Les vœux des amis se font circonspects. Il y a ceux qui anticipent sur les épreuves à traverser et précisent « il y en aura sans doute » ; ceux qui s’excusent de formuler des vœux « un peu fous » parce qu’ils souhaitent que la société française retrouve la boussole du bien commun, ceux qui n’essaient même pas de formuler des vœux pour l’avenir « n’y a que des pensées amicales qui chauffent le cœur », écrit un ami de Shanghai confronté aux incohérences brutales de la gestion chinoise du Covid.
Et c’est vrai, déjà 10 mois de guerre : le spectacle quotidien de l’Ukraine dévastée, des blessés et des morts, la peur de représailles chimiques, voire atomiques quand les Russes perdent du terrain.
En France, 30 ans de dérégulation et la désindustrialisation massive qui en résulte. 30 ans pendant lesquels, on a répété aux nouvelles générations que leurs métiers seraient remplacés par des « métiers de service », en omettant de leur dire que ces emplois médiocres allaient les dégoûter ; 30 ans pour constater l’effondrement des services publics, hôpitaux, justice, école… Comment s’étonner des jacqueries violentes, et de l’impression d’une rupture de la société française.
Depuis 1995, début des conférences sur le climat, le réchauffement climatique et la baisse de la biodiversité ne font que s’accélérer et il n’y a pas de chance qu’il en aille autrement jusqu’aux dernières gouttes de pétrole. Nous assisterons donc à des cyclones violents, des sécheresses prolongées suivies d’inondations catastrophiques.
Fleurs de trottoir
Et pourtant. J’ai beau lire que la douceur du mois de janvier n’est pas une bonne nouvelle, j’aime regarder quand je marche sous les vieux nuages, les brins d’herbe qui s’élèvent déjà comme de petites langues vertes.
J’aime les feuilles de la ruine de Rome qui se déplient en silence dans les fissures des murs lépreux. Chaque plante solitaire dans sa fente et pourtant toutes ensembles au même moment suivant le même rythme. Petit monde parallèle, silencieux à côté du bruit incessant de la ville, bruit continu des automobiles que vient percer le passage d’une moto ou la voix aiguë d’un enfant se disputant avec sa mère.
Des lauriers, dans un triste jardinet boulevard Vaugirard, souillé par les papiers qu’y jettent les passants. Premiers boutons ; premières fleurs épanouies en plein mois de janvier au milieu des feuilles mortes à demi-décomposées.
La Pirozzi
On voulait entendre Anna Netrebko chanter Pace, pace mio Dio dans la Force du Destin, craquer en écoutant sa voix suspendue se perdre dans un souffle.
Un mail de l’Opéra nous a appris que de Netrebko, il n’y aurait pas, parce que la diva était malade.
Sa remplaçante, l’autre Anna a commencé à chanter devant les spectateurs déçus et circonspects. Sa voix généreuse a rempli la salle et on ne s’est plus demandé ce qu’aurait fait Anna Netrebko. A l’entracte j’ai regardé qui était Anna Pirozzi. Une chanteuse de karaoké qui jusqu’à 25 ans n’avait chanté que de la pop. Dans l’interview, Anna Pirozzi se plaisait à raconter que sa carrière avait eu du mal à démarrer à la fin de son apprentissage. Les directeurs de théâtre et les metteurs en scène ne voulaient pas engager une chanteuse de 36 ans sans curriculum : « Quel dommage, avec une si belle voix que vous soyez trop vieille pour le rôle ». Et ses amis peu charitables lui racontaient qu’on la surnommait « la grosse » … Les metteurs en scène veulent des sylphides sur les affiches. Oubliées Maria Callas avant sa cure d’amaigrissement fatale, et Montserrat Caballe à qui son obésité interdisait tout déplacement risqué sur la scène et qui pourtant hypnotisait les salles par ses pianissimi prolongés à l’infini. Je l’ai vue quand j’avais vingt ans et qu’elle jouait le rôle de Marie Stuart, arcboutée sur des cuisses grosses comme des colonnes. Il n’y avait que ses mains qui bougeaient avec éloquence pour accompagner une voix veloutée et tendre qui s’envolait.
Elle exagère un peu la grossophobie des directeurs car elle a commencé une carrière internationale. Elle n’a pas seulement la puissance et l’agilité des grandes sopranes. Elle chante à faire pleurer les grands airs de Verdi et le public de l’opéra Bastille, chaviré, lui fait un triomphe.
Et nous qui étions venus pour la grande Anna Nebtreko, nous sommes repartis avec la grande Anna Pirozzi.
Cette année, la brume froide a attendu pour se poser sur Paris, puis la ville a fini par retrouver le ciel gris de l’automne, comme si on avait besoin de ça alors que dure la guerre d’Ukraine, que s’envole l’inflation, que redémarre le Covid… et on pense inévitablement à Aragon qui se désespérait après Baudelaire de ces gris terribles de l’automne :
« Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois… » Aurélien (ch 10)
Paris a des couleurs
Est ce par refus des longs mois sans soleil que quelques architectes ont bâti des bâtiments colorés ou par détestation de la sobriété bourgeoise ? Quand on parcourt seulement les avenues d’Haussman, on croit que la ville est entièrement grise, mais tout Parisien sait qu’on y voit davantage de couleurs qu’on l’imaginait. Je suis surtout sensible aux rouges et d’ailleurs je suis persuadée qu’il n’y a pas de meilleur anti-gris. Plein de langues l’affirment. Le rouge est la couleur par excellence en russe : la place Rouge de Moscou (Krasny = красный, « rouge ») n’est pas une place révolutionnaire, mais une belle place (krassivy « красивый ») car la langue russe rapproche la beauté et la couleur rouge dont la plénitude réjouit tout un chacun.
Ce n’est pas si loin de l’espagnol qui utilise la même racine pour rouge et coloré, colorado. Le savant Michel Pastoureau explique la prépondérance du rouge par le fait que ce sont les pigments de la terre ocre-rouge que l’homme a su maîtriser en premier avec le noir du charbon de bois. Le rouge se retrouve dès la préhistoire, dans l’art paléolithique.
Pour lutter contre l’hiver, j’ai décidé de chercher les immeubles rouges dans les rues de Paris-la-grise.
Les briques tendres du début du 17e siècle
Les places royales sont plutôt roses. Ainsi la place des Vosges voulue par Henri IV avec ses façades de briques encadrées de pierres blanches.
Un des bâtiments de la place des Vosges depuis la rue de Birague
Un peu moins connu, l’hôpital Saint-Louis (1610) conçu par Claude Chastillon, l’architecte de la place des Vosges, avec sa cour carrée, entourée par des bâtiments de brique et de calcaire.
Hôpital Saint-Louis. Le même décor de briques et de pierres, signature du premier tiers du 17e siècle
Les habitations à loyer modéré (HBM) : la brique, la brique !
La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle sont de grands moments où les architectes ont travaillé avec la brique. Je commence par Hector Guimard. Agé de 27 ans, encore inconnu, il construit le Castel Béranger au 14, rue La Fontaine, entre 1895 et 1898. Ce fut le début de l’Art Nouveau dont les caractéristiques premières sonl mélange de matériaux briques, pierre, meulière, grès flammés, fer forgé et les courbes florales.
Castel Béranger, Guimard. 14 rue Jean-de-La-Fontaine, 16e. La cour intérieure
L’immeuble est aussi la première réalisation à loyer modéré et il est remarquable que l’architecte s’y installe (combien d’architectes vivent aujourd’hui dans les HLM qu’ils dessinent ?).
C’est surtout dans les années 1920 à 1939 qu’on édifie des immeubles habitables par des couches populaires, (aujourd’hui vendus à prix d’or) qui faisaient une ceinture rose, beige, brune près des boulevards des Maréchaux. 40 000 logements furent construits et 120 000 personnes ont pu quitter leurs masures des fortifs et des banlieues proches. On trouve aussi ces HBM dans quelques espaces disponibles du centre-ville.
La brique s’est imposée parce que c’était un matériau économique, mais les architectes retrouvaient leur liberté dans les détails : ils ont donné un rythme à leurs façades en jouant des contrastes de couleurs:
Ils ont dessiné des encorbellements dignes de palais :
… ajouté escaliers et loggias
115 boulevard Jourdan
La brique n’était pas réservée au petit peuple. Au hasard des promenades voici, en face du cimetière du 14e arrondissement, le 21-23 rue Froidevaux. Georges Grimbert a dessiné cet immeuble en 1929.
21-23 rue Froidevaux
Ce bâtiment possède de larges baies vitrées, sur trois étages, qui éclairaient des ateliers occupés par des artistes dans l’entre-deux-guerres. Autour des fenêtres la brique laisse place à des mosaïques.
