Marie-Guillemine Benoist et Théodore Géricault

La gardienne de la salle, comme je lui demandais où se trouvait la salle 54, m’avait répondu : «  Ah ! C’est la dame noire que vous cherchez ? Traversez le couloir et prenez en face ». Son sourire était éclatant. En fait, dans cette salle, je voulais revoir Marat assassiné, qui figurait dans nos manuels d’histoire, mais en quelques dizaines d’années, le portrait de la femme noire était devenu un tableau plus célèbre que la représentation de David célébrant la mort du héros révolutionnaire.

La Mort de Marat. Détail

Les visiteurs d’aujourd’hui n’ont peut-être plus grand-chose à faire des icônes républicaines et se sentent davantage concernés par les identités liées à la couleur de la peau.

Portrait d’une femme noire (anciennement dénommé Portrait d’une négresse) par Marie-Guillemine Benoist, 1800.

Et me voici en face de la dame noire.

Portrait d'une femme noire. Marie-Guillemine Benoist.JPG

En 1800, six ans après le vote de l’abolition de l’esclavage dans les colonies, une négresse, comme on disait alors, était le sujet principal d’un grand portrait. Cette femme n’était pas représentée comme une domestique ou comme une esclave maltraitée, elle était assise dans un fauteuil de style, à la place traditionnelle des maîtresses blanches, faisant ainsi émerger un nouveau « sujet » de l’Histoire. Sa posture et son regard d’une grande dignité célébraient mieux qu’un long discours l’aboutissement de la lutte pour l’émancipation. Et plus je regardais la femme, plus je comprenais la menace qu’une simple toile peut représenter pour l’ordre établi.

Sur le plan pictural, le joli blog, intitulé « Les yeux d’Argus » rappelle que peindre une peau noire était considéré comme une tache quasi impossible. Marie-Guillemine Benoist (1768-1826), la jeune peintre, s’en était tirée en jouant des contrastes entre les vêtements blancs et la peau noire satinée et lisse, et en créant tout un dégradé, depuis la terre de sienne brûlée jusqu’aux teintes claires pour l’arrondi du sein. Peut-être d’ailleurs ce sein rend-il l’interprétation du tableau ambiguë, car, enfin les maîtresses de maison n’étaient pas montrées sans vêtements et la possibilité de représenter une poitrine dénudée connotait en un sens la domesticité.

La liberté était aussi celle de l’artiste qui avait suivi des cours de peinture dans l’atelier de David, alors que l’Académie de peinture interdisait aux femmes de fréquenter les ateliers, (interdiction bravée par David et ses élèves), et qui osait exposer. Les autorités ne tiendront pourtant pas rigueur à Marie-Guillemine de son ambition féministe et le Louvre achètera dès 1818 ce Portrait d’une Négresse. Hélas ! Quand son mari, devenu Ministre d’Etat à la Restauration, aura besoin d’une épouse respectable, Marie-Guillemine Benoist cessera de peindre. La grande histoire connait un recul autrement plus grave, puisque Napoléon a rétabli l’esclavage pour complaire aux planteurs des îles et qu’il faudra attendre la jeune République de 1848 pour qu’un nouveau décret d’abolition soit promulgué.

Peindre une peau noire.JPG

Maintenant que j’ai quitté le Louvre, je me souviens de la fierté de la gardienne (une Martiniquaise, m’a-t-il semblé) et de son grand sourire, « C’est la dame noire que vous voulez voir ?», pour saluer le monde moderne plutôt que de ressasser le malheur inépuisable de l’esclavage. (https://lesyeuxdargus.wordpress.com/2013/10/08/portrait-dune-negresse-de-marie-guillemine-benoist/)

Géricault. Portrait de Louise Vernet

Oui ! Le portrait classique de Marie-Guillemine Benoist nous parle, mais vingt ans plus tard une génération nouvelle est apparue. Vingt ans, et c’est une autre façon de ressentir la Révolution et l’Empire. La touche lisse de Madame Benoist relève de l’ancien monde. Géricault, même lorsqu’il peint des petites filles, n’est pas son contemporain et sa peinture brutale en couches épaisses exalte la couleur.

De lui, je connaissais le Portrait équestre du Lieutenant Dieudonné ou l’Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (1812), avec son grand cheval cabré, des cavaliers blessés et surtout le Radeau de la Méduse.

Voici cette petite fille qui remplit tout le cadre. Elle est monumentale, davantage puissante que grosse, une antithèse parfaite des enfants à la mode du temps, douces, frêles, mignonnes. Elle est seule. Parents, protecteurs et gouvernantes ont disparu. Seule ? Non, sur ses genoux, un chat au repos, énorme, inquiétant. D’ailleurs, le ciel est ténébreux, presque noir. A-t-on idée pour une petite fille ?

Louise Vernet. Portrait de Géricault

La fillette est sereine, mais opaque. Elle ne fait rien qui puisse évoquer la rébellion, mais elle échappe. Et puis, tout de même, ce genou découvert ; cette épaule montrée comme si elle était une adulte (et sûrement pas une dame distinguée) ! Elle regarde le spectateur. Les regards se croisent. Son œil est immense. Qu’y a-t-il derrière l’œil écarquillé d’une petite fille ?

Le chat mort

Tout près, un tableau encore plus étrange, Le Chat mort, longtemps attribué à Chardin, identifié par l’expert Hubert Duchemin et finalement acquis par le Louvre en 2003.

Le Chat mort. Géricault

C’est un récit lacunaire dont nous connaissons seulement la fin. Le peintre habitait rue des Martyrs et son atelier était situé au n° 23. C’est sans doute de là qu’est tombé son chat, qui en est mort. Le peintre a dû ramasser l’animal et le poser doucement sur la table. Il avait encore un beau pelage, beige et gris. Rien d’une charogne, mais il n’était plus là, l’œil déjà fermé, la gueule entr’ouverte, les pattes raidies. Il n’y avait plus qu’une vie perdue.

Theodore Géricault a peint le chat, comme il avait peint les agonisants, les cadavres et les corps mutilés des marins de la Méduse.  Vous le voyez, là, beige et gris sur ce fond noir comme la mort, et il n’y a pas besoin d’une image nette et lisse pour peindre cette horreur, il n’y a pas besoin  d’un dessin bien fini, bien fignolé pour cerner le modèle, mais de grandes taches irrégulières, juxtaposées sur la toile. comme une sorte d’écriture hâtive du chagrin.

Le Chat Mort. Détail

J’ai lu partout qu’un tableau ressemble d’abord à l’art de sa génération, mais Géricault cherchait autant à comprendre le sens de la vie et ses toiles racontent son angoisse fascinée devant la mort, sa pitié impuissante pour les créatures vivantes. Cet art-là ne s’apprend pas au musée.

C’était ma petite visite du jour au Louvre. Il n’y avait pas foule au deuxième étage du pavillon Sully. On peut tracer son chemin et rester longtemps devant un tableau sans être bousculé.

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