La Cité des empereurs Nguyen
La Cité impériale de Hué a été construite assez récemment (entre 1804 et 1833) à l’initiative du fondateur de la dynastie des Nguyen, bien qu’elle emprunte le modèle de la Cité impériale de Pékin, qui, elle, date du 15ème siècle. C’est un ensemble énorme de plus de 500 hectares. Même à Pékin, la Cité couvre seulement 72 hectares (mais peut-être ne parle-t-on pas de la même chose, car la cité de Hué comprend aussi la citadelle qui est une vraie ville où vivent plus de 70 000 personnes). La Cité impériale est constituée de trois enceintes successives, protégées par des canaux et percées par des portes qui permettent d’aller du plus extérieur jusqu’au plus secret, la cité Pourpre interdite où résidaient l’empereur et sa famille y compris une centaine de concubines. C’est un énorme complexe qui englobe des palais, des pavillons, des ponts, des lieux de culte pour célébrer les ancêtres des Nguyen, des plans d’eau…
En 1968, bombardée sans relâche, elle a été gravement endommagée. On se demande comment les Américains qui ont anéanti la plupart des édifices importants de la cité osent aujourd’hui dénoncer les atteintes des Talibans et de Daech contre le patrimoine de l’humanité. Qu’ont-ils fait d’autre ? Cependant, grâce à l’inscription sur la liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité, de l’Unesco, des campagnes de restauration ont permis de rendre à Hué une partie de sa splendeur. N’empêche ! De nombreux bâtiments sont encore en travaux. D’autres ont subi l’usure du temps. Notre promenade dans la cité impériale a été une alternance de visites à des bâtiments pimpants, soigneusement restaurés et fleuris, et de moments où nous nous sommes égarés dans des lieux qui avaient l’air abandonnés et au bord de la ruine.
En fait, toute la cité plonge le visiteur dans une curieuse expérience temporelle : plusieurs époques y coexistent. Les bâtiments qui paraissent les contemporains des palais de Pékin en sont séparés par des siècles. De plus, le visiteur qui vient voir la cité impériale des Nguyen voit plutôt la copie rêvée de cette cité. Hué, c’est Carcassonne en Asie.
Tout est fait cependant pour donner au visiteur l’impression qu’il n’est pas entré dans une reproduction, mais dans un lieu merveilleux et sacré. D’ailleurs, le régime communiste demande à ce que le palais légendaire soit traité comme nous traitons les lieux de culte. On ne doit pas s’y promener en découvrant ses genoux et ses épaules et même le port de la casquette est prohibé. Par-delà la lutte des classes, le Vietnam communiste célèbre les artisans de l’unité du pays. Nguyen- Ho Chi Minh même combat ?
Sur le modèle chinois, l’empereur se voit confier un mandat sacré, maintenir l’ordre du monde. C’est pourquoi le site du palais obéit aux principes de la géomancie. Il allie la rivière des Parfums qui divise la capitale en deux et en constitue l’axe principal, la montagne Ngu Binh (appelée l’Écran royal) symétrique d’une dune supposée représenter un tigre aplati. La relation entre les points cardinaux au nombre de cinq pour les vietnamiens (centre, ouest, est, nord et sud), les cinq éléments naturels (terre, métal, bois, eau et feu) et les cinq couleurs fondamentales (jaune, blanc, bleu, noir et rouge) souligne la conception de la ville et se retrouve dans le nom d’un grand nombre de ses caractères principaux et dans ses ornements.
La porte du Midi est l’entrée principale.

Hué. Cité Impériale. La porte du Midi
Puis les allées alternent avec les portes et les palais, des bâtiments plats, terminés par des toits qui rebiquent surmontés par des dragons. Les dragons asiatiques n’ont rien à voir avec l’enfer ; ce sont des êtres révérés, des divinités des eaux, bienfaisantes et parfois facétieuses, ce que semble indiquer leurs représentations exubérantes.
L’atmosphère est bien différente de celle qu’on observe dans la sévère cité de Pékin. Les mosaïques en faïence kitsch sont omniprésentes.
Parmi les édifices remarquables, le palais de l’Harmonie suprême et ses colonnes sculptées et laquées, le pavillon de la Splendeur et la cour aux neuf urnes funéraires.

