Le sentier Denecourt 2 à Fontainebleau

On les avait attendus pendant qu’ils se perdaient, rebroussaient chemin, repartaient sans trouver la route forestière de la reine Amélie. A la fin cependant, ils étaient parvenus au parking où ils avaient retrouvé leurs amis affamés et stoïques qui patientaient. Le sentier Denecourt n°2, point de départ de leur promenade, est situé tout près de la gare d’Avon, inaugurée en 1849. Il rappelle le temps où la forêt est devenue accessible aux Parisiens pourvu qu’ils puissent payer le prix du trajet, équivalent à un jour de salaire d’ouvrier. Pour ces premiers touristes, peintres, écrivains, bourgeois… Denecourt avait inventé des balisages bleus, marques d’orientation permettant d’explorer la forêt sans se perdre, il avait même fait ajouter par les carriers quelques défilés romantiques de son goût. (voir https://passagedutemps.com/2020/05/18/le-chemin-des-25-bosses-a-partir-du-cimetiere-du-vaudoue-fontainebleau/)

Principales curiosités du début du chemin Denecourt

L’air avait quelque chose de blême et d’humide comme en attente de la lourde averse qui allait déverser un flot d’eau pendant une demi-heure et cesserait tout à coup. Cette brume rappelait la lumière des pays asiatiques avant la mousson.

Au début du chemin, un merle, le seul de la promenade, chantait de tout son cœur. Ses trilles sonores les avaient accompagnés longtemps. Après dans la forêt, vide d’oiseaux, n’avaient plus retenti que des cris de promeneurs.

L’éponge ou le chaos

Ils étaient très vite parvenus à la roche éponge, longtemps une des curiosités célèbres de la forêt. Le calcaire mêlé au grès, plus sensible à l’érosion s’était  dissout et avait laissé place à de petits cratères.

Rocher-éponge. Fragment

Les ignorants, moins férus d’énigmes géologiques peuvent préférer  les amoncellements de grès, fissurés, cassés en deux par l’érosion, entassés au bord des sentiers.

Plus loin, Denecourt avait fait aménager ou restaurer des fontaines en recueillant grâce à des caniveaux les filets d’eau glissant sur les bancs de grès imperméables. Les charmes de la fontaine Désirée (du nom de la femme du conservateur forestier de Bois d’Hyver), ont été décrits dans des vers désuets par le chef du bureau des forêts en 1852 : 

D’Henri quatre, charmants déserts,
Du Druide, antique demeure,
Chênes brisés, pins toujours verts,
Roche qui baille ou bien qui pleure !
Si, par votre aspect enchanteur,
Ma vue est encore attirée,
L’objet qui charme seul mon cœur,
C’est la Fontaine Désirée.

Le soir, voyageur égaré,
Elle t’offre un paisible ombrage ;
Dans le jour, au pâtre altéré,
Elle procure un doux breuvage.
Dans le pur cristal de son eau,
Plus d’une nymphe s’est mirée,
On grava son nom sur l’ormeau
De la Fontaine Désirée.

On ne se risquerait plus à boire l’eau d’une belle couleur d’orange pourrie qui a remplacé « le doux breuvage » chanté par le poète.

Vient ensuite la tour Denecourt bâtie en 1851 à la gloire de celui que Théophile Gautier avait baptisé le Sylvain. D’en haut, on peut voir la forêt sur 360° .

Un décor pour film médiéval

Sous un abri des jeunes gens tournaient  un film médiéval avec une princesse à longue chevelure et un guerrier à cotte de mailles, casque décoré de cornes de bovidé et… chaussures de marche à semelle de caoutchouc

La princesse
et le guerrier

La forêt où on s’égare

Après le carrefour de la butte à Geay, les marques bleues du sentier Denecourt n° 2 se mélangeaient avec les marques des sentiers transversaux, aussi croisait-on sans cesse des promeneurs perdus : une Allemande qui marchait d’un pas décidé sans parvenir à retrouver la tour Denecourt ; un couple qui courait, revenait sur ses pas, repartait ; une jeune femme qui baladait un dalmatien… Des passants se hélaient « Pouvez-vous me dire où je suis ? » et les réponses se révélaient fausses. Le petit groupe malgré la consultation de la carte et l’observation du ciel, partit dans la direction opposée au but de la promenade finit par renoncer et reprit le chemin de l’aller.

On ne pouvait que penser à Dante égaré dans un bois devenu symbolique, « la voie droite étant perdue ».

Petits trésors du chemin

Il suffit cependant d’être dans la bonne disposition d’esprit pour voir surgir des merveilles. Cet essaim d’abeilles installé au bord du chemin, brun gris, presque confondu avec les feuilles mortes. D’où viennent ces abeilles sauvages ? Est-ce qu’elles vivent dans le creux des chemins ? Est-ce qu’elles se sont égarées comme nous ?

Les Abeilles

Un buisson de genêts au tournant, papillons de lumière éclairant le chemin, insouciants de répandre tant de parfum et de beauté au milieu de la masse plus terne des buissons.

Les noms ont un extraordinaire pouvoir sur notre esprit. S’il n’y en a pas, les fleurs ne procurent guère qu’une impression globale de couleur, de parfum et de lumière. Le nom donne l’impression d’attraper quelque chose de la nature. C’est pourquoi, elle distribuait (au hasard de vagues souvenirs) des noms qui équivalaient à dire « j’ai déjà rencontré cette fleur. Je la connais » tandis que son compagnon cherchait dans les applications google et était satisfait lorsqu’il avait bien distingué la moutarde et la grande chélidoine.

La dernière auberge

Et le soir, une auberge accueille les marcheurs du dimanche et leur évite les embouteillages du retour. La dernière auberge de la forêt, La Croix d’Augas.

Quelques références

Charles Colinet, « Fontaines de la forêt (suite) : Fontaine Désirée », L’Abeille de Fontainebleau, no 21 de la 62e année,‎ 22 mai 1896, p. 2/6 (lire en ligne [archiveAccès libre,

L’Abeille de Fontainebleau : journal administratif, judiciaire, industriel et littéraire | 1896-05-22 | Gallica (bnf.fr)

https://fontainebleaupassion.blogspot.com/2015/01/les-fontaines-de-la-foret-de.html

https://www.hunza.pro/2022/06/randonnee-en-foret-de-fontainebleau-en-passant-par-la-croix-du-calvaire-le-rocher-cassepot-et-la-tour-denecourt.html

Albert Kahn, le banquier philanthrope, en son jardin

Impossible d’aller au jardin Albert Kahn sans s’intéresser à l’identité de son concepteur. On ramasse des renseignements sur internet. On invente un peu.  Un homme réapparait. Sur l’unique photo qu’on trouve de lui, il est presque chauve, trapu. Il cligne des yeux en nous regardant.

Abraham Kahn naquit le 3 mars 1860 à Marmoutier, dans le Bas-Rhin. Son père exerçait le métier de marchand de bestiaux comme faisaient beaucoup de juifs dans l’Est. Sa mère décéda alors qu’il n’avait que dix ans. Après la défaite de 1870, l’Alsace-Moselle fut annexée par l’Allemagne Afin d’éviter de prendre la nationalité allemande, la famille déménagea dans la Meuse. A 16 ans, Abraham Kahn partit pour Paris ; il changea son prénom pour celui d’Albert.

