Le pont Caulaincourt me donne l’impression de reculer vers une époque lointaine car il me rappelle un peu le Pont de l’Europe de Caillebotte, sans doute à cause des croisillons en forme de X qui rythment la rambarde, parce que l’ombre projetée sur le trottoir dessine des motifs qui prolongent le décor géométrique, et parce que la grande diagonale du pont occupe presque toute l’image transformant les passantes en silhouettes chargées d’exprimer la mobilité urbaine.
Pont Caulaincourt. Paris 18eCaillebotte. Pont de l’Europe 1876 (version du musée de Rennes)
Le pont Caulincourt domine (et coupe en deux) un cimetière installé dans d’anciennes carrières de gypse. La première fois que j’y suis passée, le soir tombait. Les dernières lueurs du couchant éclairaient un amoncellement désorganisé de tombes. Le paysage paraissait tourmenté, avec des pentes sombres qui me semblaient des gouffres et les rares lumières des immeubles qui formaient une muraille autour d’un vaste amphithéâtre.
En plein jour, l’effet de viaduc dominant un paysage déchiqueté s’est estompé, mais reste cette rencontre saisissante entre le pont des vivants et le cimetière des morts.
Partie haute du cimetière de Montmartre
D’en-bas, on voit des tombes qui viennent toucher le tablier du pont.
Cimetière de Montmartre. Les tombes sous le pont
La construction n’a pas été de tout repos. La mairie de Paris souhaitait désenclaver la butte et le seul passage possible était le cimetière. Il fallait cependant déplacer les sépultures touchées par les travaux ce que refusaient les familles concernées, en particulier celle de l’amiral Charles Baudin qui adressa une pétition au Sénat. Le Sénat s’assembla, délibéra, réfléchit et vota la suppression du chantier en 1861. Il fallut attendre 1888 pour que les travaux démarrent et aujourd’hui le pont couvre une partie du cimetière.
Cimetière de Montmartre. tombes recouvertes par le pont Caulaincourt
Ce lieu de malheur est aussi un lieu de promenade. Quelques personnes prennent des photos du plan pour pouvoir retrouver les sépultures célèbres : le cimetière a été ouvert en 1798 et bien des écrivains, des peintres, d’autres artistes du 19e et du 20e siècles y sont enterrés, Stendhal, Alexandre Dumas fils, Zola, Beckett… Nijinski, la sœur de la Malibran, la compositrice et mezzo Pauline Viardot, des comédiens et des chanteurs comme France Gall sous une verrière, Dalida dont la statue en sainte vêtue de blanc surprend un peu…
De petits sentiers serpentent entre les tombes.
Nous ne fréquentons guère les morts célèbres, mais puisque nous sommes là , nous jetons un coup d’œil sur la sépulture des Goncourt. On croit souvent que les deux frères ont été des compagnons pour la vie, mais Jules est mort de syphilis a 40 ans et Edmond lui a survécu plus de 25 ans.
Profils des frères Goncourt sur leur tombe. Photo J-M. Branca
Je ne sais pas qui a voulu que son tombeau soit veillé par deux gardiens égyptiens. Hélas, le temps ronge aussi les tombeaux et je n’ai pas su déchiffrer le nom inscrit au-dessus de la porte.
Tombe à l’égyptienne
Il y a aussi des monuments spectaculaires comme celui de Delamare- Bischel, un édifice Art nouveau de pierre rose étalant ses grâces depuis la flamme du sommet, jusqu’aux formes en drapé du pied. Les historiens du cimetière donnent le nom de l’architecte, Boiret, mais les Delamare-Bischel ne leur sont pas connus.
Si ce tombeau a été voulu pour conquérir l’immortalité, c’est raté. L’histoire semble avoir oublié cette famille.
Depuis la station Barbès-Rochechouart, le chemin qui mène au sommet de la butte est bien raide. L’appellation Escalier du Calvaire, appelle inévitablement des plaisanteries sur ce nom… « Calvaire, oui, calvaire du piéton ! ».
Escalier du Calvaire
En haut de l’escalier, on est accueillis par le chat hilare qui couvre les murs des quartiers populaires de Paris, par un ours méditatif tenant un discours inspiré de Lao Tseu et par quelques dessins mêlant fantastique et géométrie. Une autre fois, je reviendrai pour voir si ces personnages se promènent ailleurs dans Montmartre.
Voici l’opulent Sacré Cœur. Dans mon enfance, ma famille, non sans arrière-pensée politique, raillait, cette « meringue indigeste » : c’est de Montmartre qu’était parti le mouvement de la Commune. L’insurrection avait éclaté le 17 mars 1871 pour empêcher le gouvernement de saisir les 171 canons qui défendaient la ville contre les Prussiens. La Commune avait d’abord été une réaction patriotique contre ceux qui pactisaient avec l’ennemi. Très vite, le gouvernement avait fui à Versailles et pendant environ deux mois, les Communards étaient restés maîtres de Paris où ils avaient installé un régime de souveraineté populaire avant d’être combattus et défaits… Or c’est dans le Nord-Est de Paris, à l’emplacement où les canons avaient été confisqués que devait être édifié le Sacré-Cœur. Même si le principe de la construction avait été décidé auparavant, ce monument énorme symbolisait la vengeance contre la ville rebelle et le retour de l’ordre moral. 150 ans après la chute de la Commune, on se réunit toujours au Mur des Fédérés en mémoire des derniers combattants massacrés par les « Versaillais ». Cette Mémoire blessée a fait hésiter la mairie de Paris jusqu’en 2022. Fallait-il vraiment inscrire la basilique à l’inventaire des monuments à protéger au risque de déclencher des affrontements (aujourd’hui, le Sacré-Cœur est inscrit, mais non classé et bénéficie d’une moindre protection) ?
Depuis longtemps, le nom des rues est supposé rétablir un peu d’équilibre : l’adresse du Sacré-Cœur, est le 35 rue du Chevalier-de-la- Barre, du nom d’un jeune homme de 19 ans exécuté en 1760 de façon atroce pour ne pas s’être découvert au passage d’une procession. Le square situé sous le Sacré-Cœur a reçu pour sa part le nom de Louise Michel, héroïne de la Commune et féministe optimiste qui rêvait d’égalité :
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.
En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.
Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.
Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde !Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars. (Mémoires. p. 103)
Aujourd’hui, la mémoire révolutionnaire des Communards a quasi disparu au profit du vernis esthétique qui recouvre le quartier. Les dix millions de touristes qui visitent Montmartre ont plutôt en tête les images du film Amélie Poulain et c’est cette beauté de carte postale qui inquiète les vieux Parisiens.
Des pavés, des pavés devenus patrimoniaux et non plus émeutiers mènent jusqu’au 12 rue Cortot.
Au 12 rue Cortot, le Musée de Montmartre
Notre visite au musée de Montmartre a eu lieu entre deux averses tièdes, délicieuses, qui ont rafraichi les jardins et réveillé l’odeur de l’herbe mouillée et des roses de septembre. C’est un des plus charmants musées de Paris par la grâce de trois beaux jardins presque campagnards avec des arceaux fleuris, des arbres sombres qui dominent la célèbre vigne plantée sur l’arrière de la butte.
Un des jardins Renoir. Au fond, le Château d’eau
Ces jardins ont reçu le nom d’Auguste Renoir qui séjourna deux ans rue Cortot avant de déménager en 1889, pour le Château des Brouillards.
La maison de la rue Cortot était délabrée, ce qui ne gênait nullement Renoir, mais par contre elle offrait l’avantage d’un grand jardin qui s’étendait derrière, dominant une vue magnifique sur la plaine Saint-Denis. (Jean Renoir 1981)
Il faut imaginer l’endroit, à la lisière de Paris, quand il était encore entouré de bicoques en ruine, avec le carré de vignes de Montmartre, et le Lapin Agile. Par cette journée estivale, c’est un havre de paix. On s’assied autour d’une des petites tables de jardin. On mange pour pas trop cher une salade de pâtes dont le nom « à l’italienne » promet davantage que le résultat : une plâtrée de pâtes avec trois feuilles de roquettes et de minuscules bouts de tomates et de jambon. Mais il fait bon ; on entend vaguement les bruits assourdis des conversations des tables voisines. On se sent loin.