L’Institut d’Art et d’archéologie, 3 rue Michelet : du béton et des briques à la mauresque
L’Institut d’Art et d’archéologie est un édifice étonnant construit entre 1925 et 1928 afin d’abriter l’immense bibliothèque d’histoire de l’art du couturier Jacques Doucet, ainsi que des salles de cours pour les étudiants en art et histoire de l’art de l’Université de Paris. Jacques Doucet, a su engager pour sa bibliothèque Breton puis Aragon avec qui la collaboration durera jusqu’à l’entrée d’Aragon au parti communiste.
Aujourd’hui, le jardin de l’Observatoire est tout nu et ne cache rien de la large façade de style « mauresque » de Paul Bigot. Je ne sais de cet architecte normand que ce qu’en dit Wikipédia, un érudit qui a réalisé un grand plan de Rome au 4e siècle et qui s’est spécialisé dans les monuments funéraires. Mais qui sait quels rêves habitent un architecte, le soulèvent au-delà du destin d’un concepteur de monuments aux morts et fait qu’on regarde encore son énorme palais de briques sombres ? Bien sûr, il y a les briques romaines qui ont bâti la Rome de l’Empire, mais d’où lui viennent les flammèches du haut du mur qui font penser, dit-on, à l’architecture musulmane sub-saharienne ?
Institut d’Art et d’Archéologie. Rue MicheletInstitut d’Art et d’archéologie. Entrée rue Michelet
Aujourd’hui, je cherche les immeubles dont le rouge est plus agressif.
Il y a belle lurette que l’immeuble déguisé en pagode par M. Loo en 1926 ne fait plus scandale. Ses couleurs d’un rouge sombre chaleureux illuminent la rue au grand plaisir des passants.
La Pagode de Monsieur Loo rue de Courcelles
Je saute presque un siècle pour arriver à l’immeuble Garance du ministère de l’Intérieur au 18-20 rue des Pyrénées. Son côté rouge brillant est un peu estompé par les nuances des lattes, amarante, Bordeaux, framboise, et bien sûr le rouge garance qui lui donne son nom. Que penser cependant du matériau pauvre, et du dessin moitié jeu de cubes, moitié paquebot prêt à quitter le rivage, en l’occurrence le garage de la RATP qui précédait les bureaux du ministère et qui est dissimulé au sous-sol. On ne sait pas comment le bâtiment va vieillir.
20 rue des Pyrénées. Le Garance
Rue Antoine Bourdelle, les murs stridents d’une école de commerce vont du rouge au jaune poussin.
Ecole de commerce de la rue Bourdelle 14eEcole de commerce (IStec) Paris 15e
Dans le 15e, près de la statue de la Liberté, on ne peut manquer l’hôtel Novotel Paris Tour Eiffel construit en 1976 (ex-Hôtel Nikko) et sa célèbre façade en damier :
Hôtel Novotel. Paris 1976
Voici l’inévitable immeuble du 31-33 rue de la Glacière. Rouge coquelicot, sans le moindre encadrement qui pourrait atténuer un peu ce rouge terrible.
31-33 rue de la Glacière
Je termine par un souvenir. Entre 2004 et 2018, un musée imaginé par Antoine de Galbert a présenté de grandes collections privées d’Art contemporain boulevard de la Bastille. Sa « Maison rouge » a définitivement fermé ses portes le 28 octobre 2018. Bien sûr, on n’aimait pas tout, mais c’était passionnant de découvrir les coups de cœur de vrais collectionneurs qui suivaient des artistes parce qu’ils aimaient leur travail et non pour faire de bonnes affaires.
La Maison Rouge, c’était mieux avant (photo Cristina Appel)
Vous n’êtes pas allés voir la grande exposition du Louvre, Les Choses. Une histoire de la nature morte. Les natures mortes vous ennuient. Vous avez tort de vous abstenir.
La commissaire, Laurence Bertrand Dorléac, refuse d’ailleurs la notion de nature morte (il est dommage que le sous-titre réintroduise de l’ambiguïté) et son exposition multiplie les exemples d’œuvres où les objets ne sont ni morts, ni endormis, au risque (mais est-ce un problème ?) de rendre incertaines les frontières du genre. C’est notre rapport aux choses qu’interrogent les œuvres rassemblées, qui vont des tableaux aux sculptures et aux extraits de films. Une phrase de Victor Hugo affichée au seuil de la première salle avertit : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue ».
Je me suis parfois perdue dans un propos complexe, en particulier dans la première salle où voisinent le grave et le burlesque, l’ancien et le contemporain : La Madeleine de la Tour, un extrait de Tarkovski, mais aussi L’Epouvantail de Buster Keaton que reprend Spoerri dans Le Repas hongrois, nature morte faite d’assiettes et de reliefs de repas collés à la verticale. Mais je préfère errer dans le labyrinthe des œuvres commentées selon plusieurs plans, et jouir de la multiplicité des pistes ouvertes que de suivre un parcours uniquement chronologique.
La chronologie sert cependant d’axe principal à une réflexion sur l’art occidental (quelques œuvres venues d’autres continents ne sauraient compenser le cantonnement à l’art européen) : on part de l’héritage antique, où l’on observe des thématiques qui se maintiendront comme la tête de mort encadrée par la couronne d’un roi et par la besace d’un mendiant, rappel de la vanité des biens terrestres.
Memento Mori (Mosaïque de Pompéi)
Puis vient le Moyen-Age et les objets symboliques de la foi. Ce ne sont pas des objets qui sont peints, mais des choses qui signifient et renvoient obstinément à la lecture chrétienne des œuvres. Les lys et les iris associés à la Vierge sont connus, mais je n’avais pas remarqué les deux oranges que Rogier Van der Weyden (1435-1440) place sur le manteau de la cheminée dans son Annonciation et qui sont, explique le cartel, une allusion au péché originel que rachètera le Christ puisque les oranges se disent pommes de Chine en néerlandais.
Les pommes de Chine de l’Annonciation de Van der Weyden
Vient ensuite le triomphe de la consommation avec les étals des marchés, les fleurs, ainsi que les collections amoncelées que présentent les peintres à partir du milieu du 16e siècle. L’abondance excessive est joyeuse, même si elle relègue les hommes aux marges des choses.
Snyders. Nature morte aux légumes 1610 (avec deux silhouettes de laboureurs à l’arrière-plan) Une scène de genre : le Marché aux poissons de Joachim Beuckelaer 1570 où les marchands prennent eux-mêmes les teintes des tranches de thon. Tout au fond, en grisaille, La pêche miraculeuse.Anne Vallayer-Coster. Coquillages : l’âge des collections
Mais l’opulence peut inquiéter. Au milieu des tables chargées de victuailles ou de bouquets floraux, Van Aast cache des mouches, libellules, papillons, lucanes et autres lézards qui troublent la sérénité de la scène de leur présence importune. Ils nous renvoient de manière métaphorique à la destinée humaine en suggérant le pourrissement, la putréfaction inéluctables.
Balthasar Van den Aast, Fruits et coquillages (Détail). Avant le pourrissement
Cette section rejoint la critique actuelle de l’hyper-consommation et de l’avidité capitaliste, ce que dit explicitement le titre de la séquence Accumulation, échange, marché, pillage. Le questionnement était aussi celui des contemporains et c’est ce qu’annonçait dès l’entrée La Madeleine à la Veilleuse de Georges de la Tour. La clarté limitée vient frapper le visage de la sainte et sa main qui repose sur un crâne. Les objets posés devant elle sur la table sont rares, deux livres, un fouet, un crucifix. La fragilité de la flamme est un rappel de la fragilité de l’existence humaine. La Tour peint la pénombre, la solitude et le silence. Est-ce que Madeleine se repent ? Est-ce qu’elle laisse la vie s’écouler lentement dans l’attente de quelque chose qui n’est pas là et qu’elle désire ? C’est ce que suggère la juxtaposition de l’œuvre avec un extrait de Stalker, le film de Tarkovski (un des plaisirs de l’exposition est ce dialogue entre des œuvres d’époques différentes qui vient empêcher les interprétations trop simples).
A partir du dix-huitième siècle, l’art du dépouillement et de la solitude se prolonge avec Chardin, puis Manet et Van Gogh, peintres de la beauté des choses ordinaires.
Vincent Van Gogh, La chambre de Van Gogh à Arles (1889)
La partie consacrée à la fin du 20e siècle et au 21e siècle est plus compliquée à résumer. Tantôt, le monde des choses abandonnées dans un monde vide est sinistre : artichauts de Giorgio de Chirico (Mélancolie d’une après-midi, 1913), chaussures dans le désert de la photographe Sophie Ristelhueber.