Les actions philanthropiques d’un des hommes les plus riches de France

Il prit d’abord un petit emploi dans un magasin de confection de vêtements, puis entra comme commis à la banque de lointains cousins doués pour les affaires, les frères Charles et Edmond Goudchaux. Grâce à sa perspicacité et à son énergie il accéda rapidement au poste de fondé de pouvoir. L’occasion, le hasard, l’audace qui pousse à profiter des occasions, le servirent. En 1893, il devint riche en spéculant sur les mines d’or et de diamants d’Afrique du Sud. Parallèlement, il plaça de l’argent dans des projets industriels et des emprunts japonais et sud-américains. En 1892, il s’associa aux Goudchaux, puis monta sa propre banque en 1898. Il avait 38 ans.

La nécessité de gagner sa vie l’avait privé d’études. Cette blessure le poussa à chercher un répétiteur qui puisse l’aider : il devint en 1879 le premier élève d’Henri Bergson, fraîche­ment entré à l’École normale supérieure, passa le baccalauréat de lettres, puis de sciences, obtint une licence de droit. Les deux jeunes gens se lièrent d’amitié. Plus tard, Albert Kahn s’honorera aussi de compter Rabindranath Tagore parmi ses proches. Leur humanisme rejoignait et éclairait le sien.

Il trouva ce qui pouvait donner un sens à sa vie en encourageant un réseau d’élites éclairées à œuvrer pour le rapprochement des peuples. Dès l’année 1898 où il fonda sa banque, ce furent les « Bourses de Voyages Autour du Monde », données à l’Université de Paris pour permettre à de jeunes agrégés de réaliser un voyage de quinze mois dans un pays étranger… « Ne vous noyez pas dans les livres, disait-il. Prenez un paquet de cigarettes et partez… ». En retour, on demandait aux boursiers un rapport sur leur expérience :

aussi n’ai-je pas eu pour objet de rendre service à ces jeunes gens personnellement (…) je voudrais plutôt qu’ils se sentent investis d’une mission patriotique et humanitaire (Les boursiers de l’Université de Paris, p. ll, 1904).

L’ancêtre des bourses Erasmus en quelque sorte, mais un système précurseur élitiste de luxe, car les boursiers désignés touchaient chaque mois l’équivalent du salaire d’un professeur en fin de carrière ! A partir de 1905, Albert Kahn ouvrit ces bourses aux femmes agrégées à condition qu’elles voyagent à deux dans des pays limités à l’Europe et aux États-Unis. Sur cette lancée, il créa la Société Autour du Monde en 1906, afin de favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale. Evoluant peu à peu du nationalisme des débuts à une vision soucieuse de défendre l’unicité et la diversité de l’expérience humaine, il ouvrit les bourses Kahn aux Japonais (1907), puis aux Allemands (1908), aux Britanniques (1910), aux Américains (1911) et aux Russes (1913). Ils seront 76 boursiers étrangers à bénéficier de ce dispositif. En 1916, il fonde le Comité national d’études sociales et politiques, où des intellectuels sont chargés d’éclairer les autorités par des travaux d’analyse, puis un premier centre de documentation sociale à l’Ecole Normale Supérieure en 1920. En 1918, il publie un recueil d’aphorismes en faveur de la prévention des conflits, intitulé Des droits et devoirs des gouvernements…

Par ailleurs, il se préoccupe d’assistance aux populations civiles victimes de la guerre avec la création du Comité du secours national  (1914) qui servira des millions de repas.

En 1908-1909, Albert Kahn, son chargé d’affaires Maurice Lévy et son jeune chauffeur Albert Dutertre (à qui il avait fait donner des cours de photographie), avaient embarqué à bord du paquebot Amerika pour un tour du monde qui allait durer un an et demi. Albert Kahn se passionne pour les images… À son retour il lance à partir de 1909 un projet d’inventaire visuel du monde, les Archives de la planète.

Une douzaine d’opérateurs, envoyés dans plus d’une cinquantaine de pays en ramènent 72 000  plaques autochromes qui permettent la photographie couleur, 180 000 mètres de pellicules cinéma et 6 000 plaques stéréoscopiques noir et blanc. 

Voici une photo prise par Stéphane Passet, un des opérateurs aventuriers recrutés par Albert Kahn. Le musée a eu la bonne idée de mettre toute la collection à disposition du public (https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete)

Stéphane Passet. Thessalonique, Camp de réfugiés de Strumica (1913) Musée Albert Kahn (A 3844)

Il y a une contradiction angoissante entre le métier d’Albert Kahn et ses choix de mécène. Sa fortune vient des rapports sociaux d’exploitation qu’il a aidé à se développer à l’échelle mondiale ; les archives documentent le monde au moment où ce même capitalisme le voue à la disparition.

Et ses croyances en une conversion du monde à la paix et à la coopération paraissaient naïves alors que le 20e siècle s’enfonçait dans des crises de plus en plus violentes, mais n’avait-il pas raison de protester par avance :

Les générations futures se demanderont avec stupéfaction comment une catastrophe comme celle d’aujourd’hui a pu se produire, englobant toutes les nations. Comment une grande portion de la richesse de la Terre a pu être anéantie….

Les Jardins du monde

Dans le temps de sa vie où il pouvait tout acheter, Albert Kahn avait rêvé d’un jardin représentant les paysages du monde. Il avait acquis peu à peu quelques hectares à Boulogne. Les travaux commencèrent en 1895 sous la direction de Louis Picart.

Né en Alsace, Albert Kahn voulut recréer une forêt lorraine d’épicéas et de sapins et la parsema de blocs de granit rapportés par train ; il eut aussi son bois alsacien, des pins au milieu de blocs de grès (forêt vosgienne).  

Il fit installer une forêt bleue avec son marais, ses cèdres de l’atlas et ses épicéas du Colorado.

Il lui fallut son jardin anglais qui s’achevait en prairie (la prairie qui en était parsemée nous a obligés à chercher sur internet le nom de la fritillaire pintade. Un chef jardinier ne suffisait pas. Il confia à Henri et Achille Duchêne le soin d’ajouter un jardin français qu’il disposa en face d’une serre spectaculaire qui est aujourd’hui, en trop mauvais état pour abriter des collections

Fritillaire pintade, 480px-Fritillaria_meleagris_LJ_barje2.Flora Incognita

Le jardin à la française devant la serre

Le souhait de Kahn de n’avoir des fleurs que d’une seule couleur autour du carré vert de la pelouse est toujours respecté. En 2023, les quatre parterres sont orange.

Précédé par une roseraie qui fleurira plus tard, le verger se réveille doucement ; même si je préfère des pommiers et des poiriers plus exubérants, j’admets que la taille géométrique est remarquable.

Après le jardin français, le jardin japonais offre les charmes de l’asymétrie. De l’évocation voulue par Albert Kahn, il reste seulement quelques vestiges dont un pavillon de thé (où sont organisées des cérémonies du thé) et des ponts de bois. Le jardin a été recomposé en 1990 par le japonais Fumiaki Takano qui a voulu symboliser la vie d’Albert Kahn : sa naissance est évoquée par un cône de galets. Son enfance difficile représentée par un cours d’eau tumultueux. Sa période de réussite représentée par un large étang principal où des carpes se prélassent.

Le royaume des carpes au pied d’une butte couverte de rhododendrons et d’azalées

Des blocs de schiste rose en vrac sont une allégorie du krach de 1929 qui brisa la fortune de Kahn et sa mort est représentée par une spirale dans laquelle l’eau s’engouffre. Le long du pont rouge de Nikko, des murailles faites de cailloux empilés figurent les Archives de la planète.

Nous visitons le parc un jour où le ciel est blanc comme c’est souvent le cas en Asie. Ce ciel, ces feuilles qui luisent doucement parce qu’il a plu la veille vont particulièrement bien au jardin japonais. L’averse a défleuri les camélias et répandu leurs pétales sur le sol et cela fait, je crois, partie de la beauté du jardin.