Les vignes du Clos Montmartre, protégées des oiseaux et le Lapin Agile
Le musée est installé dans une bâtisse ancienne qui abrite une collection permanente dédiée au souvenir des années qui vont de 1870 à 1950. C’est le Paris imaginaire des Américains qui célèbrent le french Cancan et admirent les photos de Jane Avril et d’Yvette Guilbert avec ses gants noirs (comme sur les dessins de Toulouse –Lautrec) dont les noms sont associés au Moulin Rouge.
Jane AvrilYvette Guilbert
Une salle est dédiée au théâtre d’ombres du cabaret du Chat Noir ainsi qu’aux dessins japonisants d’Henri Rivière :
Le logo du cabaret « Le Chat noir ». Adolphe WilletteHenri Rivière. Théâtre d’ombres (malheureusement les reflets rendent les images inphotographiables)
L’atelier-appartement de la belle Suzanne Valadon, modèle puis peintre, a été reconstitué. Elle y vivait avec son amoureux André Utter et son fils Maurice Utrillo plus célèbre qu’elle. Pour la première fois, je regarde vraiment un de ses tableaux. Je suis impressionnée par sa force. J’espère que le mouvement féministe lui vaudra davantage de reconnaissance.
Suzanne Valadon. Nu au miroir, 1909
Camoin, le fauve discret
Camoin a occupé un atelier dans cette demeure.
Vue depuis l’atelier de Camoin. Les coings
Quand nous sommes passés au musée, une exposition lui était consacrée. Même si celui qui se désignait comme un « fauve en liberté » est plutôt sage comparé à ses camarades, parcourir l’exposition, c’est voir des toiles dont la composition repose sur un jeu de couleurs sans clair-obscur. Un fauve donc !
Voici l’arrivée du printemps. Un printemps encore froid, mais qui convoque le bleu de la mer, le violet des collines, l’orangé du sol, éclairés par les jaunes, roses, verts des arbres en fleurs, et par un jaune acide qui suffit à vivifier l’ensemble.
Le Printemps. 1921. Collection particulière
Dans d’autres tableaux l’influence de Cézanne se sent peut-être trop…
Camoin. Les Baigneuses. 1912. Musée Granet à Aix-en-Provence
ou celle de Matisse
Portrait d’un jeune Marocain 1913
L’exposition a fait une place aux croquis que Camoin a faits pendant la guerre de 14-18 de ses compagnons de misère.
Portraits de camarades de combats
Il y a quelques très beaux tableaux. La Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez est bien à Camoin : à l’intensité des couleurs, il préfère l’harmonie d’un ciel nuageux, d’une mer terne et de la voile du bateau, qui hésite entre le gris-rose et le gris-bleu.
Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez. 1925. Musée de l’Annonciade.
C’est la même recherche que l’on retrouve dans les Marocains dans une rue. Une large bande claire anime la couleur prune des collines reprise en plus sombre par l’ombre du premier plan, sans qu’il soit besoin de notes violentes. Après, il ne reste qu’à guider le regard par des lignes obliques, murs, groupes de personnages, pour aller du premier plan vers la profondeur du tableau.
Marocains dans une rue. 1913. Collection particulière
En repartant, je me demandais si Camoin aurait aimé que son nom soit attaché à ce quartier, ou s’il aurait préféré rester un passant, car c’est une drôle d’identité que celle de Montmartre, avec toutes les couches de mémoire qui s’y superposent, Commune de Paris, catholicisme de la fin du 19ème siècle, Belle Epoque… Bien qu’il ait habité là, Camoin cherchait quelque chose de différent. Ses plus beaux tableaux substituent au paysage parisien les images d’une ville du bord de mer où se rencontrent le ciel, la terre et l’eau.
BRAIRE Jean, Sur les traces des communards. Guide de la Commune dans le Paris d’aujourd’hui, Paris, Les Amis de la Commune, 1988.
Il est difficile de trouver les mots pour dire ce que je ressens après l’attaque contre Salman Rushdie. Trente ans avaient passé depuis la fatwa des Iraniens et nous avions fini par croire que la condamnation à mort de l’écrivain n’était plus d’actualité, mais l’homme qui l’a poignardé n’avait pas désarmé.
Pendant ces trente ans, il y a d’ailleurs eu beaucoup d’assassinats destinés à terrifier le monde intellectuel, les traducteurs de Salman Rushdie, les caricaturistes de Charlie Hebdo, des professeurs comme Samuel Paty…, des personnes souvent choisies parce qu’elles usaient de la liberté d’expression garantie par nos constitutions.
Chaque fois, il s’est trouvé de bons esprits pour expliquer qu’un tel degré de violence s’expliquait par une folie paranoïaque, que les tueurs étaient des déséquilibrés en perdition, plutôt que des meurtriers calculateurs.
Opposer folie et raison n’a pas de sens. Le fanatisme religieux est inséparable du politique dans un contexte mondialisé qui voit des Etats comme l’Iran ou l’Afghanistan en conflit avec l’Amérique et ses alliés. Les rapports entre ces pays et l’Otan sont marqués par des sanctions économiques et par des guerres ̶ qui, pour avoir eu lieu à l’extérieur de nos pays ont bien eu lieu.
La violence impitoyable des assassins ne saurait pourtant être excusée par ces agressions qui ne suffisent pas à expliquer qu’on décapite un professeur, qu’on massacre les spectateurs d’un concert, ou qu’on poignarde un écrivain 30 ans après la parution d’un roman que l’auteur de l’attentat n’a sans doute jamais lu. Il se peut que la santé mentale des exécutants soit fragile, mais ce ne sont pas eux qui ont inventé les motifs et les moyens de leur passage à l’acte. Ce sont d’abord des idées qui veulent faire taire Salman Rushdie et derrière les idées les pouvoirs étatiques ou religieux qui soutiennent l’assaillant. La première réaction du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Téhéran est une approbation et une menace « En insultant les choses sacrées de l’islam et en franchissant les lignes rouges de plus d’un milliard et demi de musulmans et de tous les adeptes des religions divines, Salman Rushdie s’est exposé à la colère et à la rage des gens ».
On peut aussi s’interroger sur le drôle de climat qui règne en Occident. L’idéologie de la petite minorité extrémiste se nourrit de l’humiliation d’une stagnation économique et culturelle qui dure encore dans des régions entières du Proche et du Moyen Orient. Cette situation a conduit des populations à s’exiler alors même que leurs pays avaient retrouvé leur indépendance. Paradoxe de ces situations postcoloniales voulues par ceux qui s’en disent victimes !
De Polyeucte l’exalté à Brassens le sceptique
La culture européenne a elle-même longtemps cultivé l’admiration pour ceux qui risquaient leur vie dans des causes religieuses ou politiques. Quand j’étais au lycée, on étudiait encore Polyeucte de Corneille.
Polyeucte, prince arménien, est marié à Pauline, la fille du gouverneur romain, qu’il aime profondément. Tout juste baptisé et éclairé par une révélation soudaine, il décide de « braver l’idolâtrie » et de briser les statues d’un temple romain. Cette action aura des conséquences tragiques jusque sur son entourage puisque sa femme et son beau-père se convertissent et risquent à leur tour d’être mis à mort. On nous invitait en classe à choisir entre le prosélytisme véhément de l’exalté qui recherche une mort en martyr et la tolérance généreuse de son rival, Sévère, qui approuve « que chacun ait ses dieux, (et) qu’il les serve à sa mode ». Des lycéennes qui rêvaient d’héroïsme choisissaient parfois le radicalisme de Polyeucte.
Le Polyeucte de Donizetti dans Les Martyrs
Certes, alors que l’islamiste sacrifie la vie des autres, Polyeucte n’était coupable d’aucun crime de sang, mais ses discours enflammés invitaient le peuple à la révolte, menaçant l’ordre public et la possibilité d’entretenir des rapports paisibles avec ses semblables.
