Rushdie et le socle vide d’une statue de Voltaire

Il est difficile de trouver les mots pour dire ce que je ressens après l’attaque contre Salman Rushdie. Trente ans avaient passé depuis la fatwa des Iraniens et nous avions fini par croire que la condamnation à mort de l’écrivain n’était plus d’actualité, mais l’homme qui l’a poignardé n’avait pas désarmé.

Salman Rushdie. https://www.youtube.com/watch?v=ye34RRpVJmg

Pendant ces trente ans, il y a d’ailleurs eu beaucoup d’assassinats destinés à terrifier le monde intellectuel, les traducteurs de Salman Rushdie, les caricaturistes de Charlie Hebdo, des professeurs comme Samuel Paty…, des personnes souvent choisies parce qu’elles usaient de la liberté d’expression garantie par nos constitutions.

Chaque fois, il s’est trouvé de bons esprits pour expliquer qu’un tel degré de violence s’expliquait par une folie paranoïaque, que les tueurs étaient des déséquilibrés en perdition, plutôt que des meurtriers calculateurs.

Opposer folie et raison n’a pas de sens. Le fanatisme religieux est inséparable du politique dans un contexte mondialisé qui voit des Etats comme l’Iran ou l’Afghanistan en conflit avec l’Amérique et ses alliés. Les rapports entre ces pays et l’Otan sont marqués par des sanctions économiques et par des guerres  ̶  qui, pour avoir eu lieu à l’extérieur de nos pays ont bien eu lieu.

La violence impitoyable des assassins ne saurait pourtant être excusée par ces agressions qui ne suffisent pas à expliquer qu’on décapite un professeur, qu’on massacre les spectateurs d’un concert, ou qu’on poignarde un écrivain 30 ans après la parution d’un roman que l’auteur de l’attentat n’a sans doute jamais lu. Il se peut que la santé mentale des exécutants soit fragile, mais ce ne sont pas eux qui ont inventé les motifs et les moyens de leur passage à l’acte. Ce sont d’abord des idées qui veulent faire taire Salman Rushdie et derrière les idées les pouvoirs étatiques ou religieux qui soutiennent l’assaillant. La première réaction du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Téhéran est une approbation et une menace « En insultant les choses sacrées de l’islam et en franchissant les lignes rouges de plus d’un milliard et demi de musulmans et de tous les adeptes des religions divines, Salman Rushdie s’est exposé à la colère et à la rage des gens ».

On peut aussi s’interroger sur le drôle de climat qui règne en Occident. L’idéologie de la petite minorité extrémiste se nourrit de l’humiliation d’une stagnation économique et culturelle qui dure encore dans des régions entières du Proche et du Moyen Orient. Cette situation a conduit des populations à s’exiler alors même que leurs pays avaient retrouvé leur indépendance. Paradoxe de ces situations postcoloniales voulues par ceux qui s’en disent victimes !

De Polyeucte l’exalté à Brassens le sceptique

La culture européenne a elle-même longtemps cultivé l’admiration pour ceux qui risquaient leur vie dans des causes religieuses ou politiques. Quand j’étais au lycée, on étudiait encore Polyeucte de Corneille.

Polyeucte, prince arménien, est marié à Pauline, la fille du gouverneur romain, qu’il aime profondément. Tout juste baptisé et éclairé par une révélation soudaine, il décide de « braver l’idolâtrie » et de briser les statues d’un temple romain. Cette action aura des conséquences tragiques jusque sur son entourage puisque sa femme et son beau-père se convertissent et risquent à leur tour d’être mis à mort. On nous invitait en classe à choisir entre le prosélytisme véhément de l’exalté qui recherche une mort en martyr et la tolérance généreuse de son rival, Sévère, qui approuve « que chacun ait ses dieux, (et) qu’il les serve à sa mode ». Des lycéennes qui rêvaient d’héroïsme choisissaient  parfois le radicalisme de Polyeucte.

