La fantastique cité des Espaces d’Abraxas

L’architecte catalan, Ricardo Bofill, pensait que le peuple avait droit à la beauté. Il voulait construire des demeures qui tournaient le dos aux mornes façades des HLM de l’après-guerre pour se parer de colonnades et de frontons empruntés aux temples grecs.  C’est ce programme qu’il a pu finaliser en 1983 à Noisy-le-Grand dans une cité baptisée Les Espaces d’Abraxas.

Le Trésor de la langue française explique le nom en se référant à Renan 

Le bien est le dieu suprême [selon Basilide] (…). Son nom est Abraxas. Cet être éternel se développe en sept perfections (…). Les sept perfections ont produit les ordres d’anges inférieurs (…) au nombre de trois cent soixante-cinq. Ce nombre est celui que donnent les lettres du mot abraxas, additionnées suivant leur valeur numérique. (…) les basilidiens (…) adoptèrent les vertus magiques du mot abraxas. E. RENAN, Église chrétienne, 1879, pp. 160-163.

Un abraxas est donc un dieu. C’est aussi une amulette…. Et bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser à abracadabra (parenté soutenue par le dictionnaire Robert historique). Abracadabra donc, nous irons à Noisy-le-Grand.

Difficile de se garer une fois arrivés  aux Espaces d’Abraxas. Le parking du centre commercial qui jouxte les bâtiments construits par Bofill est fermé le dimanche. Lorsqu’une place est libre le long d’un trottoir, il faut payer en chargeant une application sur son téléphone. Si l’opération rate, on n’a aucune solution. Après des détours, nous longeons l’arrière d’un bâtiment. L’arrivée est peu engageante, la rue étroite est mal entretenue et les habitants ont vue sur le parking !

Les fenêtres paraissent bien étroites à côté des pilastres démesurés. Même ce jour où le ciel rayonne, la façade de béton est sombre, (un peu égayée quand même par des touches d’ocre clair et de bleu.) « Est-ce que les rayons du soleil arrivent à éclairer cette rue, a dit E.? »

Des habitants, lassés d’être visités par des nostalgiques du film Brazil qui a été tourné dans les Espaces, préviennent les visiteurs qu’ils feraient mieux de repartir. De fait, on doit se lasser d’être pris en photo. A moins que le message vienne de dealers qui n’ont pas envie d’être dérangés dans leur commerce : le quartier a mauvaise réputation. Cependant tout était tranquille l’après-midi de notre visite et les passants nous souriaient.

Nous prenons un passage, bien qu’il ait l’air de ne mener nulle part. Coincé entre les murs gigantesques, un petit temple stupéfie. Les plus critiques sont effarés. « Pourquoi ce temple qui n’a aucune affectation ? Une citation gréco-romaine gratuite ? »

Espaces d’Abraxas. Un temple
Temple. A l’arrière la masse énorme du Palacio

Après cet immeuble-enceinte, on pénètre dans la partie qui s’appelle « Le Théâtre », Le lieu est hors normes, colossal. Il y a ceux qui détestent, trouvent le gigantisme de l’endroit effrayant.  « C’est funèbre. On ne peut pas vivre dans cette monstruosité oppressante ! ». Et il y a ceux dont je fais partie qui sont fascinés par sa puissance. « Beau, laid n’a pas de sens, ici »

Les Espaces d’Abraxas. Le Théâtre semi-circulaire

E. insiste : « Je n’aime pas les bâtiments qui sont là pour qu’un architecte orgueilleux puisse laisser sa signature. On vit sûrement mieux dans des bâtiments plus humbles, des HLM ensoleillés, sans vis-à-vis.

Espaces d’Abraxas. Bow-windows en verre miroitant dans la lumière

De fait, si les emprunts aux formes classiques, (portique, colonnes, péristyle, qui viennent pourtant d’une architecture à échelle humaine) font une impression inquiétante c’est parce qu’ils sont réinterprétés dans des proportions gigantesques. Ce sont des bâtiments qui appartiennent à un autre monde… « Je n’y vois que des réminiscences d’architecture totalitaire, dit E. Si je devais  vivre là, j’aurais l’impression d’être une créature impuissante dans un monde despotique. »

Moi, je pense que Bofill, puis les cinéastes et les auteurs de série ont nourri le besoin de fiction des habitants en offrant à la cité des matrices de récits, et qu’un ado qui traverse la place pour aller au collège peut se représenter en chevalier chevauchant un dragon pour aller combattre le mal. Il voit le monde futur, pas le passé…

Mais est-ce tellement inhumain ? Nous avons croisé deux personnes de l’immeuble Théâtre qui partaient en vacances et qui adorent Abraxas où elles vivent depuis 22 ans. Leur appartement est spacieux. Comme il est traversant, il est très clair. Ils se sentent bien. L’univers fermé les protège.  Les enfants aussi sans doute qui font du patin dans l’hémicycle et n’ont pas besoin d’être surveillés.

Le musée Jean-Jacques Henner

Jean-Jacques Henner (1829-1905)  qui avait son atelier à Pigalle et vivait rue La Bruyère n’a jamais habité l’hôtel particulier du 43 avenue de Villiers où est installé son musée. Le lieu a en fait été acquis et aménagé par le peintre Guillaume Dubufe (1853-1909) avant d’être vendu par ses héritiers à la veuve du neveu de Henner. Celle-ci y a rassemblé la collection d’œuvres laissées par son oncle et a fait don du musée à l’Etat à condition que le lieu reste consacré à J.-J. Henner.

La visite de ce musée peu fréquenté a le double intérêt de nous montrer ce qu’était un atelier d’artiste en vue de la fin du 19e siècle et de nous faire découvrir Jean-Jacques Henner. Portraitiste recherché…

il était célèbre en son temps pour ses nus féminins aux poses alanguies, au corps pâle et à la chevelure rousse.

Une icône patriotique

Jean-Jacques Henner est aussi l’auteur d’un tableau iconique, « L’Alsace. Elle attend ».

Henner Jean Jacques (1829-1905). Paris, musée Jean-Jacques Henner. JJHP1972-15.

Le tableau a été offert par des industriels de Thann à Gambetta qui avait organisé la résistance aux Prussiens et qui, député à l’Assemblée, avait, contrairement à ses collègues, refusé la capitulation de la France et l’annexion. Il représente une jeune fille en costume de deuil qui regarde frontalement le spectateur. Ce tableau a beaucoup de force par sa retenue. La douleur ne s’accompagne d’aucun geste démonstratif, le peintre n’ajoutant pas à l’émotion les signes de l’émotion. Son modèle a la détermination calme des saintes, tout en étant suffisamment individualisé pour ne pas se réduire à une allégorie.

Cependant l’image est opaque (comme toujours). Pour en comprendre la signification , il faut lire la sentence inscrite à droite de la toile ainsi que la date, 1871, inscrite à gauche : Ce que la jeune femme attend, c’est le retour de l’Alsace dans la France. Le visiteur n’est pas invité à partager un deuil, mais à entendre l’appel à la libération. Gambetta montrait le tableau à ses visiteurs et appelait la jeune fille « Ma fiancée »

Indépendamment de sa valeur picturale, le tableau est passionnant pour ce qu’il dit de notre rapport à l’histoire. Il correspond au moment de l’histoire de la propagande où les informations s’accompagnent de plus en plus souvent d’images reprenant les discours sous une forme émotionnelle. Les Français se sont reconnus dans cette personnification de l’Alsace et l’Alsace de Henner a été bientôt reproduite sous forme de gravures largement diffusées.

gravure en noir et blanc de Flameng (hélas ! moins réussie que l’original) BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Pour ceux qui ont traversé les années structuralistes et « l’Empire des signes », le tableau d’Henner rappelle la force des images et souligne qu’elles ne se ramènent pas à leur décodage langagier et imposent leur incarnation irréductible.