Sophie Ristelhueber, photographe de guerre. Chaussures dans le désert
Tantôt, les artistes jouent à déranger l’ordre des choses. Le porte bouteilles de Duchamp, repositionné, interroge la frontière entre art et industrie :
Duchamp. Le Porte-bouteilles
Meret Oppenheim s’amuse à assembler une queue d’écureuil en guise d’anse phallique et douce à prendre en main et un verre de bière mousseuse pour suggérer un écureuil bien érotique et Dali fait vivre sa nature morte dans un grand tableau où les objets s’envolent.
Meret Oppenheim. L’EcureuilDali. Nature morte vivante
Une œuvre de l’Américaine Nan Golding que je connaissais pour des photos crues de souffrances et d’extase, et qui apparaît ici apaisée et contemplative, prolonge avec délicatesse, les jeux de la nature avec la lumière.
Nan Goldin. 1er jour de quarantaine
L’exposition se termine par une scène de Zabriskie Point où un personnage d’Antonioni imagine une gigantesque explosion détruisant une villa, les meubles, les objets, et les vêtements qu’elle contenait et la lente retombée des débris.
L’organisation chronologique est sans cesse dérangée par des questionnements transversaux. Ainsi le thème des influences et des emprunts, la Desserte de Matisse réinterprétant par exemple le tableau de Davidsz de Heem (personnellement, il me permet de m’intéresser à un art d’apparat qui m’aurait bien ennuyée, sinon).
Davidsz de Heems. Fruits et riche vaisselle sur une table (1640)Henri Matisse, Nature morte d’après « La desserte » de Davidsz de Heem (1915)
J’ai appris aussi à regarder autrement les nombreuses représentations d’animaux mis à mort et suspendus verticalement. Bien sûr le boeuf écorché de Rembrandt, mais aussi des trophées de chasse, le lièvre écorché de Chardin, le poulet de Ron Mueck, attaché par les pattes et pendu à un crochet comme une réminiscence d’un corps crucifié :
Chardin. Le Lièvre (vers 1730)Ron Mueck. Le Poulet
Je ne mesurais pas l’omniprésence de la thématique de la violence exercée contre les animaux, ni l’angoisse que suscite le spectacle de l’agneau de Zurbaran prêt à être immolé, saisissant d’être détaché sur un fond noir, ou l’effet de la tête de bouc de Ribera, de la tête de mouton de Goya, de l’œil accusateur de la vache de Serrano, évoquant le sacrifice de Saint Jean-Baptiste, (explique le cartel de l’exposition).
Attribué à Jose de Ribera. Tête de boucGoya. Nature morte avec des côtes et une tête d’agneauAndres Serrano. Cabeza de Vaca. 1984
Je ne savais pas qu’ils étaient si nombreux les peintres du meurtre des animaux. Voici encore la truite de Courbet d’autant plus tragique que le poisson est encore vivant, mais déjà perdu, et que ses dimensions inhabituelles font que nous contemplons notre mort en le regardant.
Juste avant l’asphyxie. La Truite de Courbet
Dans cette identification entre victimes animales et victimes sacrées, l’homme n’est qu’une victime de plus pour un Géricault hanté par la mort.
Membres amputés de condamnés exécutés
J’ai appris à repérer les objets qui passent d’un tableau à l’autre : couteaux placés à l’oblique pour donner de la profondeur à l’espace (ce qui fait qu’on ne s’étonne pas de le voir traverser la toile en volant chez Dali), ou asperges nouées en fagot, celles de Coorte bien avant celles de Manet célébrées par Proust.
Coorte. Les Asperges, 1697
J’apprends à observer les fonds : le noir permet à Juan Sanchez Cotan de projeter en avant les objets, de les faire surgir de la nuit jusquà les sortir du cadre.
Juan Sanchez Cotan, Nature morte au gibier, légumes et fruits (1602)
Au contraire, Chardin invente une harmonie chromatique, estompe les contours et construit une atmosphère tiède, malgré les signes d’un présent menacé, ce qu’annoncent la minuscule tache rouge de la braise dans le fourneau de la pipe, la mousse de la bière qui va s’évaporer.
Chardin. La Tabagie. Vers 1737.
Illusion ou reconstruction
On peut aussi lire l’exposition comme une hésitation entre la représentation des choses comme illusion et la présentation des choses comme reformulation. La belle armoire trompe-l’œil aux bouteilles et aux livres d’un médecin de 1470 en est un bel exemple,
Nature morte aux bouteilles et aux livres (1470)
…. alors que de Cézanne à Matisse, les artistes tournent le dos aux images fidèles, s’émancipent de l’illusionnisme, creusent l’écart entre le monde et les signes, Cézanne montrant des arabesques des obliques, des sphères et non des pommes et des nappes. Matisse faisant basculer le plan horizontal de la table à la verticale.
Cézanne. La Table de cuisine (1888-1890)Henri Matisse, Nature morte aux oranges (1912)
Mais cette opposition entre réalisme et reconstruction est une simplification. Bien avant que l’art du 20e siècle ne se détourne de la reproduction, Luis Egidio Melendez peignit avec beaucoup de minutie des pastèques d’une taille monstrueuse aux chairs rouges et offertes et les disposa dans un paysage d’orage… Fidélité réaliste ou scène onirique ?
Luiz Melendez, Pastèques et pommes dans un paysage (1771)
Le marché Dejean est ouvert tous les jours sauf le dimanche après-midi et le lundi.
Quand on descend au métro Château Rouge en laissant derrière soi le boulevard Barbès pour se diriger vers la rue Poulet et le marché Dejean, les guides et blogs vous promettent un dépaysement absolu. Ce quartier, écrivent-ils, est quelque chose à part, une sorte de « mini-Afrique » (https://www.justacote.com/paris-75018/marche/marche-dejean-2497794.ht
En m’y rendant, j’imaginais donc un quartier spécial, isolé du reste de la ville. Rien ne distingue pourtant l’atmosphère de la rue Poulet où nous entrons, de l’atmosphère des rues voisines et les dames qui y promènent leurs bébés sont seulement plus nombreuses que celles qu’on croise dans mon quartier. Les coiffeurs afro et les boutiques de produits de beauté pour les peaux noires se retrouvent ailleurs dans l’Est de Paris, les magasins de téléphones sont partout.
Dans la rue Dejean (qui n’a que 70 mètres de long), les poissons, la viande, les fruits et légumes ne sont pas plus exotiques que dans les boutiques de la rue d’Avron, ou au marché d’Aligre. Manioc, gombos, piments, bananes plantain sont aussi chers d’ailleurs et, décidément les bouchers halal et leurs gros tas de viande ne m’attirent pas du tout.
Fruits et légumes au marché Déjean
Comme le marché n’a pas la magnificence exotique que j’imaginais, mon esprit désireux de découvrir un quartier à part m’oblige à m’intéresser à des particularités moins évidentes. Grâce à Brigitte Rasolaina qui a mené des enquêtes à Dejean, je sais qu’est rassemblée dans ce petit espace une précieuse collection de langues à commencer par le lingala, qui sert de langue véhiculaire. Mais il faudrait savoir écouter, échanger, et les langues qui circulent me restent inaccessibles.
Pour entrer dans le quartier, il faudrait surtout comme dans chaque quartier de Paris, nouer des connaissances avec les commerçants, s’intéresser aux qualités des gens. Quand j’ai demandé comment préparer les plantes que je voyais dans une cagette, le vendeur d’herbes pourtant inoccupé, m’a expédiée à la va-vite: « C’est comme des épinards », et il a cessé de se préoccuper de moi. Les commerçants de mon marché discutent recettes quand ils ont le temps. A vrai dire ils discutent de tout et de rien, du temps qu’il fait, de leurs gros et petits ennuis, des manies des clients, des difficultés qu’ils rencontrent pour recruter des jeunes capables de rendre la monnaie, ou des jeunes qui veulent bien se lever à 4 heures du matin par tous les temps, … Mais alors, on ne cherche plus à trouver des signes pittoresques. On va au marché, c’est tout.
Le quartier Dejean m’est resté ainsi inassimilable. J’ai vu la pauvreté au lieu de la féérie équatoriale que je croyais trouver.
Cependant rue Poulet, il y a la boutique de tissus wax que je cherche. Cela fait longtemps que j’aime les vêtements africains, leurs alliances de couleur vibrantes, roses de verroterie, mariés à des soleils orange et jaune, lignes crénelées noires et blanches cernées par des feuilles, cœurs d’hibiscus entremêlés…
A présent, c’est ma provinciale de fille qui se plaît à marier le wax (pour l’essentiel fabriqué en Hollande) et les tissus plus classiques, et qui m’envoie chercher des coupons soldés.
