Quand j’étais retournée au musée Guimet pour voir les trois têtes gigantesques moulées à Angkor, j’avais vieilli et appris à aimer aussi le bâtiment belle époque reconfiguré par Henri et Bruno Gaudin, avec le patio baigné par le jour qui tombe d’une verrière centrale et baigne les visages d’Angkor dans une lumière sereine.

Il y avait toujours la superbe bibliothèque au cœur du musée, une rotonde secrète, qui m’avait donné envie de savoir qui était Guimet, car ce n’est pas si fréquent de chercher à donner du sens à son existence en couplant un musée et une bibliothèque, de sorte que le but du lieu qui porte ce nom de Guimet n’était pas seulement esthétique et proposait une voie vers la connaissance de l’Asie. (Aujourd’hui, la bibliothèque a été déménagée au rez-de-chaussée, mais elle est toujours accessible).


Portrait de l’inventeur du musée Guimet en érudit autodidacte
C’est alors, en 2017, qu’a été organisée une exposition sous la direction de Cristina Cramerotti et Pierre Baptiste dont on peut lire le catalogue, Enquêtes vagabondes. Le Voyage illustré d’Emile Guimet en Asie. Les livres sur l’origine des religions étaient ce qui intéressait vraiment Emile Guimet qui était allé bien au-delà de la culture moyenne des amateurs de son temps.
Guimet (1836-1918) était le fils d’un ingénieur chimiste qui avait fait fortune en trouvant la formule d’un bleu outremer chimique bon-marché qui remplaçait le lapis-lazuli d’Afghanistan, importé à prix d’or, si précieux qu’au Moyen Age on le réservait aux manteaux de la Vierge et des rois.

Ce bleu Guimet qu’une publicité présente ici sur un cahier d’écolier fit la fortune de la famille. Elevé par une mère peintre et musicienne, les intérêts d’Emile le portaient d’abord vers la musique et il composera toute sa vie. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale comporte des espagnolades comme par exemple Les Contrebandiers, Scène des Pyrénées… mais aussi Taï-Tsoung, un opéra au titre asiatique, écho probable de ses voyages. Le musée Guimet devrait le faire entendre. Peut-être qu’il a manqué à Emile Guimet d’être pauvre pour devenir un grand compositeur. Riche, il est resté dilettante.
Il travaillera cependant dans l’usine de son père en patron saint-simonien actif, soucieux des conditions de travail de ses ouvriers. On connaît assez bien les détails de son existence, mais il y a des silences dans toutes les vies. Comme tout laisse penser qu’il lui était difficile de vivre simplement en industriel lyonnais, j’imagine ses difficultés à bifurquer pour se créer un autre destin.
Il avait commencé ses voyages par l’Egypte et s’était passionné pour les cultes isiaques, puis, en 1876, il s’était rendu aux Etats-Unis, où il avait convaincu le peintre Felix Régamey de l’accompagner pour un grand voyage en Orient.
Ce qu’on lit de la vie de Félix Régamey (1844-1907) est très sympathique. Il gagnait sa vie en publiant des caricatures dans des journaux. Sympathisant communard, il avait dû s’exiler à Londres où il s’était notamment lié d’amitié avec Verlaine et Rimbaud.

Il avait ensuite bourlingué en Afrique du Sud et son crayon faisait merveilles pour dénoncer la violence qui s’exerçait contre les ouvriers dans les mines de diamants.

Il rejoint les Etats-Unis. Emile Guimet, parti voyager seul après la mort de sa mère, l’y retrouve. Il a besoin d’un compagnon de voyage et le convainc de l’accompagner pour un périple de plusieurs mois, tous frais payés en échange de croquis.
Les deux hommes vont beaucoup aimer le Japon qui s’ouvrait à l’Occident depuis quelques années. Ils en rapporteront le livre Promenades japonaises dont les deux volumes illustrés par Regamey paraissent en 1878 et 1880. Il est vrai que Régamey était déjà conquis avant le départ : il avait pu découvrir des estampes d’Hokusai à la Bibliothèque impériale :
« Le Japon, nul ne savait ce que c’était… J’ouvris le carton à images et je fus émerveillé […] Je passai ma journée à les copier ; j’étais fou, j’étais ivre de couleurs. «
Bien sûr, le voyage ne va pas sans préjugés et anecdotes railleuses, mais il s’agit tout de même d’une vraie recherche des cultures autres et d’une initiation aux religions d’Asie. Guimet note les détails pittoresques, les chaises à porteur des Djunrikhis, les femmes nues au bain en plein rue, les « petits bâtons » qui servent à vider à toute allure les bols de riz, cubes et petites rondelles de légumes qui servent de nourriture… Mais ce qu’il cherche surtout à comprendre ce sont les religions d’Orient et leurs rapports avec les monothéismes.