Ce retour sur l’histoire des provinces perdues en 1871 est aussi l’occasion d’un parallèle avec le temps présent. Certains Français considèrent avec incompréhension la guerre entre Ukrainiens et Russes. Afin de préserver la paix et les commodités du monde d’avant, ils voudraient que les Ukrainiens renoncent à la Crimée et au Donbass et acceptent la vision de Poutine pour qui un russophone a pour vocation de rejoindre l’ethnie slave.

A 150 ans de distance, ces débats ont été les nôtres. Ceux qui luttaient contre le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne défendaient une conception de la patrie, proche de celle des Ukrainiens, conception que Renan a formulée dans un texte remarquable :

« La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j’expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l’ethnographie. C’est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès. [… ]                       

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (Renan, 1882)

On n’est pas citoyen, expliquait Renan, en raison d’une origine, mais par attachement à une communauté politique. J’adhère à cette définition ‘politique’, la seule possible d’ailleurs dans un pays comme le nôtre qui accueille des populations venues du monde entier. Elle s’oppose à la conception ethnique propre à l’Allemagne, et aujourd’hui à la Russie.

La visite du musée Henner est ainsi une occasion de réfléchir à l’imaginaire patriotique qui légitime le sacrifice d’une génération, au moment où les historiens pour la plupart antimilitaristes insistent surtout sur la souffrance des soldats des deux bords et sur l’absurdité des guerres.

Le peintre officiel

La carrière de Henner est celle d’un peintre reconnu du Second Empire et de la 3ème République. Il gravit toutes les marches de la carrière des honneurs : médaillé aux Salons, élu à l’Académie de beaux-arts, il est membre de plusieurs associations d’artistes, d’écrivains et d’hommes politiques. Pour autant, il est invité aux expositions des artistes modernes ; il fréquente Edouard Manet et vote en sa faveur pour l’attribution d’une médaille. Les courants dans l’histoire de la peinture qui m’apparaissaient sans communication et même hostiles, n’étaient peut-être pas si inconciliables. On n’était pas dans le camp de Monet ou dans le camp de Gervex et de Cabanel… ou du moins, des peintres comme Henner habitaient des quartiers voisins, s’invitaient et s’estimaient.

L’Hôtel de Dubufe pas trop loin de l’hôtel de Guermantes

L’hôtel de Dubufe (racheté par les héritiers de J.-J Henner) est situé dans un quartier d’artistes, non loin des demeures de Manet, de Debussy,  de Fauré, de Puvis de Chavannes, d’Edmond Rostand… Le quartier est aussi près du « faubourg Saint-Germain », où Proust imagine la demeure d’Oriane de Guermantes, appellation toute métaphorique, puisque situé sur la rive droite, bien loin de l’église et du boulevard Saint-Germain du 6ème et du 7ème arrondissements. Vivre plaine Monceau n’empêche pas Oriane d’être la maîtresse du premier salon du « faubourg. ». :

Le jardin du Musée Henner, petit et enclavé est devenu un joli jardin d’hiver qui accueille des concerts

Alsace noire, Italie brumeuse

Les étages comportent des salles disposées autour d’un patio central.

Balustrade de l’escalier, et frise orientale

La salle Alsace présente des toiles de jeunesse représentant le Sundgau.

On y voit essentiellement des paysages et des portraits de proches dont un petit tableau avec des bâtiments d’un noir profond sous un ciel blafard. Un noir où n’entre aucune couleur.

La salle Italie est surprenante : après son prix de Rome, Henner vivra 5 ans dans ce pays. Il en ramène de petits formats. Laissant de côté, les lumières du soir idylliques qui baignent les tableaux de Vernet, de Granet ou de Corot, Henner peint un palmier dans la brume, un paysage de landes sous un ciel stagnant.

Au troisième étage, l’atelier de la place Pigalle a été reconstitué avec ses nus masculins sa toile des Naïades (1877), un peu de mobilier :

Musée Jean-Jacques Henner. L’atelier

La Femme qui lit

Parmi tous les portraits de jeunes femmes rousses, j’aime beaucoup celui de la femme qui lit.

Les tableaux de femmes liseuses ont peu à peu quitté la thématique religieuse, de la Vierge avec son Livre d’Heures ou la thématique amoureuse d’une femme avec la lettre de son amant, pour représenter le pur plaisir de la lecture. De Fragonard à Renoir, Fantin Latour, Renoir, Berthe Morisot, Félix Valloton, Henri Matisse, nombreux sont les peintres de scènes de lecture, mais il en est peu qui peignent une liseuse nue.

Berthe Morisot. Jeune-fille lisant

La belle rousse de J.-J. Henner, absorbée dans sa lecture, est dans un autre monde comme si elle ne savait pas que nous l’observons.

Ce portrait me touche. Malgré les reflets dont je n’ai pu me débarrasser et le cadrage imparfait qui font de cette photo une photo ratée, il m’évoque le bonheur intime de la lecture quand on peut se livrer à la voix silencieuse qui se forme dans les pages imprimées en ignorant toute autre présence.

Bibliographie

https://musee-henner.fr/

http://elisabethpoulain.over-blog.com/2017/06/l-alsace-elle-attend-la-jeune-alsacienne-vue-par-j.j.henner-1871.html

BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Ernest Renan, 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Calmann Lévy https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_qu%E2%80%99une_nation_%3F.

Le défilé du Nouvel an asiatique

Il fait très froid. Un brouillard humide a envahi les rues. Si ça continue comme ça Paris va s’immobiliser dans le gel. Mais nous sommes le 22 janvier, jour du défilé du nouvel an asiatique dans le Marais. Vers 15h30, des Parisiens et des touristes venus des quatre coins de la capitale se pressent à la sortie du métro Arts et Métiers pour voir passer le défilé. Les couleurs envahissent les rues : rouge des lampions et des banderoles pour ramener la joie, jaune d’or des costumes, pour rappeler le soleil.

Ce sont de belles images, mais je connais très mal les récits qui les sous-tendent.

Le dragon, par exemple. Je sais seulement que c’est un dieu qui veille sur les pluies bienfaisantes ; il symbolise la richesse apportée par les pluies, la sagesse et le pouvoir. Son image brodée sur les costumes de cérémonie représente l’autorité impériale. La fonction du dragon ne ressemble en rien à celle du dieu des monothéismes,  créateur de l’ensemble du monde, soucieux d’imposer ses commandements. J’imagine que dans un pays agraire, le dragon incarne la fin du monde confiné de l’hiver, la puissante énergie reproductrice du printemps… Nous attendons son passage. Plus le dragon est long, plus il porte chance. Bon ! Celui du Marais est modeste, ses « porteurs » assez placides et ce dragon de rue apparaît comme un dieu de théâtre, mais il transmet la joie

Religion ? Parade de carnaval, je ne sais pas trop ?

Marche du dragon. Paris 2023

Le défilé est organisé par corporations. Les participants sont rangés sous des bannières de commerçants. J’imagine  que ces associations paient les tenues de parades et peut-être même les jeunes gens qui scandent la marche en tapant tout l’après-midi sur leurs tambours et leurs cymbales…

Banderoe, tambour et cymbales

Ne sont-ils pas payés ces « échassiers » qui rencontrent un franc succès et tous ceux qui grelottent dans leurs costumes pailletés et font bonne figure ?

Les échasses

Chaque confrérie rivalise d’imagination. Voici une réinterprétation motorisée de la chaise à porteur pour promener une élégante avec sa coiffure surmontée d’une couronne de fleurs, et voici un enfant dans un pyjama de cérémonie, recouvert d’un grand col brodé et d’un gilet rouge.