La fin d’Albert Kahn et la naissance du musée

Le Département de la Seine a acquis en 1936 la proprié­té et les collections d’images d’Albert Kahn. Le domaine et les collections photographiques sont ensuite passés au département des Hauts-de-Seine. Dans les années 1980, un musée est créé afin d’étudier et de conserver les collections.

En 1936, bien que ruiné, Albert Kahn avait été autorisé à demeurer dans sa grande maison du fond du jardin,  quasiment vidée par les huissiers.

Était-il effondré de voir une deuxième guerre atroce se profiler, alors qu’il avait tant lutté pour la paix ? Était-il angoissé pour lui-même ou se croyait-il protégé par la générosité dont il avait fait preuve toute sa vie ? Il venait de se faire recenser comme Juif, obéissant au décret d’octobre 1940. Du moins, il mourut libre le 14 novembre 1940. J’aime à l’imaginer un peu consolé par le jardin qui défait arbres et plantes en automne pour mieux préparer la renaissance du printemps. Peut-être était-il trop diminué pour réaliser le sort qui l’attendait. A sa mort, redevenu un Juif pour le gouvernement de Vichy, il fut jeté à la fosse commune.

Quelques textes et documents

Les boursiers de l’Université de Paris, 1904, Autour du monde par les boursiers de l’Académie de Paris, Evreux, Charles Herissey,  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k370162d/f140.item

Clet-Bonnet,  Nathalie , 1995, « Les bourses Autour du Monde. La fondation française (1898-1930) », dans Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (dir.), Albert Kahn (1860-1940). Réalités d’une utopie, Boulogne, Musée Albert-Kahn, 1995, p. 137-152.

Tronchet Guillaume, Les bourses de voyage ”Autour du Monde” de la Fondation Albert Kahn (1898-1930) : les débuts de l’internationalisation universitaire » dans  Christophe Charle, Laurent Jeanpierre. La vie intellectuelle en France Des lendemains de la Révolution à 1914, Seuil, pp.618-620, 2016, 9782021332742. ffhalshs-01366522f

https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete

L’atelier-musée de Bourdelle avec une exposition de Philippe Cognée

Un musée-jardin au centre de la ville

Musée gratuit de la Ville de Paris. Café-restaurant au 1er. 18 rue Antoine Bourdelle (métro Montparnasse)

Je me souviens mal du musée d’avant la restauration. Il me semble qu’il n’a pas été modifié de fond en comble. D’ailleurs, les notices expliquent qu’il s’agissait surtout de consolider le bâtiment du 19e siècle et de le protéger de l’humidité. Pourtant, tout semble s’être éclairé. On arrive dans un atelier, îlot préservé du Montparnasse des années 30, près des emplacements où Rodin, Dalou, Carrière travaillaient.

Bourdelle. La leçon de l’antique

Ce qui m’étonne le plus dans les sculptures de Bourdelle, c’est la constance des thèmes. A côté des bustes de célébrités, des allégories monumentales pour esplanades, qui ne me plaisent qu’à moitié, à côté du cavalier de bonze, morceau de bravoure attendu de la part d’un grand sculpteur, il y a des œuvres dont les thèmes sont empruntés à la mythologie grecque sur lesquelles Bourdelle est revenu toute sa vie, variant les matériaux, les dimensions, stylisant quelques traits afin d’accentuer la structure des formes.

La Force, l’Eloquence, la Victoire et la Liberté. Musée Bourdelle. Photo Martine Halimi
Détail de la statue colossale du général argentin Carlos Alvear, acteur de l’indépendance de l’Argentine

Il a donné un corps à des centaures, des nymphes…

Baigneuse au jardin

Son Héraklès archer, les jambes écartelées au-dessus du vide, le buste tendu, a acquis peu à peu son visage archaïque, aminci, aux yeux en amande, au nez dans le prolongement du front, accordé au mouvement du corps. Les écoliers de France dans les années 60 se servaient encore de cahiers ornés d’une gravure représentant cet Herakles inscrite pour toujours dans leur mémoire.

Herakles. salle des plâtres
Herakles au visage en arrêtes, yeux en amandes, bouche en forme de flèche
Héraklès dont le monstrueux pied d’appui n’exprime plus que la force

Ainsi sa Pénélope, dont nous avons souvent vu une copie de loin en contrebas du Ministère des Finances presque à hauteur du pont, ici placée au milieu de la salle des plâtres. Elle a, raconte la notice, le visage de la première épouse Stéphanie Ven Parys et le corps de la seconde, son élève Cléopâtre Sevastos, avec son déhanchement antique et le plissé de sa robe si semblable aux cannelures des colonnes de Grèce.

Pénélope. Bronze. Photo JM Branca
A l’atelier. Cléopâtre Stevanos

J’ai vu trop vite la section qui explique la préparation des bronzes depuis le modelage jusqu’à la coulée finale. Je voulais profiter du jardin des statues car le musée prête des sièges aux visiteurs qui veulent s’y installer pour dessiner ou tout simplement prendre le frais sous les lilas.

Musée Bourdelle : dessiner au jardin

Philippe Cognée et la crise de l’art

Nous sommes allés voir l’exposition Philippe Cognée D’après la peinture. Bien qu’il déclare dialoguer avec l’œuvre de Bourdelle, son travail me paraît très éloigné de l’équilibre entre classicisme et modernisme que ce dernier recherchait. L’exposition commence par des images du monde réel, du moins à le regarder de loin. Le supermarché Leclerc est hyperréaliste et pourtant flou parce que le peintre a recouvert le tableau achevé d’une cire recouverte d’un film en plastique. Fondue au contact d’un fer à repasser, une fois le film arraché, la cire vient faire trembler la peinture. Les contours sont moins nets, les pigments se mélangent et laissent apparaître une image vibrante.

Philippe Cognée. Supermarché

J’ai été fascinée par ses tableaux de fleurs. Le cadrage, la disposition sur des fonds sombres uniformes et surtout le changement d’échelle ajoute de l’intensité à la représentation et  apparentent pivoines et amaryllis aux personnages de Bacon.

C’est une harmonie de blanc nacré pour les amaryllis. Philippe Cognée évoque dans la notice, les danseuses Loïe Fuller et Isadora Duncan, cachées dans le tourbillon de leurs voiles, agitées par une musique silencieuse. Les pétales de l’amaryllis déploient leurs arabesques dans un dernier élan avant la pesanteur de la mort.

Philippe Cognée. Amaryllis blancs. Photo JM Branca

Les pivoines sont plus angoissantes. Les pétales n’ont plus la force de l’élan. Leurs grenats, leurs violets évoquent des chairs sanglantes au bord de la décomposition. Plus encore que les blancs amaryllis, les pivoines sont des vanités qui donnent à voir la vie juste au bord de la mort.

Philippe Cognée. Les pivoines
Une pivoine. détail

J’ai vu sans trop m’y attarder le catalogue de Bâle. Pendant des années, Philippe Cognée a déchiré des pages significatives du catalogue de la grande foire de Bâle pour les repeindre » : 1100 « repeintures », entre copie et recouvrement, sont exposées. Le peintre donne ainsi à voir son affrontement avec ses contemporains. Je dis affrontement, mais il faudrait plutôt dire emprise selon l’intitulé de l’exposition : « La peinture d’après ».

