Un jour de juillet 2005, en me promenant dans le cinquième arrondissement de Paris, je suis tombé sur les traces de ce qu’on est bien obligé d’appeler une action de guérilla latinisante. Sur un petit périmètre, en gros la zone piétonnisée bordée par la Seine, le boulevard St-Michel, la rue St-Jacques et celle des Écoles, des inconnus avait collé, par-dessus les plaques de rue parisiennes, des affichettes comportant des odonymes de substitution, en latin. Le célèbre aspect des plaques était repris : fond bleu, bordure verte aux coins arrondis, capitales blanches à empattements.
En bon linguiste de terrain j’ai tout de suite sorti mon appareil pour immortaliser ces inscriptions dignes des situationnistes. J’ai ensuite épluché Le Parisien et fait des recherches internet en quête d’informations sur cette mobilisation pour le moins incongrue… sans succès. Sur mes photos certaines affiches étaient déjà partiellement déchirées, mais au bout de quelques jours les services municipaux avaient fait tout disparaitre. La chose reste aujourd’hui aussi mystérieuse qu’elle l’était en juillet 2005.
Que la démarche relève de la blague toponymique semble indéniable : on est ici en plein quartier latin : quoi de plus naturel que de faire appel à cette langue pour désigner ses voies publiques. Le nom du quartier signale la présence de la Sorbonne, avec ses jeunes latinistes, qui auront peut-être fourni la main-d’œuvre et l’inspiration de la chose. Notons aussi que les quartiers chinois des grandes villes se distinguent parfois par des plaques de rues bilingues, comme celles-ci, photographiées à Seattle et Londres, mais ce type de rajout n’a jamais été sanctionné dans la capitale française, le français étant la seule langue permise pour les indications de voirie publique.
L’examen du petit corpus d’inscriptions recueilli ce jour fait ressortir deux choses. Primo, le latin n’est pas n’importe quel latin. Et secundo, les formes ne sont pas de simples traductions des noms français.
Le latin, lui, n’est pas un latin cicéronien : on aurait alors via comme odonyme de base, or c’est le latin médiéval vicus qui survient ici. On trouve cette forme par exemple lorsque Pétrarque au 14e siècle appelle « straminum vicus » la rue du Fouarre voisine (Seniles 9 : 1). Dante, qui y habita en 1309, l’appelle en toscan « vico de li Strami » (Paradiso 10 : 137).
S’agit-il donc de noms latins réellement en usage à l’époque médiévale ? Un seul des noms semble relever de ce cas, et encore, en partie seulement. Il s’agit de la rue de la Harpe, vicvs Cithare.
Selon le Dictionnaire historique des noms de rue de Paris de Jacques Hillairet, source incontournable dans le domaine et qui a certainement été consulté par nos latinistes, cette rue est issue d’une fusion de deux voies plus anciennes. Toutes deux, à un moment de l’histoire, ont porté des noms latins référençant la harpe : la première « Vicus Reginaldi Citharatoria », et la seconde, plus proche, « Vicus Cithare in Judearia », intégrant un autre nom historique, rue de la Juiverie. Pour les autres rues rebaptisées, Hillairet ne donne que des noms historiques français.
S’il ne s’agit pas de noms latins ayant existé, s’agit-il de traductions des noms actuels ?
Ce cas est en fait très minoritaire, et dans son expression la plus simple survient une seule fois, lorsque la rue des Écoles, datant de 1852, devient vicvs Scholarivm.
Deux autres rues voient leur forme traduite augmentée d’un nom de saint. La rue de Latran s’étoffe en vicvs Sancti Iohanni in Laterano, rétablissant le « souvenir de la commanderie Saint-Jean-de-Latran (…) dont elle traverse l’emplacement » – quand bien même elle n’a jamais été nommée ainsi.
La rue de la Montagne Sainte-Geneviève se voit compléter par la présence inattendue de Saint Étienne – Vicvs Sancti Stephani in Monte Sanctae Genovefae. Encore là, telle référence n’a pas de réalité historique : la rue a été passagèrement rue des Boucheries, et après la Révolution simple rue de la Montagne, laïcisation oblige.
Mystère donc, pour ce cas. Enfin, rue Saint-Séverin se précise en rue étroite Saint-Séverin, strictvs vicvs Sancti Severini.
Appellation à nouveau sans contrepartie historique… mais le Dictionnaire historique nous apprend que la rue « a été élargie en 1678 du côté de ses numéros pairs ». L’adjectif semble reprendre cette précision, re-situant la rue en amont de cet aménagement.
La rue Boutebrie, vicvs Erembvrgis de Bria inaugure une nouvelle série, celle des traductions de noms désuets.L’intervention relève d’un acte double : déplacement historique, puis traduction. Cette rue doit son nom à un dénommé Érembourg de Brie, habitant à la fin du XIIIe siècle ; son prénom subit par la suite une érosion phonique assortie de divers rafistolages sémantiques – Bourg Brie, Bout de Brie – jusqu’à la version actuel, où l’aspect fromager lutte avec les restes du nom restitué dans la traduction.