Elégante avec sa coiffure de fleurs accompagnée par des pandas
Petit prince sur son trône

Des bambins bleus balancent leurs lanternes rouges en agitant des têtes de lapins d’eau (car nous entrons dans l’année du lapin d’eau, qui selon les astrologues devrait être une année de « yin », incitant à la réflexion et à l’introspection)

Enfants aux lanternes

Des papillons de satin agitent doucement leurs ailes jaunes et roses :

Le papillon jaune

En tout cas, les Chinois de Paris se chargent de remplacer les anciennes fêtes populaires des Parisiens et le font avec une gentillesse et une fantaisie qui font du bien. Oublions le monde transitoire et angoissant qui est le nôtre, Bonne année, bonne année du Lièvre d’eau !

新年好 Xin Nian Hao, 

La Sorbonne Nouvelle s’installe avenue de Saint-Mandé

Dans le haut de l’avenue de Saint-Mandé, on croisait des ombres frileuses qui se hâtaient de rentrer après leurs courses de la rue du Rendez-Vous. Les trottoirs étaient vides sauf à la sortie des classes. En dehors de ces moments d’animation, on rencontrait bien quelques chiens accompagnés de leurs maîtres, ou quelques propriétaires prévoyants qui avaient pris rendez-vous avec le notaire. Mais on se sentait très loin dans cette avenue, silencieuse, alors qu’elle est proche de la place de la Nation, du mouvement des voitures, du bruit des clients des cafés, des grands cris les soirs de match à l’Irish Pub Nation, des grognements des sans-abris seuls sur leurs bancs et des appels des cargaisons d’Italiens que les cars débarquaient devant le supermarché.

Ce que l’avenue de Saint-Mandé avait de plus remarquable à part ses beaux platanes selon moi, c’était la vitrine des Cordistes Savoyards, spécialisés dans les travaux en hauteur, et que j’imaginais tout juste descendus des sommets alpins pour réparer les gratte-ciel parisiens.

L’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris3) vient de déménager cet automne au coin de l’avenue Saint-Mandé et de la rue de Picpus. Elle a quitté un bâtiment amianté pour de nouveaux locaux tout en courbes, conçus par l’architecte Christian de Portzamparc. Le campus est plutôt agréable : le regard glisse entre les bâtiments, confronte des plans, le premier ondule légèrement pour mieux contraster avec l’arrière-plan raide que l’on voit par une brèche.

Sorbonne Nouvelle. Avenue Saint-Mandé. L’Accueil

Ça et là quelques touches de couleur et une passerelle transparente, formule obligatoire pour lier des bâtiments entre eux

Sorbonne Nouvelle-Arrondi du premier plan et arrière-plan rectiligne

L’hiver est enfin arrivé et il fait un froid coupant à cause du vent, aussi les étudiants ne traînent pas devant l’entrée. L’été, on les retrouvera assis sous les platanes de l’avenue de Saint-Mandé à moins qu’ils ne préfèrent les bains de soleil sur les pelouses de la place de la Nation. Cafés et fast-foods commencent à ouvrir rue de Picpus. La rue sera bien plus gaie…. Peut-être qu’à terme,  les pharmacies et les audio-prothésistes seront un peu moins nombreux et que des restaurants à trois sous s’installeront.

La bibliothèque du campus accessible à tout le quartier est confortable : luxe inattendu des niches isolées entre les bibliothèques où on peut lire tranquillement devant une fenêtre.

Tout irait bien s’il n’était pas apparu le jour de la rentrée que l’université était trop petite et qu’il allait falloir faire des cours dans la salle de théâtre ; qu’on allait devoir louer des salles dans le quartier, et que les cours « en distanciel » qui avaient démoralisé les étudiants pendant deux ans de covid allaient recommencer. La logique aurait voulu qu’on affecte à l’université la tour cylindrique qui abritait l’Office national des forêts récemment désaffectée, juste à côté. Le surcoût aurait été absorbé car la location coûte cher au long des années, mais l’Etat brade ses biens à des promoteurs.

Les autorités de Paris 3 avaient signé sans méfiance le déménagement de Censier à Nation parce qu’il fallait absolument désamianter les locaux. La santé du personnel était menacée et les vieux docteurs de la médecine du travail cherchaient les cancers de la plèvre et du larynx une fois par an. Il n’était pas question de revenir dans les anciens locaux. La vente financerait les travaux !

Mais à peine le déménagement terminé, on apprend que les locaux une fois désamiantés seront attribués à sa vieille rivale Sorbonne Université, ainsi qu’à la faculté Assas. Que s’est-il passé ? J’imagine le désappointement de l’équipe qui dirige l’université. Est-ce que la Sorbonne Nouvelle- Paris 3 ne pouvait pas gagner contre Paris 4 parce que l’université était réputée plus frondeuse que sa concurrente ? Est-ce que le gouvernement préférait donner les coups de pouce nécessaires pour dégager quelques universités de réputation internationale. La Sorbonne nouvelle était trop petite. Ses chercheurs enseignaient bon an, mal an, mais ils n’étaient pas assez mobilisés sur des alliances internationales, capables de séduire les représentants du gouvernement. J’imagine que les universitaires de Paris3 Nation vont continuer à travailler tranquillement et que les plus ambitieux changeront d’université.

Et les gens du quartier comment voient-ils l’arrivée des étudiants ? « Je m’inquiète un peu m’a dit une cliente de la libraire des Champs magnétiques de la rue du Rendez-Vous. J’aimais bien ma tranquillité ». « Le quartier sera enfin vivant » a répondu une autre.

Vœux de janvier

Voeux de bonne année

Les vœux des amis se font circonspects. Il y a ceux qui anticipent sur les épreuves à traverser et précisent « il y en aura sans doute » ; ceux qui s’excusent de formuler des vœux « un peu fous » parce qu’ils souhaitent que la société française retrouve la boussole du bien commun, ceux qui n’essaient même pas de formuler des vœux pour l’avenir «  n’y a que des pensées amicales qui chauffent le cœur », écrit un ami de Shanghai confronté aux incohérences brutales de la gestion chinoise du Covid.

Et c’est vrai, déjà 10 mois de guerre : le spectacle quotidien de l’Ukraine dévastée, des blessés et des morts, la peur de représailles chimiques, voire atomiques quand les Russes perdent du terrain.

En France, 30 ans de dérégulation et la désindustrialisation massive qui en résulte. 30 ans pendant lesquels, on a répété aux nouvelles générations que leurs métiers seraient remplacés par des « métiers de service », en omettant de leur dire que ces emplois médiocres allaient les dégoûter ; 30 ans pour constater l’effondrement des services publics, hôpitaux, justice, école… Comment s’étonner des jacqueries violentes, et de l’impression d’une rupture de la société française.

Depuis 1995, début des conférences sur le climat, le réchauffement climatique et la baisse de la biodiversité ne font que s’accélérer et il n’y a pas de chance qu’il en aille autrement jusqu’aux dernières gouttes de pétrole. Nous assisterons donc à des cyclones violents, des sécheresses prolongées suivies d’inondations catastrophiques.

Fleurs de trottoir

Et pourtant. J’ai beau lire que la douceur du mois de janvier n’est pas une bonne nouvelle, j’aime regarder quand je marche sous les vieux nuages, les brins d’herbe qui s’élèvent déjà comme de petites langues vertes.

J’aime les feuilles de la ruine de Rome qui se déplient en silence dans les fissures des murs lépreux. Chaque plante solitaire dans sa fente et pourtant toutes ensembles au même moment suivant le même rythme. Petit monde parallèle, silencieux à côté du bruit incessant de la ville, bruit continu des automobiles que vient percer le passage d’une moto ou la voix aiguë d’un enfant se disputant avec sa mère.

Des lauriers, dans un triste jardinet boulevard Vaugirard, souillé par les papiers qu’y jettent les passants. Premiers boutons ; premières fleurs épanouies en plein mois de janvier au milieu des feuilles mortes à demi-décomposées.

La Pirozzi

On voulait entendre Anna Netrebko chanter Pace, pace mio Dio dans la Force du Destin, craquer en écoutant sa voix suspendue se perdre dans un souffle.