Philippe Cognée. Catalogue de Bâle. Photo M. Halimi

Le catalogue s’adresse aussi à nous qui consommons de la peinture. D’abord on s’amuse à identifier  les peintres, Picasso, Giacometti, Rothko, Bazaine ( ?)… Pour la plupart des œuvres, on ne peut pas.  Alors quoi ? La peinture est-elle menacée par une sorte d’obsolescence programmée comme les objets du supermarché ? Peut-on parler encore des trésors de l’art alors qu’un nouveau style apparaît chaque année, qui efface le précédent ? L’abus d’art ne mène-t-il pas à l’anéantissement de l’art ?

Le propos de Philippe Cognée est sévère. De la trivialité du supermarché à l’accumulation commerciale d’une société d’images, à ces fleurs épuisées au bord de la mort, il nous parle d’une société en voie de désagrégation.

A l’opéra : Les Puritains et Nixon on China

Le hasard des réservations a fait que nous avons vu successivement Les Puritains de Bellini au Théâtre des Champs-Elysées, puis Nixon in China à la Bastille.

On ne peut pas assister à des spectacles plus contrastés.

Les Puritains au Théâtre des Champs-Elysées

Verrière-plafond-lustre du Théâtre des Champs-Elysées

Le livret des Puritains de Calo Pepoli est indigent :

Elvira est la fille d’un partisan de Cromwell. Elle va cependant épouser son amoureux Lord Arthur Talbot, un partisan des Stuart, grâce à l’intervention de George Valton, frère de son père.

L’amoureux éconduit, le jaloux Riccardo, déclare qu’il ne pourra assister au mariage car il doit convoyer une prisonnière d’État. En échangeant quelques mots avec cette dernière, Arturo comprend qu’il s’agit d’ Henriette d’Angleterre (Enrichetta), destinée à être décapitée sur ordre de Cromwell. Elvira, par jeu, a posé son voile de mariée sur le front d’Enrichetta, Arturo décide soudain de faire évader la reine dissimulée sous le voile de sa fiancée. Riccardo reconnaît sa prisonnière malgré son déguisement. Comprenant le parti qu’il peut tirer de la situation pour épouser Elvira, il laisse Arturo s’enfuir avec sa prisonnière. Le chœur des Puritains maudit la trahison d’Arturo et Elvira perd la raison persuadée d’être abandonnée.

La voici délirante, convaincue d’être attendue à l’église par son bien-aimé (Quella voce sua soave … Vien diletto in ciel). Telle une Ophélie italienne, elle court les bois en chantant un vieil air qu’elle partageait avec Arturo, Cinta di fiori. Celui-ci, qui a échappé à ses poursuivants, lui répond soudain. A peine réunis et à peine Elvira a-t-elle retrouvé la raison, qu’ils sont surpris par des soldats. Il ne leur reste qu’à mourir ensemble (Alto là ! Fedel drapello !). Soudain, des trompettes résonnent pour annoncer une fin encore plus invraisemblable : les Stuarts ont été vaincus et Cromwell a prononcé une amnistie afin de rassembler les deux factions ce qui permet à Arturo et Elvira de se marier sans délai.

Elvira est une version « modérée » de toute une série d’héroïnes écrasées par la société qui contrarie leurs amours. Ses proches et les Puritains admirent de façon obsessionnelle sa pureté (comprendre qu’elle est vierge et fidèle), pureté qu’incarne son soprano stratosphérique qui s’arrête juste avant que la note se change en cri de souffrance. Si son mariage échoue, cette chaste jeune fille n’a d’autre choix que la folie ou la mort, seules issues envisageables pour échapper à l’enfermement familial et clanique.

De mise en scène, il n’était pas question au Théâtre des Champs Elysées qui donnait l’opéra en version concert. Il ne restait que le chant, mais nous sommes chez Bellini. Stendhal (qui n’appréciait qu’à moitié Bellini) évoquant des compositeurs du 18e siècle comme Cimarosa, écrivait que certains compositeurs « inventaient en mélodie » ([1829, 1997], 502) : Les Puritains sont inventés en mélodies. L’œuvre est une succession d’airs magnifiques, le plus souvent mélancoliques, avec des phrases qui s’étirent, qui s’étirent indéfiniment. J’ai grandi avec La Callas qui me mettait les larmes aux yeux en chantant Rendetemi la speme (« Rendez-moi l’espoir ») comme une invitation personnelle à trouver une dernière jouissance dans un chant éperdu.

Jessica Pratt chante avec moins d’intensité, cependant son agilité vocale exceptionnelle fait merveille dans cette musique qui trouve son chemin entre illusion et égarement. Elle est si sûre d’elle, que je n’ai pas ressenti l’angoisse qui accompagne souvent l’écoute de ces airs sidérants où les sopranos risquent de rater la note suraiguë de leur vocalise.

Nixon on China

Depuis l’opéra : l’ange de la Bastille reflété dans les fenêtres d’un immeuble

Nixon in China, c’est tout l’inverse. La musique répétitive de John Adam n’est pas mal du tout et Gustavo Dudamel dirige impeccablement une partition aux rythmes périlleux, mais j’aurais du mal à l’écouter sans l’appui des paroles et de la mise en scène. Le livret politique et psychologique d’Alice Goodman est intelligent, ironique sans être manichéen ; la mise en scène de Valentina Carraso, un régal.

En 1971, la Chine invite Nixon pour rompre son isolement. L’équipe de ping-pong américaine avait amorcé ce rapprochement en faisant une tournée en Chine un peu auparavant (et perdu son match 13/0 ce qui est rappelé dans l’opéra). C’est pourquoi le prologue montre une partie au ralenti avec deux pongiste  un bleu pour les Etats-Unis, un rouge pour la Chine.

Une des parties de ping-pong qui rythment la visite du président des Etats-Unis

Nixon (Thomas Hampton), sa femme, (Renée Fleming), et Kissinger atterrissent dans un grand avion-aigle et sont accueillis par les dirigeants dans un salon-bibliothèque où les livres ne sont que des trompe-l’œil. Les vrais livres sont au niveau inférieur, invisibles pour les invités. Ils servent en fait de combustible pour chauffer la résidence. Pendant que Mao cherche à discuter philosophie avec Kissinger, un intellectuel est battu dans ce sous-sol.

Pat Nixon visite une fabrique d’éléphants en verre, elle rencontre les gens dans une ferme de cochons, une école. La mise en scène qui utilise des figurines de carton avertit que tout ceci est un simulacre… Pat chante son émerveillement d’être en Chine et rêve d’un avenir pacifique « This is phophetic ». C’est un air magnifique que Renée Fleming chante avec simplicité et avec une émotion communicative !  Elle se promène dans un parc suivie par l’affectueux dragon rouge de l’Opéra de Pékin. La femme de Mao, Jiang Qing, offre alors une représentation de son opéra révolutionnaire que Pat Nixon trouve atroce. Jian Quing remet les choses à leur place à coups d’aigus tranchants. La vérité, c’est l’affrontement brutal entre les deux peuples.

Une ferme modèle avec ses cochons de carton. La visite n’est qu’une mise en scène

La dernière partie s’ouvre sur le témoignage d’un professeur du conservatoire de musique de Pékin, torturé et emprisonné pendant la Révolution culturelle. Les Américains sont pour leur part représentés par des images des bombardements du Viet Nam, ce qui relativise évidemment la comédie du rapprochement que chaque dirigeant jouait au premier acte.

Les tables de ping-pong sont renversées. Les couples présidentiels ne dialoguent plus. Chacun des vieux dirigeants regrette sa jeunesse auprès de sa femme. Mao, soudain vêtu d’une chemise hawaïenne, rêve de pêcher des petits poissons dans une rivière du Hunan. Nixon, réconforté par sa femme, se souvient d’avoir toute une nuit attendu la mort lors des bombardements japonais. Ce sont des gens normaux, faillibles et pourtant ils ont changé l’histoire.