La vitrine de Wax Joli Afrique suffit à illuminer la rue et le commerçant nous aide à dénicher des coupons sans donner l’impression que nos achats modestes lui font perdre son temps (Cela change des rugueux échanges avec les vendeuses du Marché Saint Pierre et de Reine, longtemps des hauts lieux du tissu bon marché, qui, en augmentant leurs prix, ont perdu leur attrait pour des couturières d’occasion).
Wax Joli Afrique, 30 rue Poulet
Brigitte Rasoloniaina, 2012, Le marché Dejean du XVIIIème arrondissement de Paris, Paris, L’Harmattan.
Nous avions vu ce cap rocheux au printemps, battu de vent et de mer. Aujourd’hui, il n’y a ni jaillissements d’écume, ni roches ruisselantes, ni embruns, mais des criques tranquilles au soleil. En cette fin octobre, nous avons même rencontré une baigneuse.
Pointe des Bruzzi
Le chemin des Bruzzi monte et descend les collines, serpente d’une plage à l’autre. Partout, des cistes, des genévriers des pistachiers lentisques, des arbouses. Certains buissons brossés par les rafales rappellent que nous sommes au pays du vent.
Genévrier brossé par le vent
Le sentier est désert. Les oiseaux sont ailleurs ; les sangliers ont remué la terre à la recherche de nourriture, mais ils sont invisibles. Il n’y a que les lézards qui surgissent brusquement sous nos pas. Tout est sec, mais de minuscules fleurs violettes ont réussi à s’épanouir. Crocus ? Colchiques ?
Des roches extravagantes taillées en étranges formes que l’imagination déguise de noms mythologiques surgissent du fond des eaux.
Bruzzi. Plage de VénusBruzzi. Plage de Vénus. Détail
D’autres roches fendues en valve de coquillage sont semées dans la colline
J’ai une amie que mon blog énerve beaucoup. Il lui paraît inutilement précieux. Pourquoi redoubler les photos par des mots ? Eh bien, pour le plaisir de rester un peu en arrêt devant mes souvenirs, de réveiller mon attention, et parfois de toucher juste comme si je ne pouvais les conserver hors du langage. Et voilà le plaisir de la promenade redoublé.
Les flamants du changement climatique
Des flamants sont installés dans les anciens marais salants de la ville. S’agit-il d’une nouvelle étape dans le long voyage qui les mène en Afrique, ou d’une installation pérenne puisque désormais le thermomètre descend rarement au-dessous de zéro sur les rivages corses ?
Ils sont gris ces flamants, faute de larves et de crevettes contenant du carotène. Ils se contentent de pattes roses et d’un liseré rouge au bord des ailes…Ils sont quand même superbes et les habitants de Porto-Vecchio se pressent pour assister au spectacle. Quasi apprivoisés, mais tout de même les pieds dans l’eau pour se protéger des prédateurs, ils n’ont peur de rien.
D’ordinaire, ils se tiennent debout, perchés sur un pied. Formes courbes, et lignes droites, fines pattes verticales, ou patte repliée à l’oblique. Tant d’oiseaux sont rassemblés qu’il en résulte une merveilleuse variété de figures. Oh ! Superbes oiseaux géomètres !
Ces maigres pattes démesurées leur donnent une allure sophistiquée. Leur marche lente, extraordinairement graphique, me rappelle tout à coup les jeunes femmes russes juchées sur des talons de 20 cm qui se promenaient devant les vitrines luxueuses de la rue Tverskaya à Moscou. Mais trêve de pensées parasites, je ne retournerai sans doute jamais à Moscou et d’ailleurs, il suffit d’approcher pour voir que le miroir scintillant de la saline, dissimule une eau saumâtre, qui n’a rien à voir avec les dalles brillantes des rues du centre moscovites.
Dernier détail. Nous n’avons pas vu Harris, le pélican solitaire, devenu la mascotte de la ville. Il est arrivé en automne 2020 en provenance de la réserve de Sigean où il vivait en semi-liberté. Sa mère, puis son père étaient morts de botulisme alors qu’il dépendait encore d’eux pour se nourrir, et il est parti à l’aventure avec un frère. Il s’est dirigé vers la Corse et son frère, sans doute vers les Baléares. Une assistante vétérinaire l’a repéré, l’a baptisé Harris et l’a nourri avec l’aide bien nécessaire du poissonnier, des pêcheurs puis des habitants de Porto-Vecchio, car il lui faut un kilo de sardines tous les jours. Il est reparti au printemps, mais on m’a dit qu’il est de retour, toujours seul. Habituellement, il se tient au bord du groupe des flamants. Ceux-ci ne remplacent pas une compagne, mais ce sont ses compagnons de pêche. J’aime bien cette image insolite de l’oiseau esseulé tout près de la société des flamants, à laquelle il n’appartient pas, mais qui ne le chasse pas.
De quoi parlait-on ce soir sur le seuil des maisons ? De la balade dont Christine arrivait tout juste : deux heures trente au milieu des éboulis, des ronces, des feuilles glissantes, sur le sentier qui relie l’Ospédale et la plaine, une descente à se briser le cou, mais quelle beauté !
On parlait du sanglier caché dans le taillis, juste derrière le jardin de Françoise et qui fait aboyer le chien d’Ivan. « Ils n’ont peur de rien. Un jour, j’en ai vu un à 50 mètres d’une maison en train de regarder la télé avec les propriétaires qui n’avaient rien remarqué. Ces sangliers ne font pas l’affaire des potagers, mais ils n’ont rien à manger dans la forêt, alors ils descendent en plaine. Normalement, ils ne sont pas dangereuxI Ils préfèrent déguerpir quand on les dérange. Evidemment, il ne faut pas qu’il y ait des marcassins au milieu de la harde ! »
Moi, je racontais que je m’étais baignée à Palombaggia et que j’avais croisé au retour une cigale qui se traînait sur le sentier. « D’habitude a dit Ivan, elles descendent des arbres vers la fin août pour aller pondre, mais avec la chaleur de cet automne, ce n’est pas étonnant. »
Rien de politique dans ces conversations du soir. Un zest d’angoisse climatique, mais tempéré par le plaisir de l’été indien. C’est la vie de bons voisins dans un hameau corse. C’est bon d’en profiter un peu, avant le retour de l’inflation, du covid, de l’entrée en guerre de la Biélorussie, de l’espérance de vie des amis qui s’abrège.
Dix jours plus tôt, nous étions à l’université de Corte pour un colloque sur les harkis organisé par Jean-Michel Géa, voyage qui s’est prolongé par ces vacances dans l’île.
D’Ajaccio à Corte
La route d’Ajaccio à Corte traverse de belles forêts et quelques gros bourgs. Vivario est encore transi.
Vivario. Octobre 2022
A Venaco, le soleil est bien levé, même si la vallée est encore pleine de nuages.
Venaco
Le Musée d’anthropologie de Corte
Corte est une belle ville, tout entière orientée vers la citadelle, perchée sur un rocher en surplomb.
Je ne suis pas retournée à la forteresse depuis trente ans et entre temps un musée des traditions populaires a ouvert. Le site indique qu’il s’agit de la Corse, mais le gros des sections est consacré au Nord de l’île.
Corte. La citadelle
On y trouve évidemment une collection d’affiches anciennes et des objets de confréries.
On y voit aussi des vitrines intéressantes sur le châtaignier introduit au 15e siècle par les Génois. « L’arbre à pain » avait résolu le problème de la faim dans l’île. Par la suite, les maladies et l’industrie du tanin ont entraîné le déclin de son usage alimentaire. Un poète du 19e siècle déplore l’exploitation de l’arbre dans les usines à tanin pour rendre les cuirs imputrescibles.
Lamentu di u Castagnu. Fragments
A leur tour, les usines du Golo et du Fium’Alto ont périclité devant la concurrence de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. A Folelli, la dernière usine a été reconvertie en médiathèque (comme si la France avait perdu toute possibilité de faire vivre des industries et ne produisait plus que des loisirs).
Il faudrait prendre le temps de comprendre toutes ces tentatives d’industrialisation. Les Génois (eux encore !) avaient installé des hauts fourneaux où les soufflets alimentant des « bas foyers » ont été remplacés par des pompes à jet continu. Le personnel spécialisé venait de Lucques et de Gênes. Les Corses servaient de muletiers et recevaient du fer à prix réduit comme salaire. Jamais, les Génois n’ont cherché à former de main d’œuvre. Il faut dire que l’île était encore peu peuplée et que l’agriculture avait besoin de tous les bras. Du moins, quand la métallurgie a périclité le destin des habitants n’a guère été affecté.