Un mail de l’Opéra nous a appris que de Netrebko, il n’y aurait pas, parce que la diva était malade.

Sa remplaçante, l’autre Anna a commencé à chanter devant les spectateurs déçus et circonspects. Sa voix généreuse a rempli la salle et on ne s’est plus demandé ce qu’aurait fait Anna Netrebko. A l’entracte j’ai regardé qui était Anna Pirozzi. Une chanteuse de karaoké qui jusqu’à 25 ans n’avait chanté que de la pop. Dans l’interview, Anna Pirozzi se plaisait à raconter que sa carrière avait eu du mal à démarrer à la fin de son apprentissage. Les directeurs de théâtre et les metteurs en scène ne voulaient pas engager une chanteuse de 36 ans sans curriculum : « Quel dommage, avec une si belle voix que vous soyez trop vieille pour le rôle ». Et ses amis peu charitables lui racontaient qu’on la surnommait « la grosse » … Les metteurs en scène veulent des sylphides sur les affiches. Oubliées Maria Callas avant sa cure d’amaigrissement fatale, et Montserrat Caballe à qui son obésité interdisait tout déplacement risqué sur la scène et qui pourtant hypnotisait les salles par ses pianissimi prolongés à l’infini. Je l’ai vue quand j’avais vingt ans et qu’elle jouait le rôle de Marie Stuart, arcboutée sur des cuisses grosses comme des colonnes. Il n’y avait que ses mains qui bougeaient avec éloquence pour accompagner une voix veloutée et tendre qui s’envolait.

J’ai bien aimé le franc parler d’Anna Pirozzi qui réclame le droit de ne pas s’affamer : « Pendant le confinement, j’ai perdu 16 kilos, mais ce n’est toujours pas suffisant. À ce stade, j’ai décidé de ne plus souffrir. Je suis ce que je suis, les spaghettis améliorent mon humeur et je ne me retiens pas.(https://operawire-com.translate.goog/anna-pirozzi-denounces-body-shaming/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc)

Elle exagère un peu la grossophobie des directeurs car elle a commencé une carrière internationale. Elle n’a pas seulement la puissance et l’agilité des grandes sopranes. Elle chante à faire pleurer les grands airs de Verdi et le public de l’opéra Bastille, chaviré, lui fait un triomphe.

Et nous qui étions venus pour la grande Anna Nebtreko, nous sommes repartis avec la grande Anna Pirozzi.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/musique-matin/la-matinale-avec-anna-pirozzi-3177682 (une interview en français vers 1h 30)

A la recherche des maisons rouges

Cette année, la brume froide a attendu pour se poser sur Paris, puis la ville a fini par retrouver le ciel gris de l’automne, comme si on avait besoin de ça alors que dure la guerre d’Ukraine, que s’envole l’inflation, que redémarre le Covid… et on pense inévitablement  à Aragon qui se désespérait après Baudelaire de ces gris terribles de l’automne :

« Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois… » Aurélien (ch 10)

Paris a des couleurs

Est ce par refus des longs mois sans soleil que quelques architectes ont bâti des bâtiments colorés ou par détestation de la sobriété bourgeoise ? Quand on parcourt seulement les avenues d’Haussman, on croit que la ville est entièrement grise, mais tout Parisien sait qu’on y voit davantage de couleurs qu’on l’imaginait. Je suis surtout sensible aux rouges et d’ailleurs je suis persuadée qu’il n’y a pas de meilleur anti-gris. Plein de langues l’affirment. Le rouge est la couleur par excellence en russe : la place Rouge de Moscou  (Krasny = красный, « rouge ») n’est pas une place révolutionnaire, mais une belle place (krassivy « красивый ») car la langue russe rapproche la beauté et la couleur rouge dont la plénitude réjouit tout un chacun.

Ce n’est pas si loin de l’espagnol qui utilise la même racine pour rouge et coloré, colorado. Le savant Michel Pastoureau explique la prépondérance du rouge par le fait que ce sont les pigments de la terre ocre-rouge que l’homme a su maîtriser en premier avec le noir du charbon de bois. Le rouge se retrouve dès la préhistoire, dans l’art paléolithique.

Pour lutter contre l’hiver, j’ai décidé de chercher les immeubles rouges dans les rues de Paris-la-grise.

Les briques tendres du début du 17e siècle

Les places royales sont plutôt roses. Ainsi la place des Vosges voulue par Henri IV avec ses façades de briques encadrées de pierres blanches.

Un des bâtiments de la place des Vosges depuis la rue de Birague

Un peu moins connu, l’hôpital Saint-Louis (1610) conçu par Claude Chastillon, l’architecte de la place des Vosges, avec sa cour carrée, entourée par des bâtiments de brique et de calcaire.

Hôpital Saint-Louis. Le même décor de briques et de pierres, signature du premier tiers du 17e siècle

Les habitations à loyer modéré (HBM) : la brique, la brique !

La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle sont de grands moments où les architectes ont travaillé avec la brique. Je commence par Hector Guimard. Agé de 27 ans, encore inconnu, il construit le Castel Béranger au 14, rue La Fontaine, entre 1895 et 1898. Ce fut le début de l’Art Nouveau dont les caractéristiques premières sonl mélange de matériaux briques, pierre, meulière, grès flammés, fer forgé et les courbes florales.

Castel Béranger, Guimard. 14 rue Jean-de-La-Fontaine, 16e. La cour intérieure

L’immeuble est aussi la première réalisation à loyer modéré et il est remarquable que l’architecte s’y installe (combien d’architectes vivent aujourd’hui dans les HLM qu’ils dessinent ?).

C’est surtout dans les années 1920 à 1939 qu’on édifie des immeubles habitables par des couches populaires, (aujourd’hui vendus à prix d’or) qui faisaient une ceinture rose, beige, brune près des boulevards des Maréchaux. 40 000 logements furent construits et 120 000 personnes ont pu quitter leurs masures des fortifs et des banlieues proches. On trouve aussi ces HBM dans quelques espaces disponibles du centre-ville.

La brique s’est imposée parce que c’était un matériau économique, mais les architectes retrouvaient leur liberté dans les détails : ils ont donné un rythme à leurs façades en jouant des contrastes de couleurs:

Square Delormel (14e) : jaune, rouge, jaune
101 boulevard Jourdan (14e)

Ils ont dessiné des encorbellements dignes de palais :

… ajouté escaliers et loggias

115 boulevard Jourdan

La brique n’était pas réservée au petit peuple. Au hasard des promenades voici, en face du cimetière du 14e arrondissement, le 21-23 rue Froidevaux. Georges Grimbert a dessiné cet immeuble en 1929.

21-23 rue Froidevaux

Ce bâtiment possède de larges baies vitrées, sur trois étages, qui éclairaient des ateliers occupés par des artistes dans l’entre-deux-guerres. Autour des fenêtres la brique laisse place à des mosaïques.

L’Institut d’Art et d’archéologie, 3 rue Michelet : du béton et des briques à la mauresque

L’Institut d’Art et d’archéologie est un édifice étonnant construit entre 1925 et 1928 afin d’abriter l’immense bibliothèque d’histoire de l’art du couturier Jacques Doucet, ainsi que des salles de cours pour les étudiants en art et histoire de l’art de l’Université de Paris. Jacques Doucet, a su engager pour sa bibliothèque Breton puis Aragon avec qui la collaboration durera jusqu’à l’entrée d’Aragon au parti communiste.

Aujourd’hui, le jardin de l’Observatoire est tout nu et ne cache rien de la large façade de style « mauresque » de Paul Bigot. Je ne sais de cet architecte normand que ce qu’en dit Wikipédia, un érudit qui a réalisé un grand plan de Rome au 4e siècle et qui s’est spécialisé dans les monuments funéraires. Mais qui sait quels rêves habitent un architecte, le soulèvent au-delà du destin d’un concepteur de monuments aux morts et fait qu’on regarde encore son énorme palais de briques sombres ? Bien sûr, il y a les briques romaines qui ont bâti la Rome de l’Empire, mais d’où lui viennent les flammèches du haut du mur qui font penser, dit-on, à l’architecture musulmane sub-saharienne ?