En fait, peu importait la cause. Ce qui séduisait les lycéennes enthousiastes c’était l’engagement de qui sacrifiait sa vie à une histoire plus grande que la sienne. Nous étions encore proches de la deuxième guerre mondiale : les attentats des résistants, dénoncés pendant l’occupation comme « terroristes », étaient admirés comme des manifestations de courage qui avaient redonné de l’espoir au pays. Sainteté et héroïsme se confondaient. Polyeucte pouvait incarner cet élan qui fait tout risquer pour une croyance.
J’ai l’impression qu’on n’ose plus, dans les lycées, lire cette pièce ambiguë et Polyeucte serait considéré en 2022 comme un fanatique briseur de statues (peu différent des talibans qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân).
Brassens a très bien mis en vers les raisons de se désengager (il pensait plutôt aux rapports entre monde communiste et monde capitaliste):
Mourir pour des idées L’idée est excellente Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue Car tous ceux qui l’avaient Multitude accablante En hurlant à la mort me sont tombés dessus […]
Or, s’il est une chose Amère, désolante En rendant l’âme à Dieu, c’est bien de constater Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente
Les Saint Jean bouche d’or Qui prêchent le martyre Le plus souvent d’ailleurs, s’attardent ici-bas Mourir pour des idées C’est le cas de le dire C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas
Dans presque tous les camps On en voit qui supplantent Bientôt Mathusalem dans la longévité J’en conclus qu’ils doivent se dire En aparté, « mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente » […]
Encore s’il suffisait De quelques hécatombes Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât Depuis tant de « grands soirs » que tant de têtes tombent Au paradis sur terre, on y serait déjà
Mais l’âge d’or sans cesse Est remis aux calendes Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez Et c’est la mort, la mort Toujours recommencée, mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente [… Les paroles complètes sont en ligne]
Contre l’indifférence
Quelle qu’ait pu être la cruauté des guerres de religion qui l’ont déchirée, l’Europe du 21e siècle inclut aujourd’hui tous ses citoyens sans discriminations dans une communauté fondée sur des bases politiques qui se passent du religieux. Force est pourtant de constater que nous sommes peu nombreux, si on considère la totalité des pays du globe, à estimer que le respect de la liberté d’expression et le respect des minorités sont des valeurs suffisantes pour souder une société ? Nous découvrons, effarés, que nos idées jugées d’un néocolonialisme arrogant s’exportent mal. Et même en Europe… Les musulmans français dans leur immense majorité sont des gens paisibles, mais parmi ces millions de Français et d’exilés, se trouvent des fanatiques résolus que des réseaux sociaux mondialisés aident à trouver ce que, et qui, ils pourront détester.
Et puis, où s’arrête le soupçon qu’inspire le sacré à la majorité des Français ? Au religieux ? Le rejet des passions identitaires ne touche-t-il pas aussi des entités laïques, la Patrie, la République, l’Europe… que notre pays cosmopolite et individualiste considère, elles aussi, avec suspicion ? Qu’on les appelle fanatisme ou idéologie, les mêmes élans ne sont-ils pas derrière l’expérience religieuse et l’expérience politique ?
Notre méfiance devant toute croyance se constate à la distance qui se creuse avec le nationalisme ukrainien. Jusqu’où comprenons-nous l’abnégation avec laquelle la majorité de ce peuple est prête à sacrifier sa vie pour défendre son droit à une Ukraine indépendante ? Jusqu’où partageons-nous la conception du sacré inhérente à l’idée de patrie ? Plus médiocrement, comment se passera l’hiver quand il faudra se débrouiller sans gaz russe ?
Que nous reste-t-il pour nous préserver de l’indifférence ? Même si je doute que la lecture des ouvrages de Voltaire nous rende le courage intellectuel de l’engagement, j’admire ses combats aux côtés des victimes de l’intolérance et son analyse des causes du fanatisme :
« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. […] Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique […] »
« Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant- goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. »
Voltaire ne s’est pas borné au travail critique sur cette « maladie ». Avec fougue, empathie et ténacité, il s’est engagé, a risqué sa liberté pour obtenir par exemple la réhabilitation du protestant Jean Calas (1698–1762) accusé du meurtre de son fils Marc-Antoine et mis à mort de façon atroce, prétendument parce que celui-ci voulait se convertir au catholicisme .
A Paris, Ville (des) Lumière(s), l’ombre d’une lâcheté
Puisse le Voltaire de l’affaire Calas, nous convaincre de ne pas nous réfugier dans la neutralité sceptique. Quelles que soient la complexité, l’absurdité et la cruauté du monde, il nous faut apprendre avec Voltaire à défendre sans hésiter la liberté d’expression. En 2020, quelques vandales avaient dégradé sa statue, installée tout près des quais de la Seine sur le flan de l’Académie française. Bien que le chapitre de Candide qui dénonce l’esclavage soit sans équivoque, Voltaire à leurs yeux était coupable de n’avoir développé aucun programme politique de sortie de l’esclavage et d’avoir placé des capitaux dans les bateaux négriers (calomnie, selon les historiens. Ses accusateurs n’ont fourni qu’une lettre dont l’authenticité n’est pas établie à l’appui de leur thèse). Sous couvert de “combat décolonial”, ces censeurs s’emploient à effacer la figure de celui qui a contribué de façon décisive à la délégitimation de l’esclavage à une période où cela n’allait pas de soi.
La Mairie de Paris avait retiré la statue, officiellement pour la nettoyer. Deux ans plus tard, elle s’apprête à la cacher derrière les grilles de l’ancienne faculté de médecine. Le socle du square Honoré Champion restera vide.
Socle vide de la statue de Voltaire, square Honoré Champion
Les responsables de la Mairie de Paris auraient-ils honte des Lumières ? Auraient-ils peur de ceux qui se disent offensés pour mieux s’en prendre à la liberté et à la tolérance ? Quand Voltaire sera caché pour éviter tout dissensus, c’est un des symboles culturels qui rend notre pays désirable qui aura été affaibli.
Bibliographie succincte
Brassens « Mourir pour des idées », google.com/search ?q=brassens+mourir+pour+des+idées+paroles&oq=brasse&aqs=chrome.1.69i59l2j69i57j0i433i512j46i175i199i433i512j46i131i175i199i433i512l3j46i175i199i433i512l2.7019j0j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8
Dion, Jacques, 2022, « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous », Marianne 11 au 17 août 2022.
Ehrard, Jean, 2008, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versailles.
Ajaccio est une ville agréable, un peu moins attachante que Bastia, mais qui possède un musée étonnant pour une île restée longtemps à l’écart d’une accumulation de richesses permettant à des mécènes d’émerger.
Au musée
Dans la chaleur étouffante de la canicule, les touristes avancent lentement le long de la rue Fesch : encore une fois les boutiques, les robes, les maillots de bains! Encore une fois se traîner harassés dans les commerces de souvenirs corses garantis d’Extrême-Orient, traverser la rue brûlante jusqu’à la boutique d’en face. Les conversations se réduisent à des « Vous avez vu cette chaleur ! C’est insupportable. Il n’a jamais fait si chaud ! Ça ne peut pas durer ! ». ».
Au musée Fesch, en revanche, la climatisation fait merveille et à travers les fenêtres tamisées, les silhouettes floues des grands bateaux retrouvent leur charme.
Les navires depuis la galerie du musée Fesch
Pourtant, il n’y a pas grand monde alors que le musée est un des plus grands de France. La passion – et la situation familiale- de Joseph Fesch, oncle de Napoléon et son aîné de six ans, (1763-1839) lui ont permis d’acquérir quelques milliers de toiles et de sculptures, italiennes pour l’essentiel. Joseph Fesch, chassé de Corse par les paolistes, était entré dans l’intendance militaire de l’armée d’Italie comme garde magasin, puis a été bientôt nommé commissaire des guerres par son neveu Bonaparte. Chaque armistice s’accompagne de lourdes contributions de guerre en argent ou en nature. Et c’est le commencement d’une fortune qui lui permet d’acquérir un hôtel particulier à Paris construit par Nicolas Ledoux et surtout d’amasser une prodigieuse quantité d’œuvres d’art. Par ailleurs, le cardinal s’est offert une fin paisible en défendant le pape contre son neveu.