Une exposition de dessins, de photos et de maquettes Tra mare è monti. Architettura è patrimoniu montre des œuvres contemporaines et revient sur la tradition (citadelles, tours génoises, ponts et, à notre surprise, les petites maisons de pierres sèches de la région de Bonifaccio (https://passagedutemps.com/2022/05/24/les-caselli-de-bonifacio/))
Nous repartons quand la montagne devient bleu cendré. Il est l’heure de rejoindre nos compagnons.
Un colloque sur les Harkis à Corte et à Sainte-Lucie
De tous les colloques auxquels j’ai participé, je suis sûre que cette rencontre, « Harkis. Approches langagières d’une discrimination au long cours », me laissera un souvenir particulier. J’y étais venue à la demande de Jean-Michel Géa, qui m’avait proposé de « lire en linguiste » des témoignages de harkis. Inquiète de mal connaître l’histoire des harkis et les enjeux mémoriels du travail sur ce groupe, j’ai essayé de travailler à partir d’objets d’étude familiers, la parole orale de témoins, en m’appuyant sur des entretiens collectés au camp de Rivesaltes.
Ce qui m’a captivée, c’est la réussite d’une rencontre entre intervenants de trois origines : des historiens et des sociologues ont exposé, dans leur écriture disciplinaire soucieuse de méthodologie, l’état du travail qu’ils poursuivent patiemment avec un maximum d’objectivité. Des artistes étaient aussi présents : Zahia Rahmani dans Moze a disséqué la douleur de son père harki, doublement expulsé, banni de l’Algérie puis mis à l’écart en France. Au silence du père enfermé dans le silence jusqu’au suicide, répond la colère de la fille qui cherche à rendre sa dignité au paria. Yakoub Abdellatif, avec Ma mère m’a dit chut !, raconte, entre sourire et larmes, une enfance pauvre à Poix-de-Picardie et sa famille tiraillée entre un père harki et le frère d’une mère FLN dans une France où une voisine, un instituteur… vont changer son destin. Le documentaire de Farid Haroud, Le Mouchoir de mon père, reconstitue subtilement l’histoire de sa famille, à partir d’un mouchoir brodé en prison par son père qui à la fin de la guerre a été emprisonné 5 ans par les Algériens, alternant prisons et travaux forcés de déminage. Le mouchoir est un objet transitionnel qui permet de convoquer la mémoire de toute la famille… La frontière entre les sciences humaines et la fiction est d’autant plus mince que les lignes de force du travail sont les mêmes.
Farid Haroud. Le mouchoir de mon père
Il y avait enfin ceux qui acceptaient tout simplement de débattre de leur expérience d’une guerre qu’ils avaient vécue de différents bords. La délicatesse de l’inspecteur Gerard Attali, qui a l’habitude d’organiser de telles rencontres, a permis l’écoute entre ces personnes blessées par la guerre. Attentifs à ne pas revendiquer le rôle de la « victime la plus à plaindre », ils sont graves, intenses, donnent l’impression d’inventer la tolérance :
C’était dimanche. Après la messe, Marie-Thérese Semper âgée de 7 ou 8 ans, allait rituellement à l‘épicerie du quartier s’acheter des bonbons. Ce dimanche, comme d’habitude, malgré le bruit de fusillades au loin dans les rues d’Oran. En sortant du magasin, elle a buté sur le corps de son père qui se mourait sur le trottoir. Il était venu chercher sa fille, inquiet de la savoir dehors et avait été touché par une balle perdue. L’enfance de Marie-Thérese Semper s’est arrêtée là.
Un officier qui dirigeait une harka avant d’être blessé et évacué raconte la fraternité de combat qui l’unissait à « ses » hommes. Kader Hamoumou évoque l’humiliation d’être à jamais banni de son pays et les humiliations de l’arrivée en France, accueilli à coups de pierres par les dockers de la CGT, parqué pendant des mois dans un camp entouré de barbelés d’où on ne pouvait sortir sans autorisation. Il dit à voix forte qu’il n’a pas honte de ses choix, qu’il n’était pas contre la décolonisation, mais contre les exactions du FLN (En Algérie, selon l’historien G. Manceron, seuls 5% des harkis ont été enrôlés dans des commandos de chasse et beaucoup ont rempli des emplois civils de maçons, cuiniers, jardiniers, etc.). Un combattant de l’armée de libération dit qu’il partage la peine devant les drames affreux qui ont accompagné les combats et qui ont tué beaucoup d’innocents, mais même les plus féroces de ces crimes n’empêchent pas que le grand mouvement de décolonisation qui traversait le monde était une promesse de liberté.
De gauche à droite, Gérard Attali (IPR d’histoire), Améziane Amenna (indépendantiste), Marie-Thérèse Semper (témoin pied-noir). Kader Hamamou (témoin harki). Roger Muglioni (chef de harka), Bernard Cabotpied-noir vivant en Corse
Du FLN, il ne dit rien. Il n’a pas fait la guerre dans leurs rangs et a fui l’Algérie au moment de la décennie noire. (Je trouve qu’il n’affronte pas les conséquences de la politique du FLN qui a contribué à fabriquer un Etat dont l’identité est religieuse, dans lequel les communautés non musulmanes ne pouvaient pas trouver leur place, mais il a raison d’évoquer la « grande histoire » qui correspond à la flèche du temps). Ces gens ordinaires extraordinaires m’ont beaucoup émue.
Sur les harkis, voir Fatimas Besnaci-Lancou, Benoït Falaise et Gilles Manceron, 2010, Les Harkis. Histoire, mémoire et transmission, Ivry, Les Editions de l’Atelier.
Le pont Caulaincourt me donne l’impression de reculer vers une époque lointaine car il me rappelle un peu le Pont de l’Europe de Caillebotte, sans doute à cause des croisillons en forme de X qui rythment la rambarde, parce que l’ombre projetée sur le trottoir dessine des motifs qui prolongent le décor géométrique, et parce que la grande diagonale du pont occupe presque toute l’image transformant les passantes en silhouettes chargées d’exprimer la mobilité urbaine.
Pont Caulaincourt. Paris 18eCaillebotte. Pont de l’Europe 1876 (version du musée de Rennes)
Le pont Caulincourt domine (et coupe en deux) un cimetière installé dans d’anciennes carrières de gypse. La première fois que j’y suis passée, le soir tombait. Les dernières lueurs du couchant éclairaient un amoncellement désorganisé de tombes. Le paysage paraissait tourmenté, avec des pentes sombres qui me semblaient des gouffres et les rares lumières des immeubles qui formaient une muraille autour d’un vaste amphithéâtre.
En plein jour, l’effet de viaduc dominant un paysage déchiqueté s’est estompé, mais reste cette rencontre saisissante entre le pont des vivants et le cimetière des morts.
Partie haute du cimetière de Montmartre
D’en-bas, on voit des tombes qui viennent toucher le tablier du pont.
Cimetière de Montmartre. Les tombes sous le pont
La construction n’a pas été de tout repos. La mairie de Paris souhaitait désenclaver la butte et le seul passage possible était le cimetière. Il fallait cependant déplacer les sépultures touchées par les travaux ce que refusaient les familles concernées, en particulier celle de l’amiral Charles Baudin qui adressa une pétition au Sénat. Le Sénat s’assembla, délibéra, réfléchit et vota la suppression du chantier en 1861. Il fallut attendre 1888 pour que les travaux démarrent et aujourd’hui le pont couvre une partie du cimetière.
Cimetière de Montmartre. tombes recouvertes par le pont Caulaincourt
Ce lieu de malheur est aussi un lieu de promenade. Quelques personnes prennent des photos du plan pour pouvoir retrouver les sépultures célèbres : le cimetière a été ouvert en 1798 et bien des écrivains, des peintres, d’autres artistes du 19e et du 20e siècles y sont enterrés, Stendhal, Alexandre Dumas fils, Zola, Beckett… Nijinski, la sœur de la Malibran, la compositrice et mezzo Pauline Viardot, des comédiens et des chanteurs comme France Gall sous une verrière, Dalida dont la statue en sainte vêtue de blanc surprend un peu…
De petits sentiers serpentent entre les tombes.
Nous ne fréquentons guère les morts célèbres, mais puisque nous sommes là , nous jetons un coup d’œil sur la sépulture des Goncourt. On croit souvent que les deux frères ont été des compagnons pour la vie, mais Jules est mort de syphilis a 40 ans et Edmond lui a survécu plus de 25 ans.