 Il n’y a que le sage Chou-en-Laï (Xiaomeng Zhang) pour se demander à la fin « De tout ce que nous avons fait, qu’y a-t-il eu de bien ? »

Photo Télérama. Le départ des Américains

J’ai donc vu mon premier opéra contemporain politique.

https://www.lepoint.fr/culture/trois-raisons-de-courir-voir-nixon-in-china-a-l-opera-de-paris-25-03-2023-2513536_3.php

r esmusica.com/2023/04/01/entree-remarquee-de-nixon-in-china-a-bastille/

Stendhal, [1829, 1997], Promenades dans Rome, Paris Folio Classique.

Paris-Avranches. Aller-retour

Nous sommes allés voir nos enfants à Avranches. Huit jours d’accalmie loin des orages sociétaux qui s’abattent sur Paris. On a quitté les entassements de poubelles, les graffitis appelant à la désobéissance au nom du droit à vivre des années heureuses de retraite, la tension palpable dans les rues.

Paris mars 2023. Grève des éboueurs contre l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites

En Normandie, les gens commentaient le printemps qui n’en finissait pas d’hésiter. De fait, un jour, il était là ; le lendemain, l’hiver menaçait de griller les repousses. A Paris, l’hiver ne me dérange pas. C’est un intermède entre deux espaces de chaleur, métro, appartements, cafés… Ici, le froid paraît plus mordant. Les ramilles des grands chênes sont encore nues et ne montrent qu’une dentelle noire.

Les arbres en mars

Il fallait s’approcher des saules pour voir les chatons qui avaient l’air de sortir de baguettes, mais quand même, les talus sont couverts de primevères. Les jonquilles commencent à défleurir et à leur tour les stellaires (je ne suis pas sûre du tout du nom) envahissent les talus. Je me demande pourquoi les fleurs de mars sont blanches et jaunes dans ce pays et pourquoi il faut attendre mai pour les coquelicots ?

Ce mois, premier mois de l’année, porte le nom du dieu de la guerre puisque les offensives militaires sont à nouveau possibles après la trêve hivernale.

On attendait la pluie et personne ne s’en plaint. Les Normands devenus experts en nappes phréatiques, savent qu’il n’y a pas assez d’eau pour bien passer l’été.

Stellaires

A la ferme, le seul défilé était celui des poules.

Le Défilé des poules

Les habitants donnaient l’impression de vivre, pas de survivre. Le temps n’était pas un problème. Le barbecue durerait ce qu’il durerait pour avoir de bonnes braises ! Et s’il fallait déjeuner à trois heures, ça laissait du temps pour la conversation.

Hasard de cette famille, sans doute. Mais c’était bien d’oublier la pression des horaires.

Nous  voici de retour à Paris. Mon logement n’a rien à voir avec une maison de famille où se sont déroulées les histoires de sept générations, inséparables de l’amour du lieu. Pas de chambre d’enfant tapissé de papier peint bleu pâle aux motifs fleuris ; pas de petits guéridons qu’on a toujours vus avec une pile de journaux, pas de buffets trop gros dont on ne se séparerait pour rien au monde, ni de grand-mère assise dans un fauteuil jaune qui attend éternellement votre arrivée. Comme beaucoup de gens des villes, j’ai déménagé plus de dix fois. Je suis passée de la Bretagne, à la région parisienne, à Nice, puis à Aix-en-Provence, avant de revenir à Paris. Je ne sais pas répondre à la question : « D’où-es-tu ? ». Je n’appartiens à aucune région. Mais tout de même, je vis depuis plus de 25 ans dans cet appartement et j’ai l’impression de rentrer chez moi quand j’ouvre la porte. Oserais-je écrire que j’appartiens à l’appartement. Hasard de mots qui ne sont pas apparentés : appartement vient du latin pars apparenté à partiri qui signifie « diviser » . C’est une partie d’un grand logis », explique Furetière au 17ème siècle ; Appartenir vient du latin pertinere « s’étendre de façon continue », « s’appliquer à, tendre à ». De là, le sens moderne « être la propriété de ». L’évidence de leur forme les rapproche pourtant.

La fantastique cité des Espaces d’Abraxas

L’architecte catalan, Ricardo Bofill, pensait que le peuple avait droit à la beauté. Il voulait construire des demeures qui tournaient le dos aux mornes façades des HLM de l’après-guerre pour se parer de colonnades et de frontons empruntés aux temples grecs.  C’est ce programme qu’il a pu finaliser en 1983 à Noisy-le-Grand dans une cité baptisée Les Espaces d’Abraxas.

Le Trésor de la langue française explique le nom en se référant à Renan 

Le bien est le dieu suprême [selon Basilide] (…). Son nom est Abraxas. Cet être éternel se développe en sept perfections (…). Les sept perfections ont produit les ordres d’anges inférieurs (…) au nombre de trois cent soixante-cinq. Ce nombre est celui que donnent les lettres du mot abraxas, additionnées suivant leur valeur numérique. (…) les basilidiens (…) adoptèrent les vertus magiques du mot abraxas. E. RENAN, Église chrétienne, 1879, pp. 160-163.

Un abraxas est donc un dieu. C’est aussi une amulette…. Et bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser à abracadabra (parenté soutenue par le dictionnaire Robert historique). Abracadabra donc, nous irons à Noisy-le-Grand.

Difficile de se garer une fois arrivés  aux Espaces d’Abraxas. Le parking du centre commercial qui jouxte les bâtiments construits par Bofill est fermé le dimanche. Lorsqu’une place est libre le long d’un trottoir, il faut payer en chargeant une application sur son téléphone. Si l’opération rate, on n’a aucune solution. Après des détours, nous longeons l’arrière d’un bâtiment. L’arrivée est peu engageante, la rue étroite est mal entretenue et les habitants ont vue sur le parking !

Les fenêtres paraissent bien étroites à côté des pilastres démesurés. Même ce jour où le ciel rayonne, la façade de béton est sombre, (un peu égayée quand même par des touches d’ocre clair et de bleu.) « Est-ce que les rayons du soleil arrivent à éclairer cette rue, a dit E.? »

Des habitants, lassés d’être visités par des nostalgiques du film Brazil qui a été tourné dans les Espaces, préviennent les visiteurs qu’ils feraient mieux de repartir. De fait, on doit se lasser d’être pris en photo. A moins que le message vienne de dealers qui n’ont pas envie d’être dérangés dans leur commerce : le quartier a mauvaise réputation. Cependant tout était tranquille l’après-midi de notre visite et les passants nous souriaient.

Nous prenons un passage, bien qu’il ait l’air de ne mener nulle part. Coincé entre les murs gigantesques, un petit temple stupéfie. Les plus critiques sont effarés. « Pourquoi ce temple qui n’a aucune affectation ? Une citation gréco-romaine gratuite ? »

Espaces d’Abraxas. Un temple
Temple. A l’arrière la masse énorme du Palacio

Après cet immeuble-enceinte, on pénètre dans la partie qui s’appelle « Le Théâtre », Le lieu est hors normes, colossal. Il y a ceux qui détestent, trouvent le gigantisme de l’endroit effrayant.  « C’est funèbre. On ne peut pas vivre dans cette monstruosité oppressante ! ». Et il y a ceux dont je fais partie qui sont fascinés par sa puissance. « Beau, laid n’a pas de sens, ici »

Les Espaces d’Abraxas. Le Théâtre semi-circulaire

E. insiste : « Je n’aime pas les bâtiments qui sont là pour qu’un architecte orgueilleux puisse laisser sa signature. On vit sûrement mieux dans des bâtiments plus humbles, des HLM ensoleillés, sans vis-à-vis.