Le musée est connu pour ses primitifs italiens auxquels le cardinal s’est intéressé bien avant que ces peintres soient à la mode. Même si la collection a été largement dispersée après sa mort, il reste des merveilles du temps où la peinture ne se voulait pas encore le miroir de l’homme :
Mariotto di Nardo. La Pentecôte. Détail
J’aime ces personnages encore raides, ces tableaux où la géométrie des mains dit plus que l’expression des visages,
Niccolo de Tomasso. Mariage mystique de sainte Catherine entre saint Jean-Baptiste et saint Dominique (détail)
J’aime l’impression d’un écart qui se réduit entre le réel et sa représentation jusqu’aux lignes souples de Giovanni Bellini et de Botticelli.
Bellini. Vierge à l’enfantBotticelli. Vierge à l’enfant soutenu par un ange. Détail
Maintenant, nous déambulons au milieu d’une enfilade de vierges à l’enfant. La thématique monotone de l’art chrétien du 17e me fatigue aujourd’hui, la douceur des visages de mères inclinés vers des bébés, sans parler des têtes de vieillards, apôtres, philosophes, évangélistes… se ressemblant toutes.
Et cette rhétorique pieuse qui souligne les leçons édifiantes par de grands gestes !
Index didactique si le fidèle est distrait
Enfin, j’arrive à un tableau un tableau qui m’arrache à l’art avec un grand A. Je ne sais plus s’il est bien ou mal peint. Je n’ai plus de repères tant il refuse l’art installé. Il néglige les conventions formelles (chromatisme sans nuance, formes aplaties, contre-plongée sans arrière-plan, composition symétrique) et surtout, il s’oppose aux sujets de l’époque.
L’Inappétence de la chouette ou La Tentation de la chouette
Deux groupes entourent une chouette perchée sur le rebord d’une assiette : à gauche, un chien monté sur une chaise lui tend peut-être de la viande piquée au bout d’une petite broche ; à droite, un chat, lui aussi juché sur une chaise qui sert d’escabeau branlant, rivalise avec le chien en offrant du pain ; en dessous, un oiseau se charge d’un verre de vin. Les têtes et les corps des animaux sont réalistes, bien que les pattes soient humanisées, ce qui leur permet de tenir fermement les fourches. D’autre animaux ont un rôle mystérieux. Un lapin contrôle les mouvements du chien à l’aide d’une corde et une sorte de lézard dirige l’oiseau, lui aussi entravé par une corde. Dans un coin, un autre lapin et une oie sont habillés. Quelles que soient les espèces, les animaux ont un air de famille. Leurs yeux fardés et leurs dos cerclés de noir unifient la composition.
Plus bas, trois nabots difformes. Sont-ils les ordonnateurs d’une cérémonie sacrilège d’offrande de nourriture ? Le nain de gauche menace le chien d’un balai. Les animaux ouvrent le bec ou la gueule pour haranguer la chouette, ou pour vanter la qualité des mets proposés.
L’Inappétence de la chouette
Et la chouette, bien au centre de la composition, la seule de face, qui nous regarde ? Elle n’est ni gaie, ni triste. Impavide.
J’approche : c’est une œuvre du « Maître de la fertilité de l’œuf ». Cette désignation saugrenue réjouit, mais n’éclaire rien. Ce n’est pas une identité et il n’y a semble-t-il pas d’œufs dans l’œuvre exposée à Ajaccio.
Le message se dérobe. Tant de détails sont incompréhensibles : les deux groupes de tentateurs sont-ils complémentaires ou s’affrontent-ils et dans quel but ? Cette chouette qui ne succombe pas à la tentation, est-elle une incarnation de la sagesse, comme le voudrait son statut d’attribut d’Athéna ? L’oiseau est-il un précurseur d’une écologie radicale plaidant pour la sobriété ? Et pourquoi pas une incarnation déchristianisée et blasphématoire du Christ repoussant les offres du malin ?
Le secourable téléphone n’est pas d’un grand secours. Les historiens d’art ont souligné des affinités entre Jérôme Bosch, Brueghel, Pieter van Laer dit le Bamboche et ce peintre inconnu, leur héritier tardif, qui viendrait de Bologne. On lui attribue une quarantaine de tableaux loufoques dont la stylisation m’évoque les images de fêtes foraines, les premiers dessins animés ou les automates que l’on offre aux enfants.
J’ai eu beau essayer de l’écrire, l’image résiste aux mots. Elle est d’une efficacité symbolique redoutable au-delà de ce que je crois qu’elle « veut dire ». Comme dans un rêve, j’en éprouve immédiatement la force.
Nous voici à nouveau dans la splendeur du golfe de Porto-Vecchio. Au soleil levant, le bonheur est de nager dans une mer chaude en remontant le courant pendant une heure, de passer sous une falaise de granite rose avant de faire demi-tour et de se laisser porter par le flot qui a cet endroit à la puissance d’un fleuve. Nager, c’est se vider l’esprit. De temps en temps, je chantonne une chanson russe que je n’arrive pas à mémoriser. Je dois la chanter sans sauter de mots, sous peine d’oublier la suite. « Plaine, plaine russe. Brille la lune ou tombe la neige… ». Aucun rapport avec la chaleur qui monte, ou avec le paysage marin et le ciel incroyablement bleu, mais le chant rythme la nage et élimine toute pensée parasite !
Malheureusement, s’élève en même temps le bruit des scooters de mer qui signale leur présence avant même que je les aperçoive sur la rive d’en face, une, deux, trois, quatre. Comment peut-on tolérer un loisir aussi bruyant ? Pourquoi une poignée d’amateurs de vitesse a-t-elle le droit d’abîmer la paix de centaines de baigneurs matinaux ?
Retour à la plage de Benedettu où la troupe des adeptes de l’aquagym est en train d’arriver. Il est temps de repartir. L’homme au chien s’est installé à l’ombre des pins. J’entends tous les jours des bribes d’opéra baroque quand je passe près de son siège. Nous nous saluons et nous nous quittons comme tous les jours, soucieux de ne pas empiéter sur la tranquillité de l’autre.
Benedettu. Le belvédère de l’homme au chien
De l’autre côté de la route, le marais, chaque année moins étendu. Est-ce dû à la sécheresse ou à l’avidité des propriétaires de restaurants, soucieux d’agrandir leurs parkings ?
Benedettu. Le marais
La Citoyenneté au 21e siècle
A l’Assemblée Nationale, les députés s’étripent et des amis qui ont voté Nupes m’écrivent qu’ils se réjouissent de retrouver une assemblée vivante. L’Assemblée a été pendant quelques jours un champ de bataille où les porteurs de Tshirts ont défié les porteurs de costumes, où un Républicain a demandé l’interdiction des tenues négligées, ce qui a aussitôt entraîné une demande d’interdiction des costumes hors de prix des bourgeois arrogants supposés insulter les citoyens payés au smic. Les députés qui s’habillent comme le peuple prétendent être les seuls à parler en son nom. Les vêtements de la révolte sont une vieille tradition depuis les Sans-Culottes jusqu’aux Gilets jaunes et la presse fait monter la mayonnaise en évoquant complaisamment ces combats qui n’ont aucune incidence sur les décisions à prendre et sont plus faciles à chroniquer que les arguments pour bloquer ou compenser le prix du fuel ou pour comparer les effets attendus de la hausse du Smic ou de l’octroi de primes.
Pendant ce temps, nous sommes allés à la réunion informelle proposée par le maire de Porto-Vecchio en réponse aux demandes d’habitants de Benciugnu. La Trinité qui était un hameau agricole est devenue un quartier de Porto Vecchio sans que la montée vers les habitations de la crête ait été élargie. Dans la route étroite et sinueuse, il n’y a pas de trottoirs. Les automobilistes ont du mal à se croiser. Par endroits, les piétons doivent sauter dans le fossé si une voiture arrive rapidement, et c’est miracle qu’il n’y ait pas davantage d’accidents. Et puis, il n’y a pas de places de parking.
