, un bassin cassé, un rein amoché… Au moins 45 jours sans bouger et retrouver l’usage de tes jambes, ce sera long !
La semaine suivant l’accident, la situation était pire que le jour même. On pouvait visiter Tachia par groupe de deux au service des urgences, escalier C, au 2ème étage de l’hôpital. On avait l’impression de pénétrer dans la salle des machines d’un navire, tellement le lit était environné d’appareils, la perfusion qui la nourrissait, les électrodes, la poche de sang pour lui donner un peu de force, la sonde urinaire, les poches de calmants, l’écran où l’on suivait à chaque instant son rythme cardiaque et le taux d’oxygène du sang. C’était un endroit très bruyant : les cliquètements, les grésillements et les bips des appareils se répondaient à des hauteurs différentes et comme nous ne comprenions pas la signification de ces bruits nous avions à chaque instant l’impression qu’un danger imminent menaçait. Les infirmières entraient et sortaient, changeaient une poche, mais c’étaient les machines qui surveillaient l’état de la patiente et elles n’étaient guère loquaces. Les bleus déformaient le visage de Tachia. Elle avait du mal à respirer. La morphine la faisait délirer ; elle voyait dans le tableau du néon de belles jeunes femmes mauves, et dans la barre des perfusions des hommes agressifs vêtus de la combinaison de cuir du motard.
Quand nous partions, le soir, les couloirs étaient déserts, le hall silencieux. Les fauteuils roulants et les pieds à perfusion attendaient le jour suivant et la prochaine fournée de malades accros à la cigarette qui sortiraient cinq minutes pour fumer.
Quinze jours ont passé. Tachia commence à se plaindre de la nourriture exécrable. Tout a l’air d’aller mieux. Laurinda la concierge portugaise lui a apporté un livre de poésies françaises, Une Espagnole, un éventail, les Serbes ont opté pour des chocolats ; les revues s’entassent sur le lit. Raja a promis de la bonne soupe de courge.
Mais depuis l’accident, nous utilisons les passages cloutés, et nous pestons contre les motos si présentes dans la ville. Conscients de risquer notre vie chaque fois que nous traversons une rue, nous n’essayons plus de nous faufiler entre des files de voitures à l’arrêt lorsque le feu est au rouge.
Pour combien de temps ?
Superbe@
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Oui, c’est la confiance en soi et la force de l’amour pour la vie qui permettent de traverser la vie avec style
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très beau portrait !
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