Espaces d’Abraxas. Bow-windows en verre miroitant dans la lumière

De fait, si les emprunts aux formes classiques, (portique, colonnes, péristyle, qui viennent pourtant d’une architecture à échelle humaine) font une impression inquiétante c’est parce qu’ils sont réinterprétés dans des proportions gigantesques. Ce sont des bâtiments qui appartiennent à un autre monde… « Je n’y vois que des réminiscences d’architecture totalitaire, dit E. Si je devais  vivre là, j’aurais l’impression d’être une créature impuissante dans un monde despotique. »

Moi, je pense que Bofill, puis les cinéastes et les auteurs de série ont nourri le besoin de fiction des habitants en offrant à la cité des matrices de récits, et qu’un ado qui traverse la place pour aller au collège peut se représenter en chevalier chevauchant un dragon pour aller combattre le mal. Il voit le monde futur, pas le passé…

Mais est-ce tellement inhumain ? Nous avons croisé deux personnes de l’immeuble Théâtre qui partaient en vacances et qui adorent Abraxas où elles vivent depuis 22 ans. Leur appartement est spacieux. Comme il est traversant, il est très clair. Ils se sentent bien. L’univers fermé les protège.  Les enfants aussi sans doute qui font du patin dans l’hémicycle et n’ont pas besoin d’être surveillés.

Le musée Jean-Jacques Henner

Jean-Jacques Henner (1829-1905)  qui avait son atelier à Pigalle et vivait rue La Bruyère n’a jamais habité l’hôtel particulier du 43 avenue de Villiers où est installé son musée. Le lieu a en fait été acquis et aménagé par le peintre Guillaume Dubufe (1853-1909) avant d’être vendu par ses héritiers à la veuve du neveu de Henner. Celle-ci y a rassemblé la collection d’œuvres laissées par son oncle et a fait don du musée à l’Etat à condition que le lieu reste consacré à J.-J. Henner.

La visite de ce musée peu fréquenté a le double intérêt de nous montrer ce qu’était un atelier d’artiste en vue de la fin du 19e siècle et de nous faire découvrir Jean-Jacques Henner. Portraitiste recherché…

il était célèbre en son temps pour ses nus féminins aux poses alanguies, au corps pâle et à la chevelure rousse.

Une icône patriotique

Jean-Jacques Henner est aussi l’auteur d’un tableau iconique, « L’Alsace. Elle attend ».

Henner Jean Jacques (1829-1905). Paris, musée Jean-Jacques Henner. JJHP1972-15.

Le tableau a été offert par des industriels de Thann à Gambetta qui avait organisé la résistance aux Prussiens et qui, député à l’Assemblée, avait, contrairement à ses collègues, refusé la capitulation de la France et l’annexion. Il représente une jeune fille en costume de deuil qui regarde frontalement le spectateur. Ce tableau a beaucoup de force par sa retenue. La douleur ne s’accompagne d’aucun geste démonstratif, le peintre n’ajoutant pas à l’émotion les signes de l’émotion. Son modèle a la détermination calme des saintes, tout en étant suffisamment individualisé pour ne pas se réduire à une allégorie.

Cependant l’image est opaque (comme toujours). Pour en comprendre la signification , il faut lire la sentence inscrite à droite de la toile ainsi que la date, 1871, inscrite à gauche : Ce que la jeune femme attend, c’est le retour de l’Alsace dans la France. Le visiteur n’est pas invité à partager un deuil, mais à entendre l’appel à la libération. Gambetta montrait le tableau à ses visiteurs et appelait la jeune fille « Ma fiancée »

Indépendamment de sa valeur picturale, le tableau est passionnant pour ce qu’il dit de notre rapport à l’histoire. Il correspond au moment de l’histoire de la propagande où les informations s’accompagnent de plus en plus souvent d’images reprenant les discours sous une forme émotionnelle. Les Français se sont reconnus dans cette personnification de l’Alsace et l’Alsace de Henner a été bientôt reproduite sous forme de gravures largement diffusées.

gravure en noir et blanc de Flameng (hélas ! moins réussie que l’original) BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Pour ceux qui ont traversé les années structuralistes et « l’Empire des signes », le tableau d’Henner rappelle la force des images et souligne qu’elles ne se ramènent pas à leur décodage langagier et imposent leur incarnation irréductible.

Ce retour sur l’histoire des provinces perdues en 1871 est aussi l’occasion d’un parallèle avec le temps présent. Certains Français considèrent avec incompréhension la guerre entre Ukrainiens et Russes. Afin de préserver la paix et les commodités du monde d’avant, ils voudraient que les Ukrainiens renoncent à la Crimée et au Donbass et acceptent la vision de Poutine pour qui un russophone a pour vocation de rejoindre l’ethnie slave.

A 150 ans de distance, ces débats ont été les nôtres. Ceux qui luttaient contre le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne défendaient une conception de la patrie, proche de celle des Ukrainiens, conception que Renan a formulée dans un texte remarquable :

« La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j’expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l’ethnographie. C’est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès. [… ]                       

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (Renan, 1882)

On n’est pas citoyen, expliquait Renan, en raison d’une origine, mais par attachement à une communauté politique. J’adhère à cette définition ‘politique’, la seule possible d’ailleurs dans un pays comme le nôtre qui accueille des populations venues du monde entier. Elle s’oppose à la conception ethnique propre à l’Allemagne, et aujourd’hui à la Russie.

La visite du musée Henner est ainsi une occasion de réfléchir à l’imaginaire patriotique qui légitime le sacrifice d’une génération, au moment où les historiens pour la plupart antimilitaristes insistent surtout sur la souffrance des soldats des deux bords et sur l’absurdité des guerres.

Le peintre officiel

La carrière de Henner est celle d’un peintre reconnu du Second Empire et de la 3ème République. Il gravit toutes les marches de la carrière des honneurs : médaillé aux Salons, élu à l’Académie de beaux-arts, il est membre de plusieurs associations d’artistes, d’écrivains et d’hommes politiques. Pour autant, il est invité aux expositions des artistes modernes ; il fréquente Edouard Manet et vote en sa faveur pour l’attribution d’une médaille. Les courants dans l’histoire de la peinture qui m’apparaissaient sans communication et même hostiles, n’étaient peut-être pas si inconciliables. On n’était pas dans le camp de Monet ou dans le camp de Gervex et de Cabanel… ou du moins, des peintres comme Henner habitaient des quartiers voisins, s’invitaient et s’estimaient.

L’Hôtel de Dubufe pas trop loin de l’hôtel de Guermantes

L’hôtel de Dubufe (racheté par les héritiers de J.-J Henner) est situé dans un quartier d’artistes, non loin des demeures de Manet, de Debussy,  de Fauré, de Puvis de Chavannes, d’Edmond Rostand… Le quartier est aussi près du « faubourg Saint-Germain », où Proust imagine la demeure d’Oriane de Guermantes, appellation toute métaphorique, puisque situé sur la rive droite, bien loin de l’église et du boulevard Saint-Germain du 6ème et du 7ème arrondissements. Vivre plaine Monceau n’empêche pas Oriane d’être la maîtresse du premier salon du « faubourg. ». :

Le jardin du Musée Henner, petit et enclavé est devenu un joli jardin d’hiver qui accueille des concerts

Alsace noire, Italie brumeuse

Les étages comportent des salles disposées autour d’un patio central.