– On est des gens modérés, dit le leader des protestataires, mais cela fait bien vingt ans qu’on demande l’élargissement de la route. On s’est dit « on ne va quand même pas être obligés de bloquer la Nationale pour qu’on nous entende. »
– Vous avez bien fait, dit le maire. Je suis venu pour entendre ; il vaut mieux se parler entre gens de bonne volonté que tout bloquer. Nous allons faire un projet d’aménagement progressif. Mais il va falloir un peu de patience. On ne peut pas tout régler comme ça d’un coup de baguette magique. Les dossiers ne sont pas finalisés. Les expropriations, ça prend du temps et il n’y a pas de crédits.
– Monsieur le Maire. Je suis assez vieux pour savoir que les crédits ont été votés, et même trois fois. Il faudra quand même nous expliquer où ils ont disparu.
– Allez demander à nos prédécesseurs ! On ne peut pas nous faire porter des responsabilités qui ne sont pas les nôtres.
– Et puis, il y a des gens qui font encore du bruit à trois heures du matin, pendant que d’autres se lèvent à cinq heures.
– Que voulez-vous ? Les touristes, nous en vivons tous. On peut mettre un panneau si vous voulez…
Les gens d’en-bas s’énervent contre les poubelles.
– Les conteneurs ont été installés juste à côté de la chapelle Sainte-Lucie. Franchement, c’est pas beau ce tournant avec les bacs qui débordent ! Et quand même, une chapelle, c’est un lieu de culte.
– Je vous rappelle que les conteneurs ont été déplacés à votre demande, madame.
– Ils étaient trop près de ma maison et quand le vent soufflait, les papiers venaient dans mon jardin, sans oublier les moteurs des voitures, le bruit des bouteilles qu’on jetait au milieu de la nuit…
– Votre voisin nous disait la même chose… La chapelle et sa petite placette sont un compromis, parce que Dieu ne proteste pas.
La réunion s’achève. La secrétaire s’arrête pour répondre aux dernières récriminations.
– Il faudrait ramasser plus souvent !
– Ah ! ça ce n’est pas nous. C’est du ressort de l’inter-collectivité.
– Alors à quoi bon débattre, si les décisions se prennent ailleurs ? Et c’est aussi à l’inter-collectivité qu’il faut dire de nettoyer un peu plus soigneusement ce qui reste sur place ?
– Non ça c’est le travail de la mairie. On a mis deux personnes, mais nous n’avons pas de solution miracle. Les gens sont sales. A peine, l’emplacement nettoyé, on vient déposer en douce, qui un matelas, qui sa cuisinière, vous le savez mieux que moi.
Je trouve quand même que ces deux instances sont un bon exemple des absurdités administratives françaises. Pour ne pas se heurter aux citoyens qui refusaient de voir leurs communes disparaître quelle que soit leur taille, tout en rationalisant un peu la gestion des ressources, on a ajouté l’échelon inter-communal à l’échelon communal. Mais il semble que le découpage des compétences soit délicat : pourquoi n’a-t-on pas transféré l’ensemble du problème des déchets au groupement de communes ? Un seul service aurait permis une coordination du travail… et je suis persuadée que ce doublon entraîne aussi une multiplication des fonctionnaires.
Décidément, on s’amuse autant à l’échelon local qu’à l’Assemblée Nationale !
Vous vous souvenez qu’il y a deux mois, nous avions tourné en rond dans la zone commerciale du Puy parce que nous cherchions à rejoindre la voie rapide pour Blavosy et que la bretelle de raccord, indiquée par notre GPS (mal actualisé) était entre temps devenue impraticable. Au bout d’un parking, une rue en sens interdit interdisait de passer. Un tour pour rien, un deuxième tour, une dispute conjugale, l’impression d’être entrée dans un sketch de Raymond Devos avant de renoncer et de repartir pour une boucle dans le Puy.
L’autre jour nous sommes repassés par Le Puy pour une halte sur le trajet de Marseille et nous avons réservé un hôtel au dernier moment… Incrédules, un peu désappointés, mais riant pourtant de la cocasserie de la situation, nous nous sommes retrouvés sur ce même parking de Brives-Charensac où nous avions tourné fin mai, au milieu des enseignes La Halle aux Chaussures, Cuisinella, Mr Bricolage, Storistes de France… Nous nous attendions donc à un vague « Formule 1 », inévitable dans un pareil endroit (étonnamment cher quand même, mais à 19 heures, un 13 juillet, nous n’avions pas de solution de rechange).
Motif d’énervement supplémentaire : le GPS nous renvoyait avec obstination vers le fameux sens interdit, lequel n’avait pas bougé. C’était comme un film qu’on aurait rembobiné pour le faire recommencer à son point de départ. Le GPS indiquait la maison à 100 mètres, si et seulement si on remontait la Rue Saint-Vosy, ce que le panneau empêchait de faire… Outrepassant l’interdiction, nous sommes allés prudemment jusqu’à un immeuble où une courette permettait de se garer même si l’aire était sûrement réservée aux habitants. Nous avons alors aperçu le numéro 6 inscrit sur un portail de pierre en face de l’immeuble. C’était là : 6 rue Saint-Vosy.
J’ai sonné. Une jeune femme à dreadlocks et doux sourire est venue ouvrir. Je suis entrée dans un grand jardin d’ombre qui échappait aux regards derrière ses murs. Gingko, hêtres, mélèze, pruniers… Était-ce l’effet de la fraîcheur après le long trajet sous un soleil de plomb, il m’a semblé que les bruits avaient disparu et que je me trouvais dans un lieu voué à la solitude et à la méditation ? (Pas trop d’austérité cependant, car des tables et des chaises étaient disposées un peu partout et j’ai aperçu une piscine sous une tonnelle de fer forgé, protégée des feuilles et des insectes par des parois de verre. Se baigner là, ce serait comme se baigner dans une serre.)
Une clairière dans le jardin de la Maison des Chartreux
Le jeune homme qui a pris le relais de la fille aux mèches a expliqué que la Maison était un reste d’une chartreuse de la fin du 17e siècle. L’établissement dépérissait quand la Révolution est arrivée. La dispersion des religieux n’a pas dû être dramatique car en 1789, la chartreuse comptait seulement dix moines… dont certains logeaient en ville. Sa réaffectation comme papeterie a dû l’endommager davantage que le vandalisme attribué aux révolutionnaires.
L’essentiel du bâtiment, racheté par le diocèse accueille aujourd’hui un lycée privé et cette maison où 4 à 5 moines pouvaient vivre en commun a été acquise par les parents de nos hôtes qui l’ont restaurée et meublée…
Voilà ! nous sommes voués au sens interdit de la rue Saint-Vosy, mais nous savons qu’en franchissant un simple portail de pierres nous quittons le parking minable d’une société de consommation exténuée pour nous trouver dans le monde ancien qui nous attend, intact.
̶ Si vous ne voulez pas reprendre votre voiture, vous pouvez dîner dans la ville. Presque en face du parking, il y a une cantine asiatique, avec sushis, nems… achetés surgelés et réchauffés au micro-ondes… 400 mètres plus loin en montant sur le coteau, un restaurant vietnamien. C’est la mère de famille qui prépare les plats. Sa cuisine est délicate et fraîche…
Nous sommes repartis sur l’artère qui dessert la zone. En traversant, il fallait faire attention aux files de voitures des employés qui se hâtaient pour rentrer chez eux. Comme promis, à mi-pente, les trois lanternes du restaurant vietnamien se balançaient dans le vent. Nous avons très bien mangé en regardant un planisphère accroché près de notre table. L’Ile de Pâques (Easter Island) paraissait perdue au bord de la carte. Quand nous sommes revenus sous la lumière impersonnelle des réverbères de la zone commerciale, les automobiles ne passaient plus. Tout était tranquille aussi dans le jardin de la Maison des Chartreux. Les lumières qui s’allumaient au fur et à mesure de notre avancée étaient celles des contes où des mains apparaissent tenant des flambeaux pour éclairer les couloirs d’un palais enchanté. Au premier étage, la bibliothèque et le salon se sont pareillement éclairés.
Dans l’actuelle bibliothèque, l’ouverture correspond à un ancien passe-plat
Comme j’hésitais à rester, un petit duc a commencé à chanter dans la nuit.