Profils des frères Goncourt sur leur tombe. Photo J-M. Branca
Je ne sais pas qui a voulu que son tombeau soit veillé par deux gardiens égyptiens. Hélas, le temps ronge aussi les tombeaux et je n’ai pas su déchiffrer le nom inscrit au-dessus de la porte.
Tombe à l’égyptienne
Il y a aussi des monuments spectaculaires comme celui de Delamare- Bischel, un édifice Art nouveau de pierre rose étalant ses grâces depuis la flamme du sommet, jusqu’aux formes en drapé du pied. Les historiens du cimetière donnent le nom de l’architecte, Boiret, mais les Delamare-Bischel ne leur sont pas connus.
Si ce tombeau a été voulu pour conquérir l’immortalité, c’est raté. L’histoire semble avoir oublié cette famille.
Depuis la station Barbès-Rochechouart, le chemin qui mène au sommet de la butte est bien raide. L’appellation Escalier du Calvaire, appelle inévitablement des plaisanteries sur ce nom… « Calvaire, oui, calvaire du piéton ! ».
Escalier du Calvaire
En haut de l’escalier, on est accueillis par le chat hilare qui couvre les murs des quartiers populaires de Paris, par un ours méditatif tenant un discours inspiré de Lao Tseu et par quelques dessins mêlant fantastique et géométrie. Une autre fois, je reviendrai pour voir si ces personnages se promènent ailleurs dans Montmartre.
Voici l’opulent Sacré Cœur. Dans mon enfance, ma famille, non sans arrière-pensée politique, raillait, cette « meringue indigeste » : c’est de Montmartre qu’était parti le mouvement de la Commune. L’insurrection avait éclaté le 17 mars 1871 pour empêcher le gouvernement de saisir les 171 canons qui défendaient la ville contre les Prussiens. La Commune avait d’abord été une réaction patriotique contre ceux qui pactisaient avec l’ennemi. Très vite, le gouvernement avait fui à Versailles et pendant environ deux mois, les Communards étaient restés maîtres de Paris où ils avaient installé un régime de souveraineté populaire avant d’être combattus et défaits… Or c’est dans le Nord-Est de Paris, à l’emplacement où les canons avaient été confisqués que devait être édifié le Sacré-Cœur. Même si le principe de la construction avait été décidé auparavant, ce monument énorme symbolisait la vengeance contre la ville rebelle et le retour de l’ordre moral. 150 ans après la chute de la Commune, on se réunit toujours au Mur des Fédérés en mémoire des derniers combattants massacrés par les « Versaillais ». Cette Mémoire blessée a fait hésiter la mairie de Paris jusqu’en 2022. Fallait-il vraiment inscrire la basilique à l’inventaire des monuments à protéger au risque de déclencher des affrontements (aujourd’hui, le Sacré-Cœur est inscrit, mais non classé et bénéficie d’une moindre protection) ?
Depuis longtemps, le nom des rues est supposé rétablir un peu d’équilibre : l’adresse du Sacré-Cœur, est le 35 rue du Chevalier-de-la- Barre, du nom d’un jeune homme de 19 ans exécuté en 1760 de façon atroce pour ne pas s’être découvert au passage d’une procession. Le square situé sous le Sacré-Cœur a reçu pour sa part le nom de Louise Michel, héroïne de la Commune et féministe optimiste qui rêvait d’égalité :
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.
En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.
Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.
Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde !Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars. (Mémoires. p. 103)
Aujourd’hui, la mémoire révolutionnaire des Communards a quasi disparu au profit du vernis esthétique qui recouvre le quartier. Les dix millions de touristes qui visitent Montmartre ont plutôt en tête les images du film Amélie Poulain et c’est cette beauté de carte postale qui inquiète les vieux Parisiens.
Des pavés, des pavés devenus patrimoniaux et non plus émeutiers mènent jusqu’au 12 rue Cortot.
Au 12 rue Cortot, le Musée de Montmartre
Notre visite au musée de Montmartre a eu lieu entre deux averses tièdes, délicieuses, qui ont rafraichi les jardins et réveillé l’odeur de l’herbe mouillée et des roses de septembre. C’est un des plus charmants musées de Paris par la grâce de trois beaux jardins presque campagnards avec des arceaux fleuris, des arbres sombres qui dominent la célèbre vigne plantée sur l’arrière de la butte.
Un des jardins Renoir. Au fond, le Château d’eau
Ces jardins ont reçu le nom d’Auguste Renoir qui séjourna deux ans rue Cortot avant de déménager en 1889, pour le Château des Brouillards.
La maison de la rue Cortot était délabrée, ce qui ne gênait nullement Renoir, mais par contre elle offrait l’avantage d’un grand jardin qui s’étendait derrière, dominant une vue magnifique sur la plaine Saint-Denis. (Jean Renoir 1981)
Il faut imaginer l’endroit, à la lisière de Paris, quand il était encore entouré de bicoques en ruine, avec le carré de vignes de Montmartre, et le Lapin Agile. Par cette journée estivale, c’est un havre de paix. On s’assied autour d’une des petites tables de jardin. On mange pour pas trop cher une salade de pâtes dont le nom « à l’italienne » promet davantage que le résultat : une plâtrée de pâtes avec trois feuilles de roquettes et de minuscules bouts de tomates et de jambon. Mais il fait bon ; on entend vaguement les bruits assourdis des conversations des tables voisines. On se sent loin.
Les vignes du Clos Montmartre, protégées des oiseaux et le Lapin Agile
Le musée est installé dans une bâtisse ancienne qui abrite une collection permanente dédiée au souvenir des années qui vont de 1870 à 1950. C’est le Paris imaginaire des Américains qui célèbrent le french Cancan et admirent les photos de Jane Avril et d’Yvette Guilbert avec ses gants noirs (comme sur les dessins de Toulouse –Lautrec) dont les noms sont associés au Moulin Rouge.
Jane AvrilYvette Guilbert
Une salle est dédiée au théâtre d’ombres du cabaret du Chat Noir ainsi qu’aux dessins japonisants d’Henri Rivière :
Le logo du cabaret « Le Chat noir ». Adolphe WilletteHenri Rivière. Théâtre d’ombres (malheureusement les reflets rendent les images inphotographiables)
L’atelier-appartement de la belle Suzanne Valadon, modèle puis peintre, a été reconstitué. Elle y vivait avec son amoureux André Utter et son fils Maurice Utrillo plus célèbre qu’elle. Pour la première fois, je regarde vraiment un de ses tableaux. Je suis impressionnée par sa force. J’espère que le mouvement féministe lui vaudra davantage de reconnaissance.
Suzanne Valadon. Nu au miroir, 1909
Camoin, le fauve discret
Camoin a occupé un atelier dans cette demeure.
Vue depuis l’atelier de Camoin. Les coings
Quand nous sommes passés au musée, une exposition lui était consacrée. Même si celui qui se désignait comme un « fauve en liberté » est plutôt sage comparé à ses camarades, parcourir l’exposition, c’est voir des toiles dont la composition repose sur un jeu de couleurs sans clair-obscur. Un fauve donc !
Voici l’arrivée du printemps. Un printemps encore froid, mais qui convoque le bleu de la mer, le violet des collines, l’orangé du sol, éclairés par les jaunes, roses, verts des arbres en fleurs, et par un jaune acide qui suffit à vivifier l’ensemble.
Le Printemps. 1921. Collection particulière
Dans d’autres tableaux l’influence de Cézanne se sent peut-être trop…
Camoin. Les Baigneuses. 1912. Musée Granet à Aix-en-Provence
ou celle de Matisse
Portrait d’un jeune Marocain 1913
L’exposition a fait une place aux croquis que Camoin a faits pendant la guerre de 14-18 de ses compagnons de misère.
Portraits de camarades de combats
Il y a quelques très beaux tableaux. La Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez est bien à Camoin : à l’intensité des couleurs, il préfère l’harmonie d’un ciel nuageux, d’une mer terne et de la voile du bateau, qui hésite entre le gris-rose et le gris-bleu.
Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez. 1925. Musée de l’Annonciade.
C’est la même recherche que l’on retrouve dans les Marocains dans une rue. Une large bande claire anime la couleur prune des collines reprise en plus sombre par l’ombre du premier plan, sans qu’il soit besoin de notes violentes. Après, il ne reste qu’à guider le regard par des lignes obliques, murs, groupes de personnages, pour aller du premier plan vers la profondeur du tableau.
Marocains dans une rue. 1913. Collection particulière
En repartant, je me demandais si Camoin aurait aimé que son nom soit attaché à ce quartier, ou s’il aurait préféré rester un passant, car c’est une drôle d’identité que celle de Montmartre, avec toutes les couches de mémoire qui s’y superposent, Commune de Paris, catholicisme de la fin du 19ème siècle, Belle Epoque… Bien qu’il ait habité là, Camoin cherchait quelque chose de différent. Ses plus beaux tableaux substituent au paysage parisien les images d’une ville du bord de mer où se rencontrent le ciel, la terre et l’eau.