Institut d’Art et d’Archéologie. Rue Michelet
Institut d’Art et d’archéologie. Entrée rue Michelet

Aujourd’hui, je cherche les immeubles dont le rouge est plus agressif.

Il y a belle lurette que l’immeuble déguisé en pagode par  M. Loo en 1926 ne fait plus scandale. Ses couleurs d’un rouge sombre chaleureux illuminent la rue au grand plaisir des passants.

La Pagode de Monsieur Loo rue de Courcelles

Je saute presque un siècle pour arriver à l’immeuble Garance du ministère de l’Intérieur au 18-20 rue des Pyrénées. Son côté rouge brillant est un peu estompé par les nuances des lattes, amarante, Bordeaux, framboise, et bien sûr le rouge garance qui lui donne son nom. Que penser cependant du matériau pauvre, et du dessin moitié jeu de cubes, moitié paquebot prêt à quitter le rivage, en l’occurrence le garage de la RATP qui précédait les bureaux du ministère et qui est dissimulé au sous-sol. On ne sait pas comment le bâtiment va vieillir.

20 rue des Pyrénées. Le Garance

Rue Antoine Bourdelle, les murs stridents d’une école de commerce vont du rouge  au jaune poussin.

Ecole de commerce de la rue Bourdelle 14e
Ecole de commerce (IStec) Paris 15e

Dans le 15e, près de la statue de la Liberté, on ne peut manquer l’hôtel Novotel Paris Tour Eiffel construit en 1976 (ex-Hôtel Nikko) et sa célèbre façade en damier :

Hôtel Novotel. Paris 1976

Voici l’inévitable immeuble du 31-33 rue de la Glacière. Rouge coquelicot, sans le moindre encadrement qui pourrait atténuer un peu ce rouge terrible.

31-33 rue de la Glacière

Je termine par un souvenir. Entre 2004 et 2018, un musée imaginé par Antoine de Galbert a présenté de grandes collections privées d’Art contemporain boulevard de la Bastille. Sa « Maison rouge » a définitivement fermé ses portes le 28 octobre 2018. Bien sûr, on n’aimait pas tout, mais c’était passionnant de découvrir les coups de cœur de vrais collectionneurs qui suivaient des artistes parce qu’ils aimaient leur travail et non pour faire de bonnes affaires.

La Maison Rouge, c’était mieux avant (photo Cristina Appel)

https://www.catherinedormoy.com/fr/home/projets/14-logements-sociaux-1238.html

Michel Pastoureau, 2016, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil.

Wikipédia, Paul Bigot,

https://passagedutemps.com/tag/pagode-du-48-rue-de-courcelles/

Les Choses. Une formidable exposition au Louvre

12 octobre 2022 – 23 janvier 2023

Vous n’êtes pas allés voir la grande exposition du Louvre, Les Choses. Une histoire de la nature morte. Les natures mortes vous ennuient. Vous avez tort de vous abstenir.

Ni naturelles, ni mortes

La commissaire, Laurence Bertrand Dorléac, refuse d’ailleurs la notion de nature morte (il est dommage que le sous-titre réintroduise de l’ambiguïté) et son exposition multiplie les exemples d’œuvres où les objets ne sont ni morts, ni endormis, au risque (mais est-ce un problème ?) de rendre incertaines les frontières du genre. C’est notre rapport aux choses qu’interrogent les œuvres rassemblées, qui vont des tableaux aux sculptures et aux extraits de films. Une phrase de Victor Hugo affichée au seuil de la première salle avertit : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue ».

Je me suis parfois perdue dans un propos complexe, en particulier dans la première salle où voisinent le grave et le burlesque, l’ancien et le contemporain : La Madeleine de la Tour, un extrait de Tarkovski, mais aussi L’Epouvantail de Buster Keaton que reprend Spoerri dans Le Repas hongrois, nature morte faite d’assiettes et de reliefs de repas collés à la verticale. Mais je préfère errer dans le labyrinthe des œuvres commentées selon plusieurs plans, et jouir de la multiplicité des pistes ouvertes que de suivre un parcours uniquement chronologique.

Une histoire en 15 séquences chronologiques et thématiques

La chronologie sert cependant d’axe principal à une réflexion sur l’art occidental (quelques œuvres venues d’autres continents ne sauraient compenser le cantonnement à l’art européen) : on part de l’héritage antique, où l’on observe des thématiques qui se maintiendront comme la tête de mort encadrée par la couronne d’un roi et par la besace d’un mendiant, rappel de la vanité des biens terrestres.

Memento Mori (Mosaïque de Pompéi)

Puis vient le Moyen-Age et les objets symboliques de la foi. Ce ne sont pas des objets qui sont peints, mais des choses qui signifient et renvoient obstinément à la lecture chrétienne des œuvres. Les lys et les iris associés à la Vierge sont connus, mais je n’avais pas remarqué les deux oranges que Rogier Van der Weyden (1435-1440) place sur le manteau de la cheminée dans son Annonciation et qui sont, explique le cartel, une allusion au péché originel que rachètera le Christ puisque les oranges se disent pommes de Chine en néerlandais.

Les pommes de Chine de l’Annonciation de Van der Weyden

Accumulation, prédation

Vient ensuite le triomphe de la consommation avec les étals des marchés, les fleurs, ainsi que les collections amoncelées que présentent les peintres à partir du milieu du 16e siècle. L’abondance excessive est joyeuse, même si elle relègue les hommes aux marges des choses.

Snyders. Nature morte aux légumes 1610 (avec deux silhouettes de laboureurs à l’arrière-plan)
Une scène de genre : le Marché aux poissons de Joachim Beuckelaer 1570  où les marchands prennent eux-mêmes les teintes des tranches de thon. Tout au fond, en grisaille, La pêche miraculeuse.
Anne Vallayer-Coster. Coquillages : l’âge des collections

Mais l’opulence peut inquiéter. Au milieu des tables chargées de victuailles ou de bouquets floraux, Van Aast cache des mouches, libellules, papillons, lucanes et autres lézards qui troublent la sérénité de la scène de leur présence importune. Ils nous renvoient de manière métaphorique à la destinée humaine en suggérant le pourrissement, la putréfaction inéluctables.

Balthasar Van den Aast, Fruits et coquillages (Détail). Avant le pourrissement

Cette section rejoint la critique actuelle de l’hyper-consommation et de l’avidité capitaliste, ce que dit explicitement le titre de la séquence Accumulation, échange, marché, pillage. Le questionnement était aussi celui des contemporains et c’est ce qu’annonçait dès l’entrée La Madeleine à la Veilleuse de Georges de la Tour. La clarté limitée vient frapper le visage de la sainte et sa main qui repose sur un crâne. Les objets posés devant elle sur la table sont rares, deux livres, un fouet, un crucifix. La fragilité de la flamme est un rappel de la fragilité de l’existence humaine.  La Tour peint la pénombre, la solitude et le silence. Est-ce que Madeleine se repent ? Est-ce qu’elle laisse la vie s’écouler lentement dans l’attente de quelque chose qui n’est pas là et qu’elle désire ? C’est ce que suggère la juxtaposition de l’œuvre avec un extrait de Stalker, le film de Tarkovski (un des plaisirs de l’exposition est ce dialogue entre des œuvres d’époques différentes qui vient empêcher les interprétations trop simples).

A partir du dix-huitième siècle, l’art du dépouillement et de la solitude se prolonge avec Chardin, puis Manet et Van Gogh, peintres de la beauté des choses ordinaires.