Au petit déjeuner, la jeune-femme a dit qu’elle venait de Turquie, le jeune homme a raconté que son père, plombier venu lui aussi de Turquie, s’était mis peu à peu à rafistoler de vieilles demeures. La famille s’était lancée pour faire revivre cette maison d’hôtes. Avec du travail et de l’entraide, on peut réaliser ses rêves. La volonté, c’est le pilier d’une bonne vie, a-t-il conclu.
̶ Le restaurant vietnamien aussi tourne sur des étrangers, a dit, l’un de nous. Toute la famille s’y met. Il n’est pas question de 35 heures ou de vacances. Le restaurant est plein.
Le matin était encore frais et l’eau de la piscine n’était pas chauffée. L’air tiède de la serre faisait cependant oublier le froid. Je me serais volontiers attardée, mais les autres m’ont rappelé la longue route à faire.
Nous avons franchi à nouveau les portes du temps. Le 18e siècle et le 21e siècle ont permuté et nous nous sommes retrouvés sur la route traversante qui mène à la nationale.
Le quartier des Olympiades correspond à cette immense dalle où, à l’ombre des tours de béton de près de 40 étages, sont implantés des restaurants, des épiceries, de gigantesques entrepôts de produits importés d’Asie, une annexe de l’université Paris 1, un campus privé et même deux pagodes.
Olympiades. Les grandes toursLes Olympiades. Au loin les toits en pagode du parvis
L’îlot est bordé par les rues de Tolbiac, Nationale, Regnault et l’avenue d’Ivry, célèbre pour ses restaurants asiatiques. On accède à la dalle surélevée par des volées d’escaliers consciencieusement graffitées.
Un campus privé, Cluster Paris Innovation
Les Olympiades ont été pensées dans les années 70 par l’architecte Michel Holley, adepte de la ville en hauteur ; construits sur les friches industrielles laissée par la construction automobile, les immeubles portent les noms optimistes des villes qui accueillaient les jeux olympiques, Sapporo, Mexico, Athènes, Helsinki, Cortina, Tokyo… La population est restée assez mélangée et la cité n’a pas basculé dans la précarité grâce au panachage des régimes de propriété, appartements en accession libre ou aidée, appartements en location privée, logements « à loyer normal », logements sociaux (ILN ou HLM), ateliers d’artistes en duplex… On a logé là des boat people rapatriés en France après la chute de Saigon en 1975 dont 60% étaient en fait des Chinois de la diaspora. Aujourd’hui, des Asiatiques de classe sociale moyenne supérieure habitent les immeubles privés situés vers l’avenue d’Ivry. Des Français de classe sociale moyenne supérieure habitent dans les immeubles privés situés vers les rues de Tolbiac et Baudricourt. Une population à dominante française comprenant des résidents des DOM-TOM et des résidents originaires d’Afrique du Nord naturalisés, allant de la classe moyenne, moyenne inférieure au quart-monde dans les HLM Grenoble, Rome et, dans une moindre mesure, Squaw-Valley qui se sont dégradés.
Quand on se promène sur l’esplanade, on a l’impression que les jeunes se mélangent. Les adultes pratiquent plutôt une juxtaposition ethnique sans agressivité où chacun reste avec son groupe.
Les trafics (prostitution, drogue, mais aussi inoffensives ventes à la sauvette de menthe ou de coriandre) ont augmenté. Pour autant, d’après le témoignage d’une dame retraitée, les bandes n’ont pas pris le contrôle de la cité, même si le visiteur peut hésiter à s’engager dans certains recoins et même si cette dame ne flâne pas sur l’esplanade.
Avant peut-être, elle y allait avec son mari, mais ils ont cessé de s’arrêter aux terrasses des cafés… « et puis, on ne peut pas toujours manger chinois, même si c’est bon marché. Il faudrait parler avec des parents qui ont de jeunes enfants. Pour eux, c’est bien de se promener loin des voitures. » Il y a un centre culturel de la ville de Paris (ADAC), mais finalement, elle n’en profite pas. C’est sûrement très bien, mais elle n’a pas le temps.
Elle fréquente le supermarché Big store, si commode, où l’on trouve même des pattes de poulet vendues dans des sachets d’un kilo qu’elle n’a jamais osé acheter… On croise dans les allées des clients avec de lourds sacs de riz, des épices, des durians… Les employés asiatiques blaguent en français. Même, chez les Chinois la langue se transmet mal… ou les gens appartiennent à différentes langues et doivent se parler en français.
1 kilo de pattes de poulets
Les temples des Olympiades
Au n° 37 de la rue du Disque, sous la dalle, à l’entrée d’un parking ou d’une halle de stockage, se trouve un temple tenu par l’Association des Résidents en France d’Origine Indochinoise (A.R.F.O.I). Les résidents asiatiques arrivés les premiers ont installé ce lieu de culte dans un parking. Sans doute étaient-ils heureux d’avoir échappé aux massacres qui accompagnent la fin des guerres, mais nostalgiques d’une Asie quittée sans billet de retour. Leur temple n’a pas que des fonctions religieuses. On peut y suivre des cours de chinois et de français, y pratiquer la musique traditionnelle, y rencontrer des amis, se faire aider pour les papiers administratifs. C’est là qu’on répète les danses des défilés. Dans la lumière cafardeuse du sous-sol de béton, l’amicale a aménagé un lieu qui protège de la solitude.
Un temple dans la lumière cafardeuse du sous-sol des Olympiades
C’est l’ARFOI qui a commencé à célébrer le Nouvel An chinois et qui a pris l’habitude d’offrir aux Parisiens un grand défilé avec danseurs, tambours, lanternes rouges et dragons de papier. Dans l’entrée, l’association affiche ses bonnes relations avec le monde politique qui se joint volontiers à l’évènement.
Avec les autorités. L’album de photosAnne, Manuel, Jean-Marie et les autres…
Les places sont toujours précaires pour les exilés et il est bien d’ajouter l’appui des puissants du jour à la protection des dieux.
Le temple situé au niveau du 44 avenue d’Ivry est plus opulent. Il a été fondé par la famille Teochew (ou Chaozhou), originaire de la province du Guangdong partie en Asie du Sud Est : des urnes décorées accueillent le visiteur dès l’extérieur.
Urnes de bronze à l’entrée du temple des Teochew
Dans la grande salle, les statues dorées de Bouddhas sont imposantes.
Temple des Teochew. Les trois bouddhas
Sur les deux côtés, les luohan, des personnages ayant atteint le stade du nirvana qui les libère des afflictions terrestres. Je n’ai aucune idée des raisons pour lesquelles, ils ont des caractéristiques physiques qui me paraissent comiques. Pourquoi ces yeux globuleux, ces oreilles allongées ? Pourquoi ces rides profondes chez ceux qu’on pourrait croire détachés du monde ? Ces petits ventres rebondis chez des ascètes ?
Luohans
Pourquoi les sourcils démesurément tombants (représentés par de la filasse) de celui-ci ?
Le luohan aux sourcils démesurés
Le sacré des autres est décidément incompréhensible.
Je ne saurai pas, alors que le gardien m’aurait sans doute renseignée. Il doit nous trouver bien grossiers de visiter son temple comme nous avons visité le supermarché et de ne même pas déposer une offrande. C’est tant pis pour nous. Celui qui ne donne rien a une vie plus triste que celui qui donne.
Je n’ai toujours pas vu le film de Jacques Audiard, sorti en 2021 qui se déroule dans ce quartier. Ce sera pour la rentrée.
L’exposition Napata du Louvre a le grand intérêt de montrer les liens étroits de l’Egypte et du royaume de Kouch (situé en Nubie, l’actuel Soudan), liens commerciaux, culturels et guerriers. Elle s’inscrit donc dans le mouvement critique du discours européen qui a minoré l’apport des Africains à l’histoire universelle.
La 25ème dynastie(-720, -663)
Des siècles de domination égyptienne sont évoqués par exemple par des tablettes où des captifs noirs, plume d’oiseau fichée dans la chevelure, défilent, garrotés par le cou, devant le pharaon.