BRAIRE Jean, Sur les traces des communards. Guide de la Commune dans le Paris d’aujourd’hui, Paris, Les Amis de la Commune, 1988.
Il est difficile de trouver les mots pour dire ce que je ressens après l’attaque contre Salman Rushdie. Trente ans avaient passé depuis la fatwa des Iraniens et nous avions fini par croire que la condamnation à mort de l’écrivain n’était plus d’actualité, mais l’homme qui l’a poignardé n’avait pas désarmé.
Pendant ces trente ans, il y a d’ailleurs eu beaucoup d’assassinats destinés à terrifier le monde intellectuel, les traducteurs de Salman Rushdie, les caricaturistes de Charlie Hebdo, des professeurs comme Samuel Paty…, des personnes souvent choisies parce qu’elles usaient de la liberté d’expression garantie par nos constitutions.
Chaque fois, il s’est trouvé de bons esprits pour expliquer qu’un tel degré de violence s’expliquait par une folie paranoïaque, que les tueurs étaient des déséquilibrés en perdition, plutôt que des meurtriers calculateurs.
Opposer folie et raison n’a pas de sens. Le fanatisme religieux est inséparable du politique dans un contexte mondialisé qui voit des Etats comme l’Iran ou l’Afghanistan en conflit avec l’Amérique et ses alliés. Les rapports entre ces pays et l’Otan sont marqués par des sanctions économiques et par des guerres ̶ qui, pour avoir eu lieu à l’extérieur de nos pays ont bien eu lieu.
La violence impitoyable des assassins ne saurait pourtant être excusée par ces agressions qui ne suffisent pas à expliquer qu’on décapite un professeur, qu’on massacre les spectateurs d’un concert, ou qu’on poignarde un écrivain 30 ans après la parution d’un roman que l’auteur de l’attentat n’a sans doute jamais lu. Il se peut que la santé mentale des exécutants soit fragile, mais ce ne sont pas eux qui ont inventé les motifs et les moyens de leur passage à l’acte. Ce sont d’abord des idées qui veulent faire taire Salman Rushdie et derrière les idées les pouvoirs étatiques ou religieux qui soutiennent l’assaillant. La première réaction du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Téhéran est une approbation et une menace « En insultant les choses sacrées de l’islam et en franchissant les lignes rouges de plus d’un milliard et demi de musulmans et de tous les adeptes des religions divines, Salman Rushdie s’est exposé à la colère et à la rage des gens ».
On peut aussi s’interroger sur le drôle de climat qui règne en Occident. L’idéologie de la petite minorité extrémiste se nourrit de l’humiliation d’une stagnation économique et culturelle qui dure encore dans des régions entières du Proche et du Moyen Orient. Cette situation a conduit des populations à s’exiler alors même que leurs pays avaient retrouvé leur indépendance. Paradoxe de ces situations postcoloniales voulues par ceux qui s’en disent victimes !
De Polyeucte l’exalté à Brassens le sceptique
La culture européenne a elle-même longtemps cultivé l’admiration pour ceux qui risquaient leur vie dans des causes religieuses ou politiques. Quand j’étais au lycée, on étudiait encore Polyeucte de Corneille.
Polyeucte, prince arménien, est marié à Pauline, la fille du gouverneur romain, qu’il aime profondément. Tout juste baptisé et éclairé par une révélation soudaine, il décide de « braver l’idolâtrie » et de briser les statues d’un temple romain. Cette action aura des conséquences tragiques jusque sur son entourage puisque sa femme et son beau-père se convertissent et risquent à leur tour d’être mis à mort. On nous invitait en classe à choisir entre le prosélytisme véhément de l’exalté qui recherche une mort en martyr et la tolérance généreuse de son rival, Sévère, qui approuve « que chacun ait ses dieux, (et) qu’il les serve à sa mode ». Des lycéennes qui rêvaient d’héroïsme choisissaient parfois le radicalisme de Polyeucte.
Le Polyeucte de Donizetti dans Les Martyrs
Certes, alors que l’islamiste sacrifie la vie des autres, Polyeucte n’était coupable d’aucun crime de sang, mais ses discours enflammés invitaient le peuple à la révolte, menaçant l’ordre public et la possibilité d’entretenir des rapports paisibles avec ses semblables.
En fait, peu importait la cause. Ce qui séduisait les lycéennes enthousiastes c’était l’engagement de qui sacrifiait sa vie à une histoire plus grande que la sienne. Nous étions encore proches de la deuxième guerre mondiale : les attentats des résistants, dénoncés pendant l’occupation comme « terroristes », étaient admirés comme des manifestations de courage qui avaient redonné de l’espoir au pays. Sainteté et héroïsme se confondaient. Polyeucte pouvait incarner cet élan qui fait tout risquer pour une croyance.
J’ai l’impression qu’on n’ose plus, dans les lycées, lire cette pièce ambiguë et Polyeucte serait considéré en 2022 comme un fanatique briseur de statues (peu différent des talibans qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân).
Brassens a très bien mis en vers les raisons de se désengager (il pensait plutôt aux rapports entre monde communiste et monde capitaliste):
Mourir pour des idées L’idée est excellente Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue Car tous ceux qui l’avaient Multitude accablante En hurlant à la mort me sont tombés dessus […]
Or, s’il est une chose Amère, désolante En rendant l’âme à Dieu, c’est bien de constater Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente
Les Saint Jean bouche d’or Qui prêchent le martyre Le plus souvent d’ailleurs, s’attardent ici-bas Mourir pour des idées C’est le cas de le dire C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas
Dans presque tous les camps On en voit qui supplantent Bientôt Mathusalem dans la longévité J’en conclus qu’ils doivent se dire En aparté, « mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente » […]
Encore s’il suffisait De quelques hécatombes Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât Depuis tant de « grands soirs » que tant de têtes tombent Au paradis sur terre, on y serait déjà
Mais l’âge d’or sans cesse Est remis aux calendes Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez Et c’est la mort, la mort Toujours recommencée, mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente D’accord, mais de mort lente [… Les paroles complètes sont en ligne]
Contre l’indifférence
Quelle qu’ait pu être la cruauté des guerres de religion qui l’ont déchirée, l’Europe du 21e siècle inclut aujourd’hui tous ses citoyens sans discriminations dans une communauté fondée sur des bases politiques qui se passent du religieux. Force est pourtant de constater que nous sommes peu nombreux, si on considère la totalité des pays du globe, à estimer que le respect de la liberté d’expression et le respect des minorités sont des valeurs suffisantes pour souder une société ? Nous découvrons, effarés, que nos idées jugées d’un néocolonialisme arrogant s’exportent mal. Et même en Europe… Les musulmans français dans leur immense majorité sont des gens paisibles, mais parmi ces millions de Français et d’exilés, se trouvent des fanatiques résolus que des réseaux sociaux mondialisés aident à trouver ce que, et qui, ils pourront détester.
Et puis, où s’arrête le soupçon qu’inspire le sacré à la majorité des Français ? Au religieux ? Le rejet des passions identitaires ne touche-t-il pas aussi des entités laïques, la Patrie, la République, l’Europe… que notre pays cosmopolite et individualiste considère, elles aussi, avec suspicion ? Qu’on les appelle fanatisme ou idéologie, les mêmes élans ne sont-ils pas derrière l’expérience religieuse et l’expérience politique ?
Notre méfiance devant toute croyance se constate à la distance qui se creuse avec le nationalisme ukrainien. Jusqu’où comprenons-nous l’abnégation avec laquelle la majorité de ce peuple est prête à sacrifier sa vie pour défendre son droit à une Ukraine indépendante ? Jusqu’où partageons-nous la conception du sacré inhérente à l’idée de patrie ? Plus médiocrement, comment se passera l’hiver quand il faudra se débrouiller sans gaz russe ?
Que nous reste-t-il pour nous préserver de l’indifférence ? Même si je doute que la lecture des ouvrages de Voltaire nous rende le courage intellectuel de l’engagement, j’admire ses combats aux côtés des victimes de l’intolérance et son analyse des causes du fanatisme :
« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. […] Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique […] »
« Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant- goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. »
Voltaire ne s’est pas borné au travail critique sur cette « maladie ». Avec fougue, empathie et ténacité, il s’est engagé, a risqué sa liberté pour obtenir par exemple la réhabilitation du protestant Jean Calas (1698–1762) accusé du meurtre de son fils Marc-Antoine et mis à mort de façon atroce, prétendument parce que celui-ci voulait se convertir au catholicisme .