Vincent Van Gogh, La chambre de Van Gogh à Arles (1889)

La partie consacrée à la fin du 20e siècle et au 21e siècle est plus compliquée à résumer. Tantôt, le monde des choses abandonnées dans un monde vide est sinistre : artichauts de Giorgio de Chirico (Mélancolie d’une après-midi, 1913), chaussures dans le désert de la photographe Sophie Ristelhueber.

Sophie Ristelhueber, photographe de guerre. Chaussures dans le désert

Tantôt, les artistes jouent à déranger l’ordre des choses. Le porte bouteilles de Duchamp, repositionné, interroge la frontière entre art et industrie :

Duchamp. Le Porte-bouteilles

Meret Oppenheim s’amuse à assembler une queue d’écureuil en guise d’anse phallique et douce à prendre en main et un verre de bière mousseuse pour suggérer un écureuil bien érotique et Dali fait vivre sa nature morte dans un grand tableau où les objets s’envolent.  

Meret Oppenheim. L’Ecureuil
Dali. Nature morte vivante

Une œuvre de l’Américaine Nan Golding que je connaissais pour des photos crues de souffrances et d’extase, et qui apparaît ici apaisée et contemplative, prolonge avec délicatesse, les jeux de la nature avec la lumière.

Nan Goldin. 1er jour de quarantaine

L’exposition se termine par une scène de Zabriskie Point où un personnage d’Antonioni imagine une  gigantesque explosion détruisant une villa, les meubles, les objets, et les vêtements qu’elle contenait et la lente retombée des débris.

Des chemins de traverse

L’organisation chronologique est sans cesse dérangée par des questionnements transversaux. Ainsi le thème des influences et des emprunts, la Desserte de Matisse réinterprétant par exemple le tableau de Davidsz de Heem (personnellement, il me permet de m’intéresser à un art d’apparat qui m’aurait bien ennuyée, sinon).

Davidsz de Heems. Fruits et riche vaisselle sur une table (1640)
Henri Matisse, Nature morte d’après « La desserte » de Davidsz de Heem (1915)

« La bête humaine »

J’ai appris aussi à regarder autrement les nombreuses représentations d’animaux mis à mort et suspendus verticalement. Bien sûr le boeuf écorché de Rembrandt, mais aussi des trophées de chasse, le lièvre écorché de Chardin, le poulet de Ron Mueck, attaché par les pattes et pendu à un crochet comme une réminiscence d’un corps crucifié :

Chardin. Le Lièvre (vers 1730)
Ron Mueck. Le Poulet

Je ne mesurais pas l’omniprésence de la thématique de la violence exercée contre les animaux, ni l’angoisse que suscite le spectacle de l’agneau de Zurbaran prêt à être immolé, saisissant d’être détaché sur un fond noir, ou l’effet de la tête de bouc de Ribera, de la tête de mouton de Goya, de l’œil accusateur de la vache de Serrano, évoquant le sacrifice de Saint Jean-Baptiste, (explique le cartel de l’exposition).

Attribué à Jose de Ribera. Tête de bouc
Goya. Nature morte avec des côtes et une tête d’agneau
Andres Serrano. Cabeza de Vaca. 1984

Je ne savais pas qu’ils étaient si nombreux les peintres du meurtre des animaux. Voici encore la truite de Courbet d’autant plus tragique que le poisson est encore vivant, mais déjà perdu, et que ses dimensions inhabituelles font que nous contemplons notre mort en le regardant.

Juste avant l’asphyxie. La Truite de Courbet

Dans cette identification entre victimes animales et victimes sacrées, l’homme n’est qu’une victime de plus pour un Géricault hanté par la mort.

Membres amputés de condamnés exécutés

J’ai appris à repérer les objets qui passent d’un tableau à l’autre : couteaux placés à l’oblique pour donner de la profondeur à l’espace (ce qui fait qu’on ne s’étonne pas de le voir traverser la toile en volant chez Dali), ou asperges nouées en fagot, celles de Coorte bien avant celles de Manet célébrées par Proust.

Coorte. Les Asperges, 1697

J’apprends à observer les fonds : le noir permet à Juan Sanchez Cotan de projeter en avant les objets, de les faire surgir de la nuit jusquà les sortir du cadre.

Juan Sanchez Cotan, Nature morte au gibier, légumes et fruits (1602)

Au contraire, Chardin invente une harmonie chromatique, estompe les contours et construit une atmosphère tiède, malgré les signes d’un présent menacé, ce qu’annoncent la minuscule tache rouge de la braise dans le fourneau de la pipe, la mousse de la bière qui va s’évaporer.

Chardin. La Tabagie. Vers 1737.

Illusion ou reconstruction

On peut aussi lire l’exposition comme une hésitation entre la représentation des choses comme illusion et la présentation des choses comme reformulation. La belle armoire trompe-l’œil aux bouteilles et aux livres d’un médecin de 1470 en est un bel exemple,

 Nature morte aux bouteilles et aux livres (1470)

…. alors que de Cézanne à Matisse, les artistes tournent le dos aux images fidèles, s’émancipent de l’illusionnisme, creusent l’écart entre le monde et les signes, Cézanne montrant des arabesques des obliques, des sphères et non des pommes et des nappes. Matisse faisant basculer le plan horizontal de la table à la verticale.

Cézanne. La Table de cuisine (1888-1890)
Henri Matisse, Nature morte aux oranges (1912)

Mais cette opposition entre réalisme et reconstruction est une simplification. Bien avant que l’art du 20e siècle ne se détourne de la reproduction, Luis Egidio Melendez peignit avec beaucoup de minutie des pastèques d’une taille monstrueuse aux chairs rouges et offertes et les disposa dans un paysage d’orage… Fidélité réaliste ou scène onirique ?

Luiz Melendez, Pastèques et pommes dans un paysage (1771)

Le Joli Wax du marché Dejean

Le marché Dejean est ouvert tous les jours sauf le dimanche après-midi et le lundi. 

Quand on descend au métro Château Rouge en laissant derrière soi le boulevard Barbès pour se diriger vers la rue Poulet et le marché Dejean, les guides et blogs vous promettent un dépaysement absolu. Ce quartier, écrivent-ils, est quelque chose à part, une sorte de « mini-Afrique » (https://www.justacote.com/paris-75018/marche/marche-dejean-2497794.ht

En m’y rendant, j’imaginais donc un quartier spécial, isolé du reste de la ville. Rien ne distingue pourtant l’atmosphère de la rue Poulet où nous entrons, de l’atmosphère des rues voisines et les dames qui y promènent leurs bébés sont seulement plus nombreuses que celles qu’on croise dans mon quartier. Les coiffeurs afro et les boutiques de produits de beauté pour les peaux noires se retrouvent ailleurs dans l’Est de Paris, les magasins de téléphones sont partout.

Dans la rue Dejean (qui n’a que 70 mètres de long), les poissons, la viande, les fruits et légumes ne sont pas plus exotiques que dans les boutiques de la rue d’Avron, ou au marché d’Aligre. Manioc, gombos, piments, bananes plantain sont aussi chers d’ailleurs et, décidément les bouchers halal et leurs gros tas de viande ne m’attirent pas du tout.

Fruits et légumes au marché Déjean

Comme le marché n’a pas la magnificence exotique que j’imaginais, mon esprit désireux de découvrir un quartier à part m’oblige à m’intéresser à  des particularités moins évidentes. Grâce à Brigitte Rasolaina qui a mené des enquêtes à Dejean, je sais qu’est rassemblée dans ce petit espace une précieuse collection de langues à commencer par le lingala, qui sert de langue véhiculaire. Mais il faudrait savoir écouter, échanger, et les langues qui circulent me restent inaccessibles.