Mais dans d’autres cas le nom est complètement sorti de l’usage : la rue de la Parcheminerie, nous dit Hillairet, s’appela rue des Écrivains… entre environ 1273 et 1387, lorsque le nom actuel s’impose. La traduction de parcheminerie aura-t-elle posé une colle à l’équipe de latinisateurs-éclair ? Quelque chose l’aura poussée, en tout cas, à ressusciter un nom disparu depuis 618 ans.
On aura remarqué l’aspect « papillonnage » de ces choix nominatifs : tantôt un nom d’antan, tantôt une traduction du nom actuel, tantôt des rajouts… Rien n’illustre mieux cet aspect que les rues associées à l’ancien champ de vignes le Clos Bruneau. Aujourd’hui il ne subsiste qu’une seule impasse ainsi nommée, le passage du Clos-Bruneau, mais à divers moments historiques, ce toponyme qualifiait également la rue des Carmes et la rue Jean de Beauvais. La rue des Carmes est latinisée en Vicvs Sancti Hilarii, souvenir d’une rue Saint-Hilaire on ne peut plus éphémère : succédant à Clos-Bruneau en 1317, c’est « peu après », d’après Hillairet, qu’elle cède sa place au nom actuel.
Diamétralement opposé, le passage du Clos-Bruneau est transformé en vicvs Iuda, pour la rue Judas, appellation ayant défini la voie pendant presque 600 ans, avant d’être évincée au profit du nom actuel en 1838. Se dessine-t-elle une stratégie de contournement du toponyme Clos-Bruneau, dont la traduction en latin serait trop ardue, ou trop artificielle ? Que nenni : rue Jean-de-Beauvais devient Clavsvm Brvnelli, retour (presque) à son nom prérévolutionnaire de rue du Clos-Bruneau.
Ce petit tour d’horizon se termine sur deux cas singuliers. D’abord, que justifie l’appellation vicvs Novior qui vient déloger rue Thénard ?
Novior, c’est le comparatif masculin de l’adjectif novus, « nouveau ». Ce serait donc la « rue plus récente ». Et de fait, c’est la plus récente des rues que j’ai photographiées, puisqu’elle est inaugurée en 1858, après la rue des Écoles qui est de 1852. Je ne suis pas sûr d’avoir saisi toute la campagne des colleurs d’affichettes avec mon appareil, mais cela reste une piste. Une description pure et simple, après la description partielle relevant l’étroitesse de la rue Saint-Séverin.
Et enfin la Rue Du Sommerard, dont l’histoire révèle une flopée d’appellations évocatrices : Palais-des-Thermes, rue des Thermes, rue du Palais, rue des Mathurins-Saint-Jacques… avant qu’on ne lui colle en 1867 le nom d’Alexandre du Sommerard, fondateur du musée de Cluny.
Ce qui donne… vicvs Insomniae. Rue de l’insomnie ? Eh oui: car ici toute l’érudition soigneusement étayée de nos militants latinisants est brusquement jetée par-dessus bord. Qu’est-ce que la rue du Sommerard au fond ? Rien d’autre que la rue du Somme-Rare. Que l’on traduit très bien en latin, de toute évidence.
Ces bagarres d’écrits publics prennent appui sur le dépassement de la fonction pragmatique – repérer telle voie – dont relèvent aujourd’hui le fait de nommer une rue, et le fait de mettre en scène ce nom sur une plaque. De plus en plus souvent, les plaques encadrent une interaction entre différentes formes d’écrit public : le désignant à visée pragmatique qu’est le nom, et le commentaire onomastique qui en fait un méta-objet. C’est l’avenue du Général de Gaulle appelant la mention « Libérateur de la France », c’est l’information que tel nom renvoie à un « Mathématicien », avec ou sans ses dates de naissance et de décès, ou à un simple « lieu-dit ». Reflets de l’intérêt que l’on porte à l’histoire de la ville et de ses noms, ces péritextes sont tantôt banals, tantôt saisissants, comme celui qui dévoile la présence d’un marmiton médiéval – Gilles queux – dans l’étymologie de la rue parisienne Gît-le-Coeur. Mais leur simple existence pointe en creux la portée idéologique qui colore désormais l’acte de nommer une rue, les mairies de droite et de gauche baptisant et rebaptisant pour consacrer leurs figures ou faits marquants. Double mouvement temporel, donc : vers les raisons de nommer du passé, et vers les impératifs honorifiques du présent. La démarche des latinistes du quartier Latin reprend en les retournant ces actes : ce sont les noms du passé qui délogent ceux du présent, dans une langue ancienne qui en entrave la compréhension, réinvestissant de leur mystère ces toponymes aux sens usés par les années, et autour desquels nous nous orientons en ville.
Bibliographie
Hillairet, Jacques, 1964. Dictionnaire historique des rues de Paris, deuxième édition (2 volumes). Paris : Minuit.
La Tynna, J. de, 1816. Dictionnaire topographique, historique et étymologique des rues de Paris. Paris : Imprimerie Gilles-fils. https://archive.org/stream/dictionnairetopo00laty#page/n6/mode/1up