Hué. Deux des neuf urnes dynastiques
Mon préféré est peut-être le pavillon de lecture où l’empereur venait se délasser, aujourd’hui, un salon de thé. Un des charmes de l’architecture chinoise est de ménager des transitions entre l’intérieur et l’extérieur, entre le monde et son image. Le salon ouvre sur une terrasse abritée.
De là, on voit une île miniature, entourée d’une eau d’un vert profond. Elle est symbole avant d’être ornement car elle offre une image d’un monde en modèle réduit, montagne à pic dans l’eau, végétation, construction humaine.
Le rêveur qui contemple le bassin est aussi le maître des reflets : qu’il se déplace à peine et à la surface des eaux calmes apparaîtra l’image jaune de la façade, presque aussi vraie que le bâtiment. Sur le miroir de l’eau fusionnent images miroitantes et nénuphars.
Il suffit alors d’une seule feuille posée à la surface du bassin et le temps s’arrête.
Cependant, ce sont tous les bâtiments qui proposent des passages progressifs entre le dedans et le dehors. Il suffit d’une galerie ouverte qui longe une pièce d’eau, une cour, un jardin ou même de portes qui sont des transitions entre deux jardins.
Dans une des galeries, il y a une exposition de photos. Les images ont vieilli et les Vietnamiens n’ont pas cherché à les restaurer. Les noirs sont tellement palis par le temps qu’on distingue à peine les yeux de l’impératrice et du garçonnet de chaque côté de la table. Un visiteur grommelle : « Quand même ! On sait rattraper les images abimées, maintenant ! Quelle inefficacité les fonctionnaires communistes ! ». J’aime au contraire ces photos qui baignent dans une atmosphère floue, comme la mémoire du Vietnam d’aujourd’hui.
Et parfois, une marche inégale, une peinture écaillée, des taches violacées sur les murs, des couloirs silencieux qui ne mènent nulle part évoquent mieux qu’un bâtiment refait à neuf ce monde révolu.
Dans un de ces coins délaissés quelqu’un avait accroché une cage où chantait un oiseau musicien. Son chant avait attiré un de ses congénères qui se lamentait et désespérait d’atteindre la prisonnière. Celle-ci n’était pas moins triste. On aurait dit qu’elle l’appelait.

Les oiseaux amoureux (Hué. Cité impériale)
Je ne sais pas ce qu’ils deviendront, mais on peut croire que l’oiseau sera fidèle car le cœur des oiseaux est moins changeant que le cœur de l’homme… Mais qui sait, c’est peut-être une princesse prisonnière qui pleure au fond de la cage en attendant qu’un amoureux la délivre d’un méchant enchantement.
Vers le fond de la cité, à côté d’un pré retourné à l’état de friche, on découvre un court de tennis où le dernier empereur, féru de sport, aimait à venir jouer. Dans mes rêveries, le palais impérial conférait une dignité particulière au fils du ciel. Mais le court de tennis décevait mon imagination : bien oublieux de ses origines fabuleuses, le dernier empereur s’était comporté comme un colonial quelconque, de même qu’il n’avait été politiquement, qu’une marionnette aux mains des Français.
Deux tombeaux
C’est pourtant d’extravagance impériale qu’on a envie de parler en visitant la vallée des tombeaux.
Pour les empereurs Nguyen, la vie dans l’au-delà nécessitait autant d’espace et de palais résidentiels que la vie d’ici-bas.
Nous avons visité le tombeau de Khai Dinh construit entre 1920 et 1931. La modernité du matériau utilisé, le béton, ajoute au trouble. Khai Dinh est presque notre contemporain et il se comporte en pharaon, augmentant les impôts de son pays de 30% pour financer la construction de son mausolée. Dans une première cour, il a fait aligner guerriers, mandarins, chevaux.
Un escalier très raide monte à un premier pavillon, suivi d’une terrasse encore plus élevée. A l’intérieur le monarque a voulu un décor éblouissant constitué de mosaïques. On dit que les artistes cassèrent des vases précieux pour recueillir suffisamment de ces fragments polychromes destinés à recréer décors floraux et symboles royaux.

Tombeau de l’empereur Khai Dihn

Branche d’abricotier. Symbole du printemps et rouleau de lettré
Le second tombeau a été édifié par son ancêtre Minh Mang, célèbre entre autres pour avoir eu 30 femmes légitimes, 300 concubines et au moins 142 enfants. N’hésitant pas à édifier des collines et à creuser des lacs artificiels pour créer la nature de ses rêves, il réalisa un parc paisible un peu mélancolique.
Du haut d’une esplanade, on aperçoit le pont qui franchit un lac et mène au royaume des morts. Chez nous, nul n’en revient. Ici, il a l’air proche, un îlot juste en face d’un beau parc.
Quittant les monuments étranges que l’homme édifie parfois, nous avons repris le taxi, traversé des villages misérables pour rejoindre Hué ses vendeurs de peinture sur soie, de cartes postales en papier découpé, d’habits faits au Vietnam, ses pousse-pousse qui ne transportent que des touristes, ses cafés tonitruants.
Prochaine étape, le musée Cham de Danang et la montagne de marbre.