Les mondes parallèles
Mais qu’est-ce qui nous a pris de vouloir rentrer en métro jusqu’à Bastille alors que nous avions quitté nos amis vers 1h 45, non loin du Collège de France ?
Il n’y avait aucun taxi en vue quand nous avons croisé la station Maubert. « Nous pouvons toujours essayer de prendre le dernier métro », ai-je dit à mon mari. Et de fait, la station était ouverte et une rame est arrivée tout de suite. Nos montres indiquaient deux heures quand nous sommes parvenus à Austerlitz, à temps pour prendre la correspondance avec la ligne 5. Nous nous sommes rués dans les couloirs. Passant, devant une salle où des employés attendaient, je leur ai demandé, « il y a encore un métro pour place d’Italie ? », en me trompant, car notre arrêt, Bastille, était dans l’autre direction. Ils m’ont dit oui. Nous nous sommes dépêchés. Dans le couloir qui menait au quai, on entendait du bruit. Nous avons pensé que c’était notre métro, mais il s’agissait de la ligne qui allait dans l’autre sens. De notre côté, un panneau indiquait que tout était interrompu jusqu’au matin. Nous sommes repartis vers la sortie Gare d’Austerlitz. Nous avons pris un couloir à droite, puis à gauche. Du bruit encore. Les grilles étaient en train de se refermer ! Il restait trente centimètres. Trop bas pour se glisser dessous. Il devait bien y avoir une porte ouverte quelque part, tout de même… Nous sommes retournés vers le couloir de la ligne 10 pour demander aux employés par où passer : tout le monde avait disparu !
Nous avons descendu en courant l’escalier qui mène à la gare d’Austerlitz en espérant sortir par le côté des chemins de fer. Les escalators ne fonctionnaient plus, mais on entendait des voix dans le hall, là où les lignes de métro rejoignent les grandes lignes. Un groupe d’hommes s’amusait au babyfoot. Nous avons hésité à aller vers eux. Nous avions peut-être un peu peur de ces grands gaillards (banlieusards en attente de train ? SDF à l’abri ? Compétiteurs de babyfoot à l’entraînement, agents de la SNCF au repos…? ), puisqu’il n’y avait apparemment qu’eux et nous dans cet endroit et nous, nous avons en principe passé l’âge de traîner à deux heures du matin dans une station de métro. J‘ai quand même interrogé nos étranges rencontres. « Vous savez comment sortir d’ici ? ». Un des hommes a fini par répondre « Bonne question ! » et il a ajouté. « On ne sort plus, madame ! La sortie, c’est pour 5 heures 30 ». Puis, il est retourné à sa partie et je n’ai pas osé lui demander la raison de la présence incompréhensible du babyfoot dans le hall d’Austerlitz. Nous avons avancé vers les quais de la gare plongés dans la pénombre. Au bout du quai, vers la sortie, les rideaux de fer étaient baissés. Là aussi, aucun agent de sécurité. « Je crains que tout ça ne se termine mal, a dit JM. Ils vont sûrement éteindre la lumière et nous serons plongés dans l’obscurité».
L’heure avançait : il était 2 h 20. Un bruit de voix provenait de très loin vers le haut. Nous avons remonté au pas de course le grand escalier, pris un couloir en direction des voix. Seulement, les employés du nettoyage qui auraient pu nous aider étaient séparés de nous par une nouvelle grille qui venait de s’abaisser. On aurait dit que nous étions dans un jeu informatique où des obstacles infranchissables surgissaient sans cesse. Notre embarras a d’abord amusé les hommes en tenue orange, puis ils ont montré un peu de compassion : « Redescendez ! Vous trouverez un ascenseur qui vous permettra d’arriver jusqu’à nous ».