Le Polyeucte de Donizetti dans Les Martyrs

Certes, alors que l’islamiste sacrifie la vie des autres, Polyeucte n’était coupable d’aucun crime de sang, mais ses discours enflammés invitaient le peuple à la révolte, menaçant l’ordre public et la possibilité d’entretenir des rapports paisibles avec ses semblables.

En fait, peu importait la cause. Ce qui séduisait les lycéennes enthousiastes c’était l’engagement de qui sacrifiait sa vie à une histoire plus grande que la sienne. Nous étions encore proches de la deuxième guerre mondiale : les attentats des résistants, dénoncés pendant l’occupation comme « terroristes », étaient admirés comme des manifestations de courage qui avaient redonné de l’espoir au pays. Sainteté et héroïsme se confondaient. Polyeucte pouvait incarner cet élan qui fait tout risquer pour une croyance.

J’ai l’impression qu’on n’ose plus, dans les lycées, lire cette pièce ambiguë et Polyeucte serait considéré en 2022 comme un fanatique briseur de statues (peu différent des talibans qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân).

Brassens a très bien mis en vers les raisons de se désengager (il pensait plutôt aux rapports entre monde communiste et monde capitaliste):

Mourir pour des idées
L’idée est excellente
Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue
Car tous ceux qui l’avaient
Multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus
[…]

Or, s’il est une chose
Amère, désolante
En rendant l’âme à Dieu, c’est bien de constater
Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente

Les Saint Jean bouche d’or
Qui prêchent le martyre
Le plus souvent d’ailleurs, s’attardent ici-bas
Mourir pour des idées
C’est le cas de le dire
C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas

Dans presque tous les camps
On en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem dans la longévité
J’en conclus qu’ils doivent se dire
En aparté, « mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente » [
…]

Encore s’il suffisait
De quelques hécatombes
Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât
Depuis tant de « grands soirs » que tant de têtes tombent
Au paradis sur terre, on y serait déjà

Mais l’âge d’or sans cesse
Est remis aux calendes
Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort
Toujours recommencée, mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente
[… Les paroles complètes sont en ligne]

Contre l’indifférence

Quelle qu’ait pu être la cruauté des guerres de religion qui l’ont déchirée, l’Europe du 21e siècle inclut aujourd’hui tous ses citoyens sans discriminations dans une communauté fondée sur des bases politiques qui se passent du religieux. Force est pourtant de constater que nous sommes peu nombreux, si on considère la totalité des pays du globe, à estimer que le respect de la liberté d’expression et le respect des minorités sont des valeurs suffisantes pour souder une société ? Nous découvrons, effarés, que nos idées jugées d’un néocolonialisme arrogant s’exportent mal. Et même en Europe… Les musulmans français dans leur immense majorité sont des gens paisibles, mais parmi ces millions de Français et d’exilés, se trouvent des fanatiques résolus que des réseaux sociaux mondialisés aident à trouver ce que, et qui, ils pourront détester.

Et puis, où s’arrête le soupçon qu’inspire le sacré à la majorité des Français ? Au religieux ? Le rejet des passions identitaires ne touche-t-il pas aussi des entités laïques, la Patrie, la République, l’Europe… que notre pays cosmopolite et individualiste considère, elles aussi, avec suspicion ? Qu’on les appelle fanatisme ou idéologie, les mêmes élans ne sont-ils pas derrière l’expérience religieuse et l’expérience politique ?

Notre méfiance devant toute croyance se constate à la distance qui se creuse avec le nationalisme ukrainien. Jusqu’où comprenons-nous l’abnégation avec laquelle la majorité de ce peuple est prête à sacrifier sa vie pour défendre son droit à une Ukraine indépendante ? Jusqu’où partageons-nous la conception du sacré inhérente à l’idée de patrie ? Plus médiocrement, comment se passera l’hiver quand il faudra se débrouiller sans gaz russe ?