Balustrade de l’escalier, et frise orientale

La salle Alsace présente des toiles de jeunesse représentant le Sundgau.

On y voit essentiellement des paysages et des portraits de proches dont un petit tableau avec des bâtiments d’un noir profond sous un ciel blafard. Un noir où n’entre aucune couleur.

La salle Italie est surprenante : après son prix de Rome, Henner vivra 5 ans dans ce pays. Il en ramène de petits formats. Laissant de côté, les lumières du soir idylliques qui baignent les tableaux de Vernet, de Granet ou de Corot, Henner peint un palmier dans la brume, un paysage de landes sous un ciel stagnant.

Au troisième étage, l’atelier de la place Pigalle a été reconstitué avec ses nus masculins sa toile des Naïades (1877), un peu de mobilier :

Musée Jean-Jacques Henner. L’atelier

La Femme qui lit

Parmi tous les portraits de jeunes femmes rousses, j’aime beaucoup celui de la femme qui lit.

Les tableaux de femmes liseuses ont peu à peu quitté la thématique religieuse, de la Vierge avec son Livre d’Heures ou la thématique amoureuse d’une femme avec la lettre de son amant, pour représenter le pur plaisir de la lecture. De Fragonard à Renoir, Fantin Latour, Renoir, Berthe Morisot, Félix Valloton, Henri Matisse, nombreux sont les peintres de scènes de lecture, mais il en est peu qui peignent une liseuse nue.

Berthe Morisot. Jeune-fille lisant

La belle rousse de J.-J. Henner, absorbée dans sa lecture, est dans un autre monde comme si elle ne savait pas que nous l’observons.

Ce portrait me touche. Malgré les reflets dont je n’ai pu me débarrasser et le cadrage imparfait qui font de cette photo une photo ratée, il m’évoque le bonheur intime de la lecture quand on peut se livrer à la voix silencieuse qui se forme dans les pages imprimées en ignorant toute autre présence.

Bibliographie

https://musee-henner.fr/

http://elisabethpoulain.over-blog.com/2017/06/l-alsace-elle-attend-la-jeune-alsacienne-vue-par-j.j.henner-1871.html

BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Ernest Renan, 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Calmann Lévy https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_qu%E2%80%99une_nation_%3F.

Le défilé du Nouvel an asiatique

Il fait très froid. Un brouillard humide a envahi les rues. Si ça continue comme ça Paris va s’immobiliser dans le gel. Mais nous sommes le 22 janvier, jour du défilé du nouvel an asiatique dans le Marais. Vers 15h30, des Parisiens et des touristes venus des quatre coins de la capitale se pressent à la sortie du métro Arts et Métiers pour voir passer le défilé. Les couleurs envahissent les rues : rouge des lampions et des banderoles pour ramener la joie, jaune d’or des costumes, pour rappeler le soleil.

Ce sont de belles images, mais je connais très mal les récits qui les sous-tendent.

Le dragon, par exemple. Je sais seulement que c’est un dieu qui veille sur les pluies bienfaisantes ; il symbolise la richesse apportée par les pluies, la sagesse et le pouvoir. Son image brodée sur les costumes de cérémonie représente l’autorité impériale. La fonction du dragon ne ressemble en rien à celle du dieu des monothéismes,  créateur de l’ensemble du monde, soucieux d’imposer ses commandements. J’imagine que dans un pays agraire, le dragon incarne la fin du monde confiné de l’hiver, la puissante énergie reproductrice du printemps… Nous attendons son passage. Plus le dragon est long, plus il porte chance. Bon ! Celui du Marais est modeste, ses « porteurs » assez placides et ce dragon de rue apparaît comme un dieu de théâtre, mais il transmet la joie

Religion ? Parade de carnaval, je ne sais pas trop ?

Marche du dragon. Paris 2023

Le défilé est organisé par corporations. Les participants sont rangés sous des bannières de commerçants. J’imagine  que ces associations paient les tenues de parades et peut-être même les jeunes gens qui scandent la marche en tapant tout l’après-midi sur leurs tambours et leurs cymbales…

Banderoe, tambour et cymbales

Ne sont-ils pas payés ces « échassiers » qui rencontrent un franc succès et tous ceux qui grelottent dans leurs costumes pailletés et font bonne figure ?

Les échasses

Chaque confrérie rivalise d’imagination. Voici une réinterprétation motorisée de la chaise à porteur pour promener une élégante avec sa coiffure surmontée d’une couronne de fleurs, et voici un enfant dans un pyjama de cérémonie, recouvert d’un grand col brodé et d’un gilet rouge.

Elégante avec sa coiffure de fleurs accompagnée par des pandas
Petit prince sur son trône

Des bambins bleus balancent leurs lanternes rouges en agitant des têtes de lapins d’eau (car nous entrons dans l’année du lapin d’eau, qui selon les astrologues devrait être une année de « yin », incitant à la réflexion et à l’introspection)

Enfants aux lanternes

Des papillons de satin agitent doucement leurs ailes jaunes et roses :

Le papillon jaune

En tout cas, les Chinois de Paris se chargent de remplacer les anciennes fêtes populaires des Parisiens et le font avec une gentillesse et une fantaisie qui font du bien. Oublions le monde transitoire et angoissant qui est le nôtre, Bonne année, bonne année du Lièvre d’eau !

新年好 Xin Nian Hao, 

La Sorbonne Nouvelle s’installe avenue de Saint-Mandé

Dans le haut de l’avenue de Saint-Mandé, on croisait des ombres frileuses qui se hâtaient de rentrer après leurs courses de la rue du Rendez-Vous. Les trottoirs étaient vides sauf à la sortie des classes. En dehors de ces moments d’animation, on rencontrait bien quelques chiens accompagnés de leurs maîtres, ou quelques propriétaires prévoyants qui avaient pris rendez-vous avec le notaire. Mais on se sentait très loin dans cette avenue, silencieuse, alors qu’elle est proche de la place de la Nation, du mouvement des voitures, du bruit des clients des cafés, des grands cris les soirs de match à l’Irish Pub Nation, des grognements des sans-abris seuls sur leurs bancs et des appels des cargaisons d’Italiens que les cars débarquaient devant le supermarché.

Ce que l’avenue de Saint-Mandé avait de plus remarquable à part ses beaux platanes selon moi, c’était la vitrine des Cordistes Savoyards, spécialisés dans les travaux en hauteur, et que j’imaginais tout juste descendus des sommets alpins pour réparer les gratte-ciel parisiens.

L’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris3) vient de déménager cet automne au coin de l’avenue Saint-Mandé et de la rue de Picpus. Elle a quitté un bâtiment amianté pour de nouveaux locaux tout en courbes, conçus par l’architecte Christian de Portzamparc. Le campus est plutôt agréable : le regard glisse entre les bâtiments, confronte des plans, le premier ondule légèrement pour mieux contraster avec l’arrière-plan raide que l’on voit par une brèche.

Sorbonne Nouvelle. Avenue Saint-Mandé. L’Accueil

Ça et là quelques touches de couleur et une passerelle transparente, formule obligatoire pour lier des bâtiments entre eux

Sorbonne Nouvelle-Arrondi du premier plan et arrière-plan rectiligne

L’hiver est enfin arrivé et il fait un froid coupant à cause du vent, aussi les étudiants ne traînent pas devant l’entrée. L’été, on les retrouvera assis sous les platanes de l’avenue de Saint-Mandé à moins qu’ils ne préfèrent les bains de soleil sur les pelouses de la place de la Nation. Cafés et fast-foods commencent à ouvrir rue de Picpus. La rue sera bien plus gaie…. Peut-être qu’à terme,  les pharmacies et les audio-prothésistes seront un peu moins nombreux et que des restaurants à trois sous s’installeront.