A Paris, Ville (des) Lumière(s), l’ombre d’une lâcheté
Puisse le Voltaire de l’affaire Calas, nous convaincre de ne pas nous réfugier dans la neutralité sceptique. Quelles que soient la complexité, l’absurdité et la cruauté du monde, il nous faut apprendre avec Voltaire à défendre sans hésiter la liberté d’expression. En 2020, quelques vandales avaient dégradé sa statue, installée tout près des quais de la Seine sur le flan de l’Académie française. Bien que le chapitre de Candide qui dénonce l’esclavage soit sans équivoque, Voltaire à leurs yeux était coupable de n’avoir développé aucun programme politique de sortie de l’esclavage et d’avoir placé des capitaux dans les bateaux négriers (calomnie, selon les historiens. Ses accusateurs n’ont fourni qu’une lettre dont l’authenticité n’est pas établie à l’appui de leur thèse). Sous couvert de “combat décolonial”, ces censeurs s’emploient à effacer la figure de celui qui a contribué de façon décisive à la délégitimation de l’esclavage à une période où cela n’allait pas de soi.
La Mairie de Paris avait retiré la statue, officiellement pour la nettoyer. Deux ans plus tard, elle s’apprête à la cacher derrière les grilles de l’ancienne faculté de médecine. Le socle du square Honoré Champion restera vide.
Socle vide de la statue de Voltaire, square Honoré Champion
Les responsables de la Mairie de Paris auraient-ils honte des Lumières ? Auraient-ils peur de ceux qui se disent offensés pour mieux s’en prendre à la liberté et à la tolérance ? Quand Voltaire sera caché pour éviter tout dissensus, c’est un des symboles culturels qui rend notre pays désirable qui aura été affaibli.
Bibliographie succincte
Brassens « Mourir pour des idées », google.com/search ?q=brassens+mourir+pour+des+idées+paroles&oq=brasse&aqs=chrome.1.69i59l2j69i57j0i433i512j46i175i199i433i512j46i131i175i199i433i512l3j46i175i199i433i512l2.7019j0j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8
Dion, Jacques, 2022, « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous », Marianne 11 au 17 août 2022.
Ehrard, Jean, 2008, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versailles.
Ajaccio est une ville agréable, un peu moins attachante que Bastia, mais qui possède un musée étonnant pour une île restée longtemps à l’écart d’une accumulation de richesses permettant à des mécènes d’émerger.
Au musée
Dans la chaleur étouffante de la canicule, les touristes avancent lentement le long de la rue Fesch : encore une fois les boutiques, les robes, les maillots de bains! Encore une fois se traîner harassés dans les commerces de souvenirs corses garantis d’Extrême-Orient, traverser la rue brûlante jusqu’à la boutique d’en face. Les conversations se réduisent à des « Vous avez vu cette chaleur ! C’est insupportable. Il n’a jamais fait si chaud ! Ça ne peut pas durer ! ». ».
Au musée Fesch, en revanche, la climatisation fait merveille et à travers les fenêtres tamisées, les silhouettes floues des grands bateaux retrouvent leur charme.
Les navires depuis la galerie du musée Fesch
Pourtant, il n’y a pas grand monde alors que le musée est un des plus grands de France. La passion – et la situation familiale- de Joseph Fesch, oncle de Napoléon et son aîné de six ans, (1763-1839) lui ont permis d’acquérir quelques milliers de toiles et de sculptures, italiennes pour l’essentiel. Joseph Fesch, chassé de Corse par les paolistes, était entré dans l’intendance militaire de l’armée d’Italie comme garde magasin, puis a été bientôt nommé commissaire des guerres par son neveu Bonaparte. Chaque armistice s’accompagne de lourdes contributions de guerre en argent ou en nature. Et c’est le commencement d’une fortune qui lui permet d’acquérir un hôtel particulier à Paris construit par Nicolas Ledoux et surtout d’amasser une prodigieuse quantité d’œuvres d’art. Par ailleurs, le cardinal s’est offert une fin paisible en défendant le pape contre son neveu.
Le musée est connu pour ses primitifs italiens auxquels le cardinal s’est intéressé bien avant que ces peintres soient à la mode. Même si la collection a été largement dispersée après sa mort, il reste des merveilles du temps où la peinture ne se voulait pas encore le miroir de l’homme :
Mariotto di Nardo. La Pentecôte. Détail
J’aime ces personnages encore raides, ces tableaux où la géométrie des mains dit plus que l’expression des visages,
Niccolo de Tomasso. Mariage mystique de sainte Catherine entre saint Jean-Baptiste et saint Dominique (détail)
J’aime l’impression d’un écart qui se réduit entre le réel et sa représentation jusqu’aux lignes souples de Giovanni Bellini et de Botticelli.
Bellini. Vierge à l’enfantBotticelli. Vierge à l’enfant soutenu par un ange. Détail
Maintenant, nous déambulons au milieu d’une enfilade de vierges à l’enfant. La thématique monotone de l’art chrétien du 17e me fatigue aujourd’hui, la douceur des visages de mères inclinés vers des bébés, sans parler des têtes de vieillards, apôtres, philosophes, évangélistes… se ressemblant toutes.
Et cette rhétorique pieuse qui souligne les leçons édifiantes par de grands gestes !
Index didactique si le fidèle est distrait
Enfin, j’arrive à un tableau un tableau qui m’arrache à l’art avec un grand A. Je ne sais plus s’il est bien ou mal peint. Je n’ai plus de repères tant il refuse l’art installé. Il néglige les conventions formelles (chromatisme sans nuance, formes aplaties, contre-plongée sans arrière-plan, composition symétrique) et surtout, il s’oppose aux sujets de l’époque.
L’Inappétence de la chouette ou La Tentation de la chouette
Deux groupes entourent une chouette perchée sur le rebord d’une assiette : à gauche, un chien monté sur une chaise lui tend peut-être de la viande piquée au bout d’une petite broche ; à droite, un chat, lui aussi juché sur une chaise qui sert d’escabeau branlant, rivalise avec le chien en offrant du pain ; en dessous, un oiseau se charge d’un verre de vin. Les têtes et les corps des animaux sont réalistes, bien que les pattes soient humanisées, ce qui leur permet de tenir fermement les fourches. D’autre animaux ont un rôle mystérieux. Un lapin contrôle les mouvements du chien à l’aide d’une corde et une sorte de lézard dirige l’oiseau, lui aussi entravé par une corde. Dans un coin, un autre lapin et une oie sont habillés. Quelles que soient les espèces, les animaux ont un air de famille. Leurs yeux fardés et leurs dos cerclés de noir unifient la composition.
Plus bas, trois nabots difformes. Sont-ils les ordonnateurs d’une cérémonie sacrilège d’offrande de nourriture ? Le nain de gauche menace le chien d’un balai. Les animaux ouvrent le bec ou la gueule pour haranguer la chouette, ou pour vanter la qualité des mets proposés.
L’Inappétence de la chouette
Et la chouette, bien au centre de la composition, la seule de face, qui nous regarde ? Elle n’est ni gaie, ni triste. Impavide.
J’approche : c’est une œuvre du « Maître de la fertilité de l’œuf ». Cette désignation saugrenue réjouit, mais n’éclaire rien. Ce n’est pas une identité et il n’y a semble-t-il pas d’œufs dans l’œuvre exposée à Ajaccio.
Le message se dérobe. Tant de détails sont incompréhensibles : les deux groupes de tentateurs sont-ils complémentaires ou s’affrontent-ils et dans quel but ? Cette chouette qui ne succombe pas à la tentation, est-elle une incarnation de la sagesse, comme le voudrait son statut d’attribut d’Athéna ? L’oiseau est-il un précurseur d’une écologie radicale plaidant pour la sobriété ? Et pourquoi pas une incarnation déchristianisée et blasphématoire du Christ repoussant les offres du malin ?
Le secourable téléphone n’est pas d’un grand secours. Les historiens d’art ont souligné des affinités entre Jérôme Bosch, Brueghel, Pieter van Laer dit le Bamboche et ce peintre inconnu, leur héritier tardif, qui viendrait de Bologne. On lui attribue une quarantaine de tableaux loufoques dont la stylisation m’évoque les images de fêtes foraines, les premiers dessins animés ou les automates que l’on offre aux enfants.
J’ai eu beau essayer de l’écrire, l’image résiste aux mots. Elle est d’une efficacité symbolique redoutable au-delà de ce que je crois qu’elle « veut dire ». Comme dans un rêve, j’en éprouve immédiatement la force.