Pour entrer dans le quartier, il faudrait surtout comme dans chaque quartier de Paris, nouer des connaissances avec les commerçants, s’intéresser aux qualités des gens. Quand j’ai demandé comment préparer les plantes que je voyais dans une cagette, le vendeur d’herbes pourtant inoccupé, m’a expédiée à la va-vite: « C’est comme des épinards », et il a cessé de se préoccuper de moi. Les commerçants de mon marché discutent recettes quand ils ont le temps. A vrai dire ils discutent de tout et de rien, du temps qu’il fait, de leurs gros et petits ennuis, des manies des clients, des difficultés qu’ils rencontrent pour recruter des jeunes capables de rendre la monnaie, ou des jeunes qui veulent bien se lever à 4 heures du matin par tous les temps, …  Mais alors, on ne cherche plus à trouver des signes pittoresques. On va au marché, c’est tout.

Le quartier Dejean m’est resté ainsi inassimilable. J’ai vu la pauvreté au lieu de la féérie équatoriale que je croyais trouver.

Cependant rue Poulet, il y a la boutique de tissus wax que je cherche. Cela fait longtemps que j’aime les vêtements africains, leurs alliances de couleur vibrantes, roses de verroterie, mariés à des soleils orange et jaune, lignes crénelées noires et blanches cernées par des feuilles, cœurs d’hibiscus entremêlés…

A présent, c’est ma provinciale de fille qui se plaît à marier le wax (pour l’essentiel fabriqué en Hollande) et les tissus plus classiques, et qui m’envoie  chercher des coupons soldés.

La vitrine de Wax Joli Afrique suffit à illuminer la rue et le commerçant nous aide à dénicher des coupons sans donner l’impression que nos achats modestes lui font perdre son temps (Cela change des rugueux échanges avec les vendeuses du Marché Saint Pierre et de Reine, longtemps des hauts lieux du tissu bon marché, qui, en augmentant leurs prix, ont perdu leur attrait pour des couturières d’occasion).

Wax Joli Afrique, 30 rue Poulet

Brigitte Rasoloniaina, 2012, Le marché Dejean du XVIIIème arrondissement de Paris, Paris, L’Harmattan.

Bruzzi et flamants roses

Nous avions vu ce cap rocheux au printemps, battu de vent et de mer. Aujourd’hui, il n’y a ni jaillissements d’écume, ni roches ruisselantes, ni embruns, mais des criques tranquilles au soleil. En cette fin octobre, nous avons même rencontré une baigneuse. 

Pointe de Bruzzi
Pointe des Bruzzi

Le chemin des Bruzzi monte et descend les collines, serpente d’une plage à l’autre. Partout, des cistes, des genévriers des pistachiers lentisques, des arbouses. Certains buissons brossés par les rafales rappellent que nous sommes au pays du vent.

Genévrier brossé par le vent

Le sentier est désert. Les oiseaux sont ailleurs ; les sangliers ont remué la terre à la recherche de nourriture, mais ils sont invisibles. Il n’y a que les lézards qui surgissent brusquement sous nos pas. Tout est sec, mais de minuscules fleurs violettes ont réussi à s’épanouir. Crocus ? Colchiques ?

Des roches extravagantes taillées en étranges formes que l’imagination déguise de noms mythologiques surgissent du fond des eaux.

Bruzzi. Plage de Vénus
Bruzzi. Plage de Vénus. Détail

D’autres roches fendues en valve de coquillage sont semées dans la colline

J’ai une amie que mon blog énerve beaucoup. Il lui paraît inutilement précieux. Pourquoi redoubler les photos par des mots ? Eh bien, pour le plaisir de rester un peu en arrêt devant mes souvenirs, de réveiller mon attention, et parfois de toucher juste comme si je ne pouvais les conserver hors du langage. Et voilà le plaisir de la promenade redoublé.

Les flamants du changement climatique

Des flamants sont installés dans les anciens marais salants de la ville. S’agit-il d’une nouvelle étape dans le long voyage qui les mène en Afrique, ou d’une installation pérenne puisque désormais le thermomètre descend rarement au-dessous de zéro sur les rivages corses ?

Ils sont gris ces flamants, faute de larves et de crevettes contenant du carotène. Ils se contentent de pattes roses et d’un liseré rouge au bord des ailes…Ils sont quand même superbes et les habitants de Porto-Vecchio se pressent pour assister au spectacle. Quasi apprivoisés, mais tout de même les pieds dans l’eau pour se protéger des prédateurs, ils n’ont peur de rien.

D’ordinaire, ils se tiennent debout, perchés sur un pied. Formes courbes, et lignes droites, fines pattes verticales, ou patte repliée à l’oblique. Tant d’oiseaux sont rassemblés qu’il en résulte une merveilleuse variété de figures. Oh ! Superbes oiseaux géomètres !

Ces maigres pattes démesurées leur donnent une allure sophistiquée. Leur marche lente, extraordinairement graphique, me rappelle tout à coup les jeunes femmes russes juchées sur des talons de 20 cm qui se promenaient devant les vitrines luxueuses de la rue Tverskaya à Moscou.  Mais trêve de pensées parasites, je ne retournerai sans doute jamais à Moscou et d’ailleurs, il suffit d’approcher pour voir que le miroir scintillant de la saline, dissimule une eau saumâtre, qui n’a rien à voir avec les dalles brillantes des rues du centre moscovites.

Dernier détail. Nous n’avons pas vu Harris, le pélican solitaire, devenu la mascotte de la ville. Il est arrivé en automne 2020 en provenance de la réserve de Sigean où il vivait en semi-liberté. Sa mère, puis son père étaient morts de botulisme alors qu’il dépendait encore d’eux pour se nourrir, et il est parti à l’aventure avec un frère. Il s’est dirigé vers la Corse et son frère, sans doute vers les Baléares. Une assistante vétérinaire l’a repéré, l’a baptisé Harris et l’a nourri avec l’aide bien nécessaire du poissonnier, des pêcheurs puis des habitants de Porto-Vecchio, car il lui faut un kilo de sardines tous les jours. Il est reparti au printemps, mais on m’a dit qu’il est de retour, toujours seul. Habituellement, il se tient au bord du groupe des flamants. Ceux-ci ne remplacent pas une compagne, mais ce sont ses compagnons de pêche. J’aime bien cette image insolite de l’oiseau esseulé tout près de la société des flamants, à laquelle il n’appartient pas, mais qui ne le chasse pas.

Corse-Matin donne régulièrement des nouvelles du pélican : voir, par exemple, https://www.corsematin.com/articles/continuer-a-veiller-sur-harris-le-pelican-porto-vecchiais-122862

La Corse dans la lumière de l’automne (2022)

De quoi parlait-on ce soir sur le seuil des maisons ? De la balade dont Christine arrivait tout juste : deux heures trente au milieu des éboulis, des ronces, des feuilles glissantes, sur le sentier qui relie l’Ospédale et la plaine, une descente à se briser le cou, mais quelle beauté !

On parlait du sanglier caché dans le taillis, juste derrière le jardin de Françoise et qui fait aboyer le chien d’Ivan. « Ils n’ont peur de rien. Un jour, j’en ai vu un à 50 mètres d’une maison en train de regarder la télé avec les propriétaires qui n’avaient rien remarqué. Ces sangliers ne font pas l’affaire des potagers, mais ils n’ont rien à manger dans la forêt, alors ils descendent en plaine. Normalement, ils ne sont pas dangereuxI Ils préfèrent déguerpir quand on les dérange. Evidemment, il ne faut pas qu’il y ait des marcassins au milieu de la harde ! »

Moi, je racontais que je m’étais baignée à Palombaggia et que j’avais croisé au retour une cigale qui se traînait sur le sentier. « D’habitude a dit Ivan, elles descendent des arbres vers la fin août pour aller pondre, mais avec la chaleur de cet automne, ce n’est pas étonnant. »

Rien de politique dans ces conversations du soir. Un zest d’angoisse climatique, mais tempéré par le plaisir de l’été indien.  C’est la vie de bons voisins dans un hameau corse. C’est bon d’en profiter un peu, avant le retour de l’inflation, du covid, de l’entrée en guerre de la Biélorussie, de l’espérance de vie des amis qui s’abrège.