La bibliothèque du campus accessible à tout le quartier est confortable : luxe inattendu des niches isolées entre les bibliothèques où on peut lire tranquillement devant une fenêtre.

Tout irait bien s’il n’était pas apparu le jour de la rentrée que l’université était trop petite et qu’il allait falloir faire des cours dans la salle de théâtre ; qu’on allait devoir louer des salles dans le quartier, et que les cours « en distanciel » qui avaient démoralisé les étudiants pendant deux ans de covid allaient recommencer. La logique aurait voulu qu’on affecte à l’université la tour cylindrique qui abritait l’Office national des forêts récemment désaffectée, juste à côté. Le surcoût aurait été absorbé car la location coûte cher au long des années, mais l’Etat brade ses biens à des promoteurs.

Les autorités de Paris 3 avaient signé sans méfiance le déménagement de Censier à Nation parce qu’il fallait absolument désamianter les locaux. La santé du personnel était menacée et les vieux docteurs de la médecine du travail cherchaient les cancers de la plèvre et du larynx une fois par an. Il n’était pas question de revenir dans les anciens locaux. La vente financerait les travaux !

Mais à peine le déménagement terminé, on apprend que les locaux une fois désamiantés seront attribués à sa vieille rivale Sorbonne Université, ainsi qu’à la faculté Assas. Que s’est-il passé ? J’imagine le désappointement de l’équipe qui dirige l’université. Est-ce que la Sorbonne Nouvelle- Paris 3 ne pouvait pas gagner contre Paris 4 parce que l’université était réputée plus frondeuse que sa concurrente ? Est-ce que le gouvernement préférait donner les coups de pouce nécessaires pour dégager quelques universités de réputation internationale. La Sorbonne nouvelle était trop petite. Ses chercheurs enseignaient bon an, mal an, mais ils n’étaient pas assez mobilisés sur des alliances internationales, capables de séduire les représentants du gouvernement. J’imagine que les universitaires de Paris3 Nation vont continuer à travailler tranquillement et que les plus ambitieux changeront d’université.

Et les gens du quartier comment voient-ils l’arrivée des étudiants ? « Je m’inquiète un peu m’a dit une cliente de la libraire des Champs magnétiques de la rue du Rendez-Vous. J’aimais bien ma tranquillité ». « Le quartier sera enfin vivant » a répondu une autre.

Vœux de janvier

Voeux de bonne année

Les vœux des amis se font circonspects. Il y a ceux qui anticipent sur les épreuves à traverser et précisent « il y en aura sans doute » ; ceux qui s’excusent de formuler des vœux « un peu fous » parce qu’ils souhaitent que la société française retrouve la boussole du bien commun, ceux qui n’essaient même pas de formuler des vœux pour l’avenir «  n’y a que des pensées amicales qui chauffent le cœur », écrit un ami de Shanghai confronté aux incohérences brutales de la gestion chinoise du Covid.

Et c’est vrai, déjà 10 mois de guerre : le spectacle quotidien de l’Ukraine dévastée, des blessés et des morts, la peur de représailles chimiques, voire atomiques quand les Russes perdent du terrain.

En France, 30 ans de dérégulation et la désindustrialisation massive qui en résulte. 30 ans pendant lesquels, on a répété aux nouvelles générations que leurs métiers seraient remplacés par des « métiers de service », en omettant de leur dire que ces emplois médiocres allaient les dégoûter ; 30 ans pour constater l’effondrement des services publics, hôpitaux, justice, école… Comment s’étonner des jacqueries violentes, et de l’impression d’une rupture de la société française.

Depuis 1995, début des conférences sur le climat, le réchauffement climatique et la baisse de la biodiversité ne font que s’accélérer et il n’y a pas de chance qu’il en aille autrement jusqu’aux dernières gouttes de pétrole. Nous assisterons donc à des cyclones violents, des sécheresses prolongées suivies d’inondations catastrophiques.

Fleurs de trottoir

Et pourtant. J’ai beau lire que la douceur du mois de janvier n’est pas une bonne nouvelle, j’aime regarder quand je marche sous les vieux nuages, les brins d’herbe qui s’élèvent déjà comme de petites langues vertes.

J’aime les feuilles de la ruine de Rome qui se déplient en silence dans les fissures des murs lépreux. Chaque plante solitaire dans sa fente et pourtant toutes ensembles au même moment suivant le même rythme. Petit monde parallèle, silencieux à côté du bruit incessant de la ville, bruit continu des automobiles que vient percer le passage d’une moto ou la voix aiguë d’un enfant se disputant avec sa mère.

Des lauriers, dans un triste jardinet boulevard Vaugirard, souillé par les papiers qu’y jettent les passants. Premiers boutons ; premières fleurs épanouies en plein mois de janvier au milieu des feuilles mortes à demi-décomposées.

La Pirozzi

On voulait entendre Anna Netrebko chanter Pace, pace mio Dio dans la Force du Destin, craquer en écoutant sa voix suspendue se perdre dans un souffle.

Un mail de l’Opéra nous a appris que de Netrebko, il n’y aurait pas, parce que la diva était malade.

Sa remplaçante, l’autre Anna a commencé à chanter devant les spectateurs déçus et circonspects. Sa voix généreuse a rempli la salle et on ne s’est plus demandé ce qu’aurait fait Anna Netrebko. A l’entracte j’ai regardé qui était Anna Pirozzi. Une chanteuse de karaoké qui jusqu’à 25 ans n’avait chanté que de la pop. Dans l’interview, Anna Pirozzi se plaisait à raconter que sa carrière avait eu du mal à démarrer à la fin de son apprentissage. Les directeurs de théâtre et les metteurs en scène ne voulaient pas engager une chanteuse de 36 ans sans curriculum : « Quel dommage, avec une si belle voix que vous soyez trop vieille pour le rôle ». Et ses amis peu charitables lui racontaient qu’on la surnommait « la grosse » … Les metteurs en scène veulent des sylphides sur les affiches. Oubliées Maria Callas avant sa cure d’amaigrissement fatale, et Montserrat Caballe à qui son obésité interdisait tout déplacement risqué sur la scène et qui pourtant hypnotisait les salles par ses pianissimi prolongés à l’infini. Je l’ai vue quand j’avais vingt ans et qu’elle jouait le rôle de Marie Stuart, arcboutée sur des cuisses grosses comme des colonnes. Il n’y avait que ses mains qui bougeaient avec éloquence pour accompagner une voix veloutée et tendre qui s’envolait.

J’ai bien aimé le franc parler d’Anna Pirozzi qui réclame le droit de ne pas s’affamer : « Pendant le confinement, j’ai perdu 16 kilos, mais ce n’est toujours pas suffisant. À ce stade, j’ai décidé de ne plus souffrir. Je suis ce que je suis, les spaghettis améliorent mon humeur et je ne me retiens pas.(https://operawire-com.translate.goog/anna-pirozzi-denounces-body-shaming/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc)

Elle exagère un peu la grossophobie des directeurs car elle a commencé une carrière internationale. Elle n’a pas seulement la puissance et l’agilité des grandes sopranes. Elle chante à faire pleurer les grands airs de Verdi et le public de l’opéra Bastille, chaviré, lui fait un triomphe.

Et nous qui étions venus pour la grande Anna Nebtreko, nous sommes repartis avec la grande Anna Pirozzi.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/musique-matin/la-matinale-avec-anna-pirozzi-3177682 (une interview en français vers 1h 30)