Nubien prisonnier. Musée du Louvre
Peu à peu, le royaume de Nubie devient indépendant et attaque à son tour l’Égypte. Le roi de Napata, Piânkhy, et son frère et successeur, Taharqa, parviennent à unifier le Soudan et l’Égypte et créent la 25e dynastie. J’ai suivi l’épopée guerrière de ces Africains qui, pendant 50 ans, ont régné sur les deux royaumes (à l’exception du delta du Nil) avant d’être défaits par les Assyriens. Les statues monumentales de Doukki Gel (au nord du Soudan) témoignent de l’importance de cette civilisation égypto-africaine : l’exposition présente les copies des représentations monumentales de 7 souverains du royaume kouchite qui avaient été brisées, ensevelies, et sont restées cachées jusqu’à leur redécouverte en 2003.
Les commissaires ont choisi également d’évoquer le rôle des égyptologues, et même l’opéra Aïda, auquel l’archéologue Mariette a contribué, tant pour les costumes que pour le scénario qui met en scène les amours contrariés d’une princesse éthiopienne captive et d’un général égyptien. Ils montrent aussi le magnifique travail de Michel Ocelot autour de son film d’animation Pharaon (un pharaon kouchite), le Sauvage et la Maitresse des Roses.
Cinq statues
Mais je viens au Louvre moins pour m’instruire que pour m’abandonner à la séduction qu’exercent sur moi quelques œuvres. N’est-ce pas la force des expositions d’ajouter de nouvelles images aux images qui nous accompagnent tout au long de la vie ?
La petite statuette du roi Taharqa (19cm) agenouillé devant le faucon sacré, qui sert d’affiche à l’exposition, est certainement une des plus belles œuvres présentées.
Taharqa faisant l’offrande du vin au dieu faucon Hemen (Musée du Louvre)
… ainsi que la déesse-vautour, protectrice du royaume du Sud, sculptée dans un granit gris, avec son bec extrêmement dur et ses ailes prêtes à se déployer quand se présentera une proie.
Statue de Nekhbet, déesse vautour protectrice du pharaon et de la royauté du Sud (Oxford)
La sculpture monumentale d’un bélier réunit tout ce que j’aime de l’Egypte ancienne, la maîtrise des formes et des matériaux et, à travers ces couples formés d’un homme et d’un animal, les images énigmatiques du divin dans un temps où les animaux étaient puissants et les héros des nains blottis entre leurs pattes.
Le Bélier d’Amon protégeant un Aménophis III tout petit (Berlin)
Bec de vautour, cornes de bélier enroulées contre l’oreille, gueules béantes des fauves… peuvent anéantir des hommes pas plus grands que des enfants sauf si la force s’inverse en protection.
Une fois de plus, nous regardons, subjugués, les dieux égyptiens à tête d’animaux, Horus dieu- faucon, Sekhmet la lionne, protectrice du pouvoir royal, ou encore Thot, à tête d’Ibis ou de babouin (ici représenté par un babouin paumes levées, adorant le disque solaire). Ces représentations sont contradictoires, troublantes. Elles tournent le dos à la recherche du trompe l’œil qu’a si longtemps poursuivi l’art occidental, et imposent des mélanges « impossibles ». Et pourtant, elles le font de façon « réaliste ». Personne n’hésite à reconnaître les animaux. On identifie au premier coup d’œil le mufle du babouin. Les descriptions savantes résolvent ce paradoxe en invitant à ne pas voir l’animal dans les statues, seulement le système théologique abstrait qu’il est chargé d’incarner. Ainsi le babouin ne serait qu’un symbole de l’écriture et des sciences. Cependant, n’en déplaise aux spécialistes de la religion, la représentation impose la présence de l’animalité, la nature mixte des dieux, avec sa part humaine et sa part divine (ce que dit le livre de Françoise Dunand et Roger Lichtenberg). Le vérisme est si fort que les statues de quatre babouins, accolées primitivement à la base de l’obélisque de la Concorde, ont choqué le roi Louis-Philippe qui les a trouvées trop indécentes, avec leur sexe bien visible, pour orner la place
Nous passons parfois la nuit dans les rêves la frontière « infranchissable » qui nous sépare des animaux. L’art égyptien révèle à sa manière la fragilité de ces séparations et oblige à percevoir la présence de l’Autre dans le règne humain.
Thot à tête de singe
J’évoquerai encore une statuette d’Isis allaitant Horus. Les deux personnages sont raides. La mère est massive, sa position assise ajoutant à sa dignité. Elle ne semble pas participer sentimentalement à la scène et son léger sourire ne s’adresse même pas à l’enfant sur ses genoux. (D’ailleurs la déesse n’allaite pas encore ; elle pince son sein entre ses doigts pour en faire jaillir le lait).
Cette statue n’est pas « jolie », mais elle m’a rappelée les innombrables représentations de mères qui donnent le sein. Les Vierges du lait du Moyen Age, la Vierge au sein rond de Fouquet, les jeunes femmes de Renoir et de Picasso me viennent à l’esprit… La statue d’Isis et de son fils Horus diffère par bien des aspects de ces œuvres qui ont presque codifié l’inclinaison tendre du cou de la mère, la main minuscule de l’enfant posée sur le sein. Mais les aspects essentiels sont là. La mère universelle offre le lait vital à l’enfant et cette scène ne cesse de faire retour dans l’histoire de la peinture.
Cela fait trois bonnes semaines que je n’ai rien mis sur le blog. Un peu de travail en retard, impression d’un moment suspendu entre les élections…
De Saturnin le canard à « Elisez-moi président »
Pendant les jours qui ont suivi la réélection d’Emmanuel Macron, il n’y avait guère sur les panneaux électoraux du quartier que les affiches du Parti Animaliste, apparemment la seule organisation à avoir autant des colleurs mobilisés. Les affiches ne montraient pas la tête d’un candidat, mais un canard jaune en buste (apparenté au personnage des albums de Saturnin le canard). Le 12 juin, leur campagne massive a abouti à 1,12 % des suffrages exprimés au niveau national. Difficile de savoir s’ils étaient satisfaits du résultat.
Saturnin le canard en campagne électorale
Ensuite sont apparues les affiches de Crystal Duponcel, candidate « Les Patriotes », très vite recouvertes de graffitis tracés au feutre noir.
Graffiti sur une affiche de Debout la France
Théoriquement, la loi punit d’une contravention de 450 euros le fait de dégrader une affiche sur un panneau officiel, mais cette activité nocturne est discrète et les délinquants ne courent pas beaucoup de risques. Et puis, il y a la tradition de la clandestinité magnifiée par Aragon dans l’Affiche Rouge.
… à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA France
Et les mornes matins en étaient différents
Il a fallu arriver au jour du vote pour voir tous les panneaux couverts. Les visages des aspirants à la députation étaient accompagnés des portraits de leurs mentors. « Avec Zemmour », disait l’un ; « Elisez-moi premier ministre », demandait Mélenchon et curieusement pour un homme qui dénonce la personnification du pouvoir son visage occupait davantage de place que le visage des candidats ! Le slogan résume à lui tout seul le programme de la Nupes.
Mélenchon premier ministre
Il est vrai que l’électeur moyen était perdu devant les nouveaux noms des organisations politiques. Du temps où on votait pour les candidats socialistes, républicains, communistes, etc., la première partie du nom précisait de quel type de groupe il s’agissait, la seconde évoquait plus ou moins des lignes politiques bien identifiées.
Aujourd’hui, les noms de partis ne portent plus de mémoire. Ils font penser à des slogans publicitaires destinés à séduire des segments de la population. Ils visent un public jeune comme Génération.s,, lors de la vaine tentative de Hamon en 1917, ou Insoumis qui flatte le goût supposé de la nouvelle génération pour les valeurs transgressives. Nupes n’est plus qu’un nom de produit (tantôt prononcé comme dupes, tantôt comme Barthès). Je doute que les gens soient capables de déplier l’acronyme, l’important est de « donner envie » comme un nouveau produit qu’il faut vendre avant que le désir ne s’en émousse au profit d’une nouvelle marque.