Les joueurs étaient toujours dans le hall et nous ont fait un petit signe de la main en nous regardant cavaler vers l’ascenseur. L’accès en était interdit par une bande rouge. Nous n’avons pas osé passer par peur de nous retrouver coincés dans la cabine (un piège cruel du jeu informatique dont nous étions prisonniers à déjouer absolument ?) et nous sommes repartis pour constater que nous tournions en rond : remontée de l’escalier, couloir de la 10, grilles baissées, (entre temps les nettoyeurs étaient partis), marches à redescendre pour la troisième fois. La fatigue me faisait battre le cœur et j’avais juste l’envie de me résigner et de m’affaler dans un coin. JM me donnait l’impression d’être décidé à courir toute la nuit en évitant les obstacles jusqu’à faire apparaître une porte quelque part. Mais il a simplement décidé de passer sous la bande matérialisant la fermeture de l’ascenseur. Je l’ai suivi. L’ascenseur a démarré. Nous avons retrouvé les nettoyeurs qui nous ont indiqué une sortie dérobée. C’était fini !
Une fois à l’air libre, nous sommes rentrés chez nous à pied, plutôt contents d’être dehors. On voulait protester auprès de la RATP, incapable de laisser quelqu’un pour inspecter les couloirs, ou au moins un numéro de téléphone. On imaginait la réponse administrative. « Vous n’aviez qu’à prendre vos dispositions ». La voix se ferait désagréable. « Regardez-vous. Vous êtes âgés ; vous avez l’air éduqués. Vous savez lire un règlement, n’est-ce pas ? Est-ce que vous avez pensé à nos agents qui doivent rentrer chez eux à la fin de leur service ? ». Nous pourrions invoquer l’honneur du service public, le risque d’enfermer des cardiaques ou des diabétiques, mais il valait mieux nous abstenir….
En fait, je ne regrettais pas notre séjour nocturne dans les sous-sols du métro. Je me reprochais seulement de ne pas avoir discuté avec les hommes des profondeurs. Je les imaginais planquant le babyfoot dans une galerie souterraine et le ressortant pour jouer dans leur monde parallèle. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce qu’était ce lieu dont nous avons été un petit moment les prisonniers. Etait-ce vraiment la gare familière, ou bien une autre, née de la nuit ?
Les Noctiliens glissaient en silence sur la chaussée. JM disait « Marchons encore un peu pour éliminer le champagne de la soirée ».
(L’histoire est plus simple. J’ai lu sur Internet que l’entreprise a mis ces mini-foots à disposition de la clientèle pour lui éviter l’ennui des salles d’attente. Une application permet aux gens intéressés de se contacter. Il avait suffi aux joueurs d’arriver au moment où les autres partaient. N’empêche. Qui sont-ils ? Peut-être vivent-ils cachés pendant le jour et se réveillent-ils la nuit pour se livrer à d’interminables parties de babyfoot ?).
Suite à la tradition du café solidaire
Mariagrazia Margarito, une Turinoise, qui se promène souvent sur le blog, avait évoqué, dans son commentaire au billet intitulé Les Misérables, la tradition, à l’origine napolitaine, qui consiste à commander un café et à en payer deux, un pour soi et un autre pour un inconnu pauvre qui se présentera dans le bar et qui trouvera ainsi un café prépayé. Ce petit geste ne coûte pas grand-chose, mais dit la solidarité avec les plus démunis. Elle m’envoie une photo prise à Turin et écrit : « je l’ai trouvé ce matin, dans un café de Turin, vieillot, au charme indémodable (un « café historique », où allait souvent Cesare Pavese). L’étiquette est une très bonne idée, un rappel. A Naples, en Sicile, pas besoin d’étiquette ni de petit pot pour l’argent. On donne au gérant, et gérant et garçons savent comment faire. Mais « dans le continent », comme disent les Siciliens et les Sardes, « au nord » comme disent les Napolitains, scripta manent (tiens, le latin) et ceux qui ont oublié n’ont pas d’excuse ».
Sur le Net, j’ai trouvé une page de Wikipédia qui montrait que l’idée s’était répandue partout et un vieil article du Parisien (avril 2013) « Un café solidaire, s’il vous plaît! ». Le mouvement, hélas, semble être retombé avant même d’avoir pris à Paris.