Que nous reste-t-il pour nous préserver de l’indifférence ? Même si je doute que la lecture des ouvrages de Voltaire nous rende le courage intellectuel de l’engagement, j’admire ses combats aux côtés des victimes de l’intolérance et son analyse des causes du fanatisme :

« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. […] Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique […] »

« Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant- goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. »

Voltaire ne s’est pas borné au travail critique sur cette « maladie ». Avec fougue, empathie et ténacité, il s’est engagé, a risqué sa liberté pour obtenir par exemple la réhabilitation du protestant Jean Calas (1698–1762) accusé du meurtre de son fils Marc-Antoine et mis à mort de façon atroce, prétendument parce que celui-ci voulait se convertir au catholicisme .

A Paris, Ville (des) Lumière(s), l’ombre d’une lâcheté

Puisse le Voltaire de  l’affaire Calas,  nous convaincre de ne pas nous réfugier dans la neutralité sceptique. Quelles que soient la complexité, l’absurdité et la cruauté du monde, il nous faut apprendre avec Voltaire à défendre sans hésiter la liberté d’expression.  En 2020, quelques vandales avaient dégradé sa statue, installée tout près des quais de la Seine sur le flan de l’Académie française. Bien que le chapitre de Candide qui dénonce l’esclavage soit sans équivoque, Voltaire à leurs yeux était coupable de n’avoir développé aucun programme politique de sortie de l’esclavage et d’avoir placé des capitaux dans les bateaux négriers (calomnie, selon les historiens. Ses accusateurs n’ont fourni qu’une lettre dont l’authenticité n’est pas établie à l’appui de leur thèse). Sous couvert de “combat décolonial”, ces censeurs s’emploient à effacer la figure de celui qui a contribué de façon décisive à la délégitimation de l’esclavage à une période où cela n’allait pas de soi.

La Mairie de Paris avait retiré la statue, officiellement pour la nettoyer. Deux ans plus tard, elle s’apprête à la cacher derrière les grilles de l’ancienne faculté de médecine. Le socle du square Honoré Champion restera vide.

Socle vide de la statue de Voltaire, square Honoré Champion

Les responsables de la Mairie de Paris auraient-ils honte des Lumières ? Auraient-ils peur de ceux qui se disent offensés pour mieux s’en prendre à la liberté et à la tolérance ?  Quand Voltaire sera caché pour éviter tout dissensus, c’est un des symboles culturels qui rend notre pays désirable qui aura été affaibli.

Bibliographie succincte

Brassens « Mourir pour des idées », google.com/search ?q=brassens+mourir+pour+des+idées+paroles&oq=brasse&aqs=chrome.1.69i59l2j69i57j0i433i512j46i175i199i433i512j46i131i175i199i433i512l3j46i175i199i433i512l2.7019j0j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8

Dion, Jacques, 2022, « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous », Marianne 11 au 17 août 2022.

Ehrard, Jean, 2008, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versailles.

Voltaire, 1764, Dictionnaire philosophique, Version image [archive], sur le site Gallica , https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626129s/f8.item.r=dictionnaire%20philosophique

Polyeucte, https://www.google.com/search?q=gallica+bnf+polyeucte&tbm=isch&ved=2ahUKEwjSx9aJjPH5AhXLesAKHVCUC60Q2-cCegQIABAA&oq=gallica+bnf+polyeucte&gs_lcp=CgNpbWcQAzoECCMQJzoFCAAQgAQ6BAgAEB46BggAEB4QCDoECAAQGFCLHljZRmD6RmgAcAB4AIABNYgB_AKSAQE5mAEAoAEBqgELZ3dzLXdpei1pbWfAAQE&sclient=img&ei=8lUPY9KGJ8v1gQbQqK7oCg&bih=1066&biw=2131#imgrc=X12uazg9P3b3fM

2 réflexions sur “Rushdie et le socle vide d’une statue de Voltaire

    • Bonjour et merci Myriam. Bien sûr qu’il faut d’abord relire et lire Salman Rushdie. Pas parce qu’il est devenu malgré lui le symbole de la liberté d’expression, mais parce que ses romans parlent très bien du monde « multiculturel » où nous vivons. J’avoue que je n’ai pas lu les derniers. Je vais acheter Le Quichotte, Shalimar le Clown et son recueil de nouvelles… Tout un programme

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