Le renouvellement est aussi syntaxique. En marche, Ensemble, des phrases sans verbe, sont à peine des dénominations. Bien sûr, on peut tout transformer en noms, mais ici, les responsables des campagnes de communication ont cherché à résoudre le paradoxe d’une dynamique qui ne se figerait pas en une entité. L’essentiel est d’éviter le rejet des partis, maintenant « qu’encarté » est devenu péjoratif.
Quand ils parlent du paysage électoral, les journalistes ne savent pas désigner les trois agrégats issus des élections (quatre, si on prend en compte les abstentionnistes). On opposait la gauche et la droite depuis la Révolution. Depuis que Macron a réussi (au moins provisoirement) à installer l’idée que le clivage de la droite et de la gauche était « dépassé », les dénominations des blocs elles-mêmes sont flottantes. La plupart des journalistes ont ajouté « extrême » à droite et à gauche. A la veille du second tour des élections, le Nouvel Observateur titre « Marine le Pen au second tour : le péril de l’extrême droite », mais s’interroge sur Mélenchon : l’abrogation de la loi Travail, la retraite à 60 ans, la garantie d’autonomie pour les jeunes, le rétablissement de l’ISF, la 6e République… est-ce l’extrême gauche ou seulement la gauche trahie par Hollande ?
Après tout, cette bataille autour des dénominations n’est peut-être pas aussi grave qu’on le pense parfois. Pour celui qui classe la baleine parmi les poissons, le nom « marche bien » et n’empêche pas celui qui entend « Regarde le gros poisson » de se représenter l’objet ainsi désigné.
L’absence des objets et la condition d’émigré
Nous avons été invités dans un élégant appartement à l’orée du bois de Vincennes en même temps qu’une amie d’origine arménienne.
Au mur, des miroirs, des tableaux dans des cadres dorés : « L’encadreur m’avait annoncé qu’il n’y avait rien à faire pour réparer un cadre abimé, qu’il fallait le changer », mais son employée a chuchoté : ‶Ces cadres de plâtre, je les connais. Ça se reprend vous savez. C’est une affaire de patience. Si vous voulez″… ». J’avais voulu. Le tableau venait d’une tante et c’était important pour moi de le sauver, tel que je l’avais toujours vu. Je n’avais pas besoin qu’il soit extraordinaire, juste qu’il ramène à la vie les fantômes de mon enfance. »
Notre amie arménienne a soupiré. « C’est ça que je n’aurai jamais. Quand mes grands-parents, mes tantes, mes oncles sont morts, ils n’ont rien laissé derrière eux. Toi, tu vis encore avec ce tableau-mémoire qui incarne ta tante, ou plutôt les dimanches de ton enfance où tu lui rendais visite. Je n’ai rien qui me rattache intensément au passé. C’est ça émigrer, tu comprends. Partir avec une valise, un baluchon, quelques billets dissimulés sous la semelle de ses chaussures et rien d’autre pour dire ‶j’ai été sur cette terre moi aussi. J’ai acheté un tableau dans une galerie. Je l’ai fait encadrer soigneusement. Il a vieilli avec nous »
La vie de mes ancêtres s’est volatilisée, il n’en reste rien. »
Inutile de dire que des exposés d’Ivan si construits, il ne me reste que des fragments… Pourtant sur le moment, il me semblait que je comprenais tout et que je regardais avec plus d’acuité les traces laissées par les volcans. Je me souviens du mot neck (de l’anglais « cou »), pour désigner les buttes, et les pitons que nous rencontrions partout. J’ai compris que ce qui comptait dans le volcanisme, c’était le travail de l’érosion qui décapait les roches et ne laissait subsister que le « cou » des basaltes après disparition de la formation préexistante.
Le neck de Queyrières
Je me souviens de l’atmosphère « chaude et humide » de la région du Puy-en-Velay il y a 15 millions d’années quand un lac recouvrait la surface de la zone. Les laves visqueuses se refroidissaient rapidement au contact de l’eau, expliquait Yvan.
Je me souviens des argiles du ravin de Corboeurf (près de Rosières) beiges et vertes, formées à partir des sédiments du lac…
Argiles du vallon de Corboeuf
avec des pentes délicatement striées de bleu.
Je me souviens d’un autre lieu où les explosions provenant de la rencontre entre le magma brûlant et la nappe phréatique ont façonné un cratère de grande dimension, aujourd’hui occupé par le lac du Bouchet. Les débris étant projetés très loin, il ne restait autour du lac qu’un mince rempart de tufs et de ponces. Je me souviens du plaisir à regarder cette eau endormie, pendant qu’était évoquée la formidable énergie des « volcans explosifs à cratères ».
Lac du Bouchet
Je me souviens des eaux de la cascade de la Beaume (ce qui signifie grotte dans tout le Sud de la France) non loin de Solignac-sur-Loire, trois chutes distinctes tombant en gerbes d’écume sur des coulées de basalte très noires.
Cascade de la Beaume
Les collisions entre les empâtements noirs de la roche et les éclaboussures blanches de l’eau faisaient penser à des calligraphies inversées d’une extraordinaire beauté.
Je me souviens du dyke d’Arlempdes. Je revois le village fortifié sur son piton entouré par un méandre de la Loire. On voyait à la fois la cheminée d’un volcan (le neck) et les traces laissées par le remplissage de fissures latérales (dyke). Sur le moment, j’ai pensé « Chic ! Deux mots pour placer la lettre K, s’il m’arrive de jouer à nouveau au scrabble » et je n’ai pas vraiment cherché à comprendre les explications d’Ivan.
Arlembdes sur son piton
Je me souviens des orgues basaltiques de Chilhac avec leur drôle de capuchon de roches enchevêtrées supportant des colonnes prismatiques fascinantes. J’ai mal compris les raisons de leur allure géométrique ?
Orgues de Chilhac
Ces promenades où Ivan évoquait les volcans se passaient dans la lumière du printemps. Tout était doux autour de nous, les couleurs des forêts, les petites chapelles romanes perchées sur les sommets. A Rochegude, au-dessus de Monistrol-d’Allier, le chien de la maison n’aboyait pas et nous regardait tranquillement passer.
A Chanteuges, les roses semblaient inséparables du vieux mur de pierres volcaniques du prieuré.
Au prieuré de Chanteuges
Depuis les terrasses, on voyait un village de la vallée. La chaleur faisait monter une vapeur au milieu des collines bleues. Le village aurait pu être inventé par un esprit nostalgique des années où Mitterrand faisait campagne en célébrant la « Force tranquille » de sa politique. L’affiche de la campagne électorale montrait derrière lui un de ces villages du centre de la France.
Puis c’était déjà la fin d’après-midi et le ciel commençait à se charger de nuages. Il restait encore à voir une surprise. Ivan nous a emmenés à la Pinatelle du zouave (près du Puy en direction de Loudes) voir la les pins de boulange. Pour alimenter commodément les fours à pain des alentours, les pins de toute une forêt étaient étêtés, puis on les taillait au niveau des branches horizontales, ce qui donnait des formes noueuses, tordues, apparentées aux effets obtenus par la taille des bonsaïs.
Le tronc d’un pain taillé pour la boulangeComme un bonsaï géant
Beaucoup d’arbres en poussant prenaient l’allure de chandeliers :
Pinatelle du zouave. Taille en chandelier
Ce mode de taille s’était développé entre 1800 et 1950 environ, puis le fuel a remplacé le bois et la plupart des pins ont recommencé à pousser vers le ciel. Le département de la Haute-Loire, qui a racheté le site en 1996, a entrepris de replanter des pins sylvestres sur une parcelle et d’y appliquer les techniques anciennes de taille.
Nous revenons au Moulin de Barrette (non loin de Blavozy) transformé en hôtel. A côté du corps de logis, triplement étoilé, des gites plus modestes permettent de se loger à un tarif raisonnable et de jouir du grand parc de 8 hectares. Lors de notre visite, le fils, accidenté, était remplacé par sa mère déjà âgée, mère courage accueillante
Genêts en fleurs dans le parc du moulin de Barrette
Le Velay est particulièrement délicieux sous le soleil du printemps ; pendant ces quelques jours, la région donnait l’impression qu’y subsistait un besoin de vivre dans un ici paisible, aux marges de la société de surconsommation.