Dix jours plus tôt, nous étions à l’université de Corte pour un colloque sur les harkis organisé par Jean-Michel Géa, voyage qui s’est prolongé par ces vacances dans l’île.

D’Ajaccio à Corte

La route d’Ajaccio à Corte traverse de belles forêts et quelques gros bourgs. Vivario est encore transi.

Vivario. Octobre 2022

A Venaco, le soleil est bien levé, même si la vallée est encore pleine de nuages.

Venaco

Le Musée d’anthropologie de Corte

Corte est une belle ville, tout entière orientée vers la citadelle, perchée sur un rocher en surplomb.

Je ne suis pas retournée à la forteresse depuis trente ans et entre temps un musée des traditions populaires a ouvert. Le site indique qu’il s’agit de la Corse, mais le gros des sections est consacré au Nord de l’île.

Corte. La citadelle

On y trouve évidemment une collection d’affiches anciennes et des objets de confréries.

On y voit aussi des vitrines intéressantes sur le châtaignier introduit au 15e siècle par les Génois. « L’arbre à pain » avait résolu le problème de la faim dans l’île. Par la suite, les maladies et l’industrie du tanin ont entraîné le déclin de son usage alimentaire. Un poète du 19e siècle déplore l’exploitation de l’arbre dans les usines à tanin pour rendre les cuirs imputrescibles.

Lamentu di u Castagnu. Fragments

A leur tour, les usines du Golo et du Fium’Alto ont périclité devant la concurrence de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. A Folelli, la dernière usine a été reconvertie en médiathèque (comme si la France avait perdu toute possibilité de faire vivre des industries et ne produisait plus que des loisirs).

Il faudrait prendre le temps de comprendre toutes ces tentatives d’industrialisation. Les Génois (eux encore !) avaient installé des hauts fourneaux où les soufflets alimentant des « bas foyers » ont été remplacés par des pompes à jet continu. Le personnel spécialisé venait de Lucques et de Gênes. Les Corses servaient de muletiers et recevaient du fer à prix réduit comme salaire. Jamais, les Génois n’ont cherché à former de main d’œuvre. Il faut dire que l’île était encore peu peuplée et que l’agriculture avait besoin de tous les bras. Du moins, quand la métallurgie a périclité le destin des habitants n’a guère été affecté.

Une exposition de dessins, de photos et de maquettes Tra mare è monti. Architettura è patrimoniu montre des œuvres contemporaines et revient sur la tradition (citadelles, tours génoises, ponts et, à notre surprise, les petites maisons de pierres sèches de la région de Bonifaccio (https://passagedutemps.com/2022/05/24/les-caselli-de-bonifacio/))

Maquette des caselle de Bonifaccio

Nous repartons quand la montagne devient bleu cendré. Il est l’heure de rejoindre nos compagnons.

Un colloque sur les Harkis à Corte et à Sainte-Lucie

De tous les colloques auxquels j’ai participé, je suis sûre que cette rencontre, « Harkis. Approches langagières d’une discrimination au long cours », me laissera un souvenir particulier. J’y étais venue à la demande de Jean-Michel Géa, qui m’avait proposé de « lire en linguiste » des témoignages de harkis. Inquiète de mal connaître l’histoire des harkis et les enjeux mémoriels du travail sur ce groupe, j’ai essayé de travailler à partir d’objets d’étude familiers, la parole orale de témoins, en m’appuyant sur des entretiens collectés au camp de Rivesaltes.

Ce qui m’a captivée, c’est la réussite d’une rencontre entre intervenants de trois origines : des historiens et des sociologues ont exposé, dans leur écriture disciplinaire soucieuse de méthodologie, l’état du travail qu’ils poursuivent patiemment avec un maximum d’objectivité. Des artistes étaient aussi présents : Zahia Rahmani dans Moze a disséqué la douleur de son père harki, doublement expulsé, banni de l’Algérie puis mis à l’écart en France. Au silence du père enfermé dans le silence jusqu’au suicide, répond la colère de la fille qui cherche à rendre sa dignité au paria. Yakoub Abdellatif, avec Ma mère m’a dit chut !, raconte, entre sourire et larmes, une enfance pauvre à Poix-de-Picardie et sa famille tiraillée entre un père harki et le frère d’une mère FLN dans une France où une voisine, un instituteur… vont changer son destin. Le documentaire de Farid Haroud, Le Mouchoir de mon père, reconstitue subtilement l’histoire de sa famille, à partir d’un mouchoir brodé en prison par son père qui à la fin de la guerre a été emprisonné 5 ans par les Algériens, alternant prisons et travaux forcés de déminage. Le mouchoir est un objet transitionnel qui permet de convoquer la mémoire de toute la famille…  La frontière entre les sciences humaines et la fiction est d’autant plus mince que les lignes de force du travail sont les mêmes.

Farid Haroud. Le mouchoir de mon père

Il y avait enfin ceux qui acceptaient tout simplement de débattre de leur expérience d’une guerre qu’ils avaient vécue de différents bords. La délicatesse de l’inspecteur Gerard Attali, qui a l’habitude d’organiser de telles rencontres, a permis l’écoute entre ces personnes blessées par la guerre. Attentifs à ne pas revendiquer le rôle de la « victime la plus à plaindre », ils sont graves, intenses, donnent l’impression d’inventer la tolérance :

C’était dimanche. Après la messe, Marie-Thérese Semper âgée de 7 ou 8 ans, allait rituellement à l‘épicerie du quartier s’acheter des bonbons. Ce dimanche, comme d’habitude, malgré le bruit de fusillades au loin dans les rues d’Oran.  En sortant du magasin, elle a buté sur le corps de son père qui se mourait sur le trottoir. Il était venu chercher sa fille, inquiet de la savoir dehors et avait été touché par une balle perdue. L’enfance de Marie-Thérese Semper s’est arrêtée là.

Un officier qui dirigeait une harka avant d’être blessé et évacué raconte la fraternité de combat qui l’unissait à « ses » hommes. Kader Hamoumou évoque l’humiliation d’être à jamais banni de son pays et les humiliations de l’arrivée en France, accueilli à coups de pierres par les dockers de la CGT, parqué pendant des mois dans un camp entouré de barbelés d’où on ne pouvait sortir sans autorisation. Il dit à voix forte qu’il n’a pas honte de ses choix, qu’il n’était pas contre la décolonisation, mais contre les exactions du FLN (En Algérie, selon l’historien G. Manceron, seuls 5% des harkis ont été enrôlés dans des commandos de chasse et beaucoup ont rempli des emplois civils de maçons, cuiniers, jardiniers, etc.). Un combattant de l’armée de libération dit qu’il partage la peine devant les drames affreux qui ont accompagné les combats et qui ont tué beaucoup d’innocents, mais même les plus féroces de ces crimes n’empêchent pas que le grand mouvement de décolonisation qui traversait le monde était une promesse de liberté.

De gauche à droite, Gérard Attali (IPR d’histoire), Améziane Amenna (indépendantiste), Marie-Thérèse Semper (témoin pied-noir). Kader Hamamou (témoin harki). Roger Muglioni (chef de harka), Bernard Cabot pied-noir vivant en Corse

Du FLN, il ne dit rien. Il n’a pas fait la guerre dans leurs rangs et a fui l’Algérie au moment de la décennie noire.  (Je trouve qu’il n’affronte pas les conséquences de la politique du FLN qui a contribué à fabriquer un Etat dont l’identité est religieuse, dans lequel les communautés non musulmanes ne pouvaient pas trouver leur place, mais il a raison d’évoquer la « grande histoire » qui correspond à la flèche du temps). Ces gens ordinaires extraordinaires m’ont beaucoup émue.

Sur les harkis, voir Fatimas Besnaci-Lancou, Benoït Falaise et Gilles Manceron, 2010, Les Harkis. Histoire, mémoire et transmission, Ivry, Les Editions de l’Atelier.