Décidément, je me fatigue vite dans le château de Versailles aux 2300 pièces. Je vais de salle en salle de sculptures, en tapisseries, peintures, dorures et lustres, entassés pour en mettre plein la vue aux visiteurs. A peine me retient l’horreur des lits d’apparat où les reines accouchaient et mouraient en public.


Mais bien sûr, je trouve mille choses attirantes au château. Je croyais que c’était la troisième République qui avait forgé, par-delà la coupure de la Révolution, l’idée d’une continuité entre l’Ancien régime et la République, l’image d’une France millénaire et je créditais la République de l’invention de symboles patriotiques comme Charles Martel. Je découvre que la galerie des batailles racontait déjà la même histoire. Or, elle a été voulue par le roi Louis-Philippe (1773-1850), qui, il est vrai, était l’homme de la réconciliation, un partisan de la Révolution dans sa jeunesse, qui n’avait pas levé les armes contre la République et qui avait adopté le drapeau tricolore quand on lui offrit le trône en 1830 après la chute de Charles X. Ce libéral avait surtout fait quelques pas en direction du parlementarisme…. Sur 120 mètres de long, est exposé en 33 tableaux immenses, d’un côté de la galerie, le passé monarchique ; en face, les victoires de Masséna et de Moreau et la geste de Napoléon jusqu’à Wagram. Le roi Louis-Philippe inventait le musée d’une France réconciliée par ses exploits militaires.
C’est une autre grande scène, que je veux évoquer aujourd’hui, Le Repas chez Simon le Pharisien de Véronèse, accroché dans le Salon d’Hercule, près du Grand Appartement du Roi.

Le Repas chez Simon le Pharisien . Paul Véronèse.
http://www.versailles3d.com/fr/au-cours-des-siecles/xxe/1997.html
Le tableau a été peint pour un réfectoire monastique de Venise avant d’être offert à Louis XIV en 1664, par les sénateurs soucieux de s’assurer du soutien militaire de la France contre les Turcs. Le peintre aimait à représenter ces décors fastueux où des convives absorbés par leur conversation semblent complètement indifférents à ce qui devrait être l’essentiel, le Christ et la femme blonde qui lui essuie les pieds avec ses longs cheveux.

Le Repas chez Simon le Pharisien . Paul Véronèse. Détail.
Le christianisme condamne sévèrement les plaisirs de la chair et pourtant offre en exemple de belles pécheresses, qui apparaissent à tout bout de champ dans la vie de Jésus. L’art du récit abrupt que pratiquent les évangélistes m’enchante. Luc met en scène le pharisien qui se scandalise devant le spectacle: « Si cet homme était prophète, il connaîtrait qui et de quelle espèce est la femme qui le touche, il connaîtrait que c’est une pécheresse. » Jésus prit la parole et lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à te dire » – « Parle, Maître », dit-il. « Un créancier avait deux débiteurs ; l’un lui devait cinq cent pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce de leur dette à tous les deux ? Lequel des deux l’aimera le plus ? Simon répondit : « Je pense que c’est celui auquel il a fait grâce de la plus grande dette ». Jésus lui dit : « Tu as bien jugé». Et, se tournant vers la femme, il dit à Simon : « Tu vois cette femme. Je suis entré dans ta maison : tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds, mais elle, elle a baigné mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser, mais elle, depuis qu’elle est entrée, elle n’a pas cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n’as pas répandu d’huile odorante sur ma tête, mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. Si je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu, montre peu d’amour ». Il dit à la femme : « Tes péchés ont été pardonnés ». Les convives se mirent à dire en eux-mêmes : « Qui est cet homme qui va jusqu’à pardonner les péchés ? ». Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix ». (Luc 7, 36-50).
Circulez, il n’y a rien à voir. L’attitude de la pécheresse est une attitude de soumission. Le geste un geste de pardon. L’amour, une union mystique, la leçon, une parabole de l’amour divin promis à ceux qui se repentent, celle-là-même que proclament les angelots : « Il y a de la joie dans le ciel pour un pêcheur faisant pénitence ».
Pourtant Véronèse a donné une chair si lumineuse, une chevelure si voluptueuse à cette Marie penchée sur les pieds du Christ qu’il invite le spectateur aux fantasmes romanesques. J’entends les chuchotements de la pécheresse : « Tu es ma vie, mon amour, mon agneau et mon grand amour. Je chéris ton corps. J’aime jusqu’au dernier de tes orteils. Je voudrais faire l’amour avec toi, sentir le poids de ton corps sur le mien, me perdre dans ton odeur. Je voudrais veiller sur ton sommeil ».
Le Christ ne refuse ni le parfum coûteux répandu sur ses pieds, ni les cheveux blonds, ni les baisers, mais il n’écoute pas le murmure de la femme. Il regarde un homme, un disciple peut-être, ou le maître de maison, et sa main qui est dirigée vers la jeune femme la désigne d’un grand geste théâtral qui la tient à distance comme s’il ne voyait dans la beauté blonde qu’une occasion de réfléchir sur la vie et de proférer une leçon.