Malgré les difficultés, (bien des fois, le récit de voyage raconte des rencontres avec des bonzes qui se débarrassent des Occidentaux en disant à l’interprète ne rien connaître de leur religion) Emile Guimet cherche à rencontrer des religieux japonais. Félix Régamey le croque en train de discuter grâce à la médiation d’e l’interprète.

Guimet ramènera de son voyage dans le monde bouddhiste une copie de taille réduite d’un ensemble de vingt-trois sculptures en bois polychrome représentant un mandala complet de bodhisattvas supposés guider les croyants dans leur progression spirituelle (je ne distingue toujours pas ce qui est disciple, réincarnation du bouddha, divinités locales) et des centaines de sculptures
Félix ramène l’Asie avec ses toiles. Ses tableaux grand format furent présentées dans la section « Religions de l’Extrême Orient » à l’exposition universelle avant d’être oubliés dans les caves de Guimet. Quelques-uns ont été montrés dans l’exposition de 2017.

Balade dans le musée
Le Musée Guimet, c’est comme le Louvre : on ne peut pas tout voir en une seule fois. Aujourd’hui, je laisse de côté les collections consacrées à l’Inde et à l’Asie du Sud-Est et je visite seulement quelques objets de l’art de la Chine qui sont au 2ème et au 3ème étages .

L’éléphant de bronze qui date de la dynastie Zhou (puisqu’en Chine, on compte les périodes par dynasties)
Dans la salle 2, j’ai aperçu une laque toute craquelée, offerte par mon marchand, M. Loo (passagedutemps.wordpress.com/2019/01/09/la-pagode-m-loo-la-vie-dun-galeriste-chinois/). Je suis incapable d’en comprendre l’intérêt. J’espère que le musée a bénéficié de dons plus spectaculaires. Je chercherai à savoir une prochaine fois.
Ceux qui aiment les musées espèrent que malgré les années qui les rendent moins perméables aux émotions, ils vont faire une rencontre qui viendra éclairer leur journée (et peut-être même pourront-ils garder longtemps en eux le souvenir de cette illumination). J’ai eu la chance de rencontrer une œuvre qui m’a happée. Quelques minutes, la réalité s’est estompée pour ne laisser que la présence d’un cheval frémissant. Le sculpteur lui a donné une force qui transmet son énergie à qui le regarde.

Un peu plus loin, de gracieuses joueuses de polo qui volent des les airs sur leurs chevaux légers, invitent l’imagination à s’envoler avec elles vers un autre horizon.

Les Rikishi de Nara
Voilà. Je m’arrête de mettre des photos. J’espère que celles-ci donnent envie de venir à Guimet. Mais aujourd’hui, je suis là pour la présentation de trois statues bouddhiques qui viennent de l’ancienne capitale du Japon, Nara. La grande famille des Fujiwara a commandité ces sculptures. Comme toujours, la bonté est légèrement ennuyeuse et la statue du Bodhisattva Jiso qui date de la fin du 9ème siècle ne manque pas à la règle. Celui qui porte la souffrance à la place des hommes est un peu trop serein, un peu trop joufflu pour mon regard occidental.

Je lui préfère les Kongo Rikishi du 13ème siècle, ces gardiens divins qui encadraient les portes d’un temple. Ils doivent beaucoup à l’influence chinoise

au Japon, ils sont devenus deux forces complémentaires, l’un bouche ouverte est l’Agyo ; l’autre bouche fermée est l’Ungyo.
Ces athlètes sont torse nu ce qui découvre leurs muscles de héros de mangas, la jupe drapée sur les hanches qui accentue l’impression de mouvement, les poings serrés, prêts à bondir sur ceux qui ne suivraient pas la voie boudhique. Toute leur posture est énergie :


Le sculpteur du temple obéit au modèle chinois qu’il a en tête et en fait des statues neuves, plus humaines, plus réalistes. Aller à Guimet, c’est faire et refaire l’expérience des échanges entre traditions. Refaire, c’est faire ce qu’on n’aurait pas pu trouver sans l’œuvre qui vous précède, et qui souvent vient d’ailleurs.
- Promenades japonaises, d’Emile Guimet et Félix Regamey (illustrations), préface d’Hervé Beaumont, réédition en fac-similé des deux volumes parus en 1878 et 1880. Edition A Propos (576 p., 59 €).
- Pas d’excuse pour ne pas le lire puisqu’il est en ligne https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9757095j/f35.image.r=Felix%20Regamey%20(1844-1907)
- Cristina Cramerotti et Pierre Baptiste, 2017, Enquêtes vagabondes. Le Voyage illustré d’Emile Guimet en Asie , Paris, Gallimard.
- Nara, trois trésors du bouddhisme japonais,, 2019, concepteur Harumi Kawamura, Département de Nara. (catalogue de l’exposition du 23 janvier au 18 mars 2019)