Le voyage en Orient

 …. au temps du tourisme de masse

Montgolfières à Göreme

Montgolfières à Göreme

Pourtant c’est par une journée perdue dans les aéroports que tout a commencé : nous avons décollé de Paris vers 11 heures, pour atterrir vers 15 heures à Antalya et repartir au soleil couchant pour Istanbul deux heures plus tard ; une journée perdue puisqu’il faut bien remplir nos 27 sièges dans les charters low-cost, nos 27 chambres d’hôtel, nos 27 places de restaurants qui doivent se correspondre parfaitement.

La Turquie a d’abord été un paysage de montagnes sombres à contre-jour, puis une plaine côtière totalement couverte de serres et d’immeubles. Nous avons débarqué dans l’énorme aéroport international d’Antalya où les guides attendaient leurs groupes en agitant des pancartes. Nous avons fait connaissance du groupe en patientant avant de repartir pour Istanbul. Une majorité de post-cinquantenaires plus ou moins affaissés pour seulement deux couples d’une trentaine d’années. Au programme, une semaine de vie en commun et les principaux sites de ce pays.

À l’arrivée à Istanbul, l’obscurité était déjà complète. Un car nous a trimbalés depuis l’aéroport jusqu’à une rue en travaux qu’il a fallu descendre en traînant nos valises. Le guide avait prévenu que l’hôtel était mal situé en accusant le tour opérateur de ne pas tenir compte des avis des gens du terrain. De fait, le vieux Bertrand a trébuché dans la pente et un quatuor fatigué s’est indigné d’être mal traité. Une fois dans l’hôtel, on s’est rendu compte qu’un des ascenseurs était en panne. J’ai découvert  à cette occasion le ton interjectif du touriste de groupe et ses phrases furieuses.

Assos a été le premier de quatre hôtels plus ou moins modernes. L’équipement était vieillot, les chambres petites et sombres. Mais nous logions en pleine ville et le restaurant du dernier étage offrait une vue splendide sur la mer (Bosphore ou Corne d’Or), plaçant Istanbul dans la famille des villes marines : le matin, nous avons vu défiler dans la brume des bateaux de toute taille, de la barque au porte-conteneurs. Certes, au premier plan, il y avait les lignes horizontales des toits d’immeubles quelconques. Bétonnés, gris, ils occupaient sans grâce tout le premier plan, mais au loin les silhouettes bleuâtres des bateaux baignaient dans une lumière mystérieuse et les mouettes et  les goélands remplissaient l’air de leurs cris.

Bateaux  sur le Bosphore

Bateaux sur le Bosphore

À Göreme et à Antalya, nous habiterons des complexes plus modernes, environnés par des immeubles à touristes du même type. Dans ces lieux – bizarrement, le mot « banlieues » ne s’emploie pas pour désigner les accumulations d’hôtels de bords de mer ou d’alentours de sites où l’on nous entasse loin des villes – il n’y a plus de rues normales. Il est impossible de marcher sur un trottoir et d’y croiser des gens ordinaires, des écoliers, des ménagères, des employés, de jeter un œil sur la Turquie réelle, sinon, à la dérobée, en ouvrant grand les yeux quand le car nous emmène de l’hôtel aux monuments à visiter.

Les WC de notre chambre disposent de ce que notre fils appelle un robinet à  « la japonaise », accessoire qui distingue le torche-cul occidental de papier et les procédures orientales qui font intervenir l’eau, manière nettement plus douce et efficace. À ce propos, si l’entrée dans la modernité se mesure à quelques indices, le recul des WC à la turque dans les régions touristiques en est peut-être un.

Nous n’aurons pas à apprendre comment déjeuner à la turque. La nourriture est passe-partout car il ne faut pas qu’un dépaysement culinaire trop violent puisse nous heurter. La seule couleur locale est le bon goût des yaourts, et les olives. Pas de petit déjeuner sans olives. Pour le reste, notre voyage suppose d’aller manger dans des restaurants gigantesques où une armée de garçons est capable de servir 500 repas en une demi-heure. Évidemment, les mezze sont médiocres. Idem pour les cafés turcs essayés dans les comptoirs de station service.

Trafic routier dans Istanbul : la circulation  est dense, surtout constituée par des voitures allemandes et japonaises : Mercedes, BMW, Volkswagen, Toyota… quelques vieilles Renault.

Le conteur d’histoires

 

Dès le première rencontre, le guide Remzı nous a appris la politesse. Quand il est entré dans le car et qu’il a dit « Bonjour », quelques voix ont murmuré une réponse. Il a repris plus fort « Bonjour ». À la troisième reprise, nous avons hurlé en chœur « Bonjour ! », alors il nous a fait cadeau de la traduction turque « Günaydın! »

Chaque matin, il vérifiera que les Français malpolis que nous sommes ont compris la leçon. Plus généralement, Remzı nous tient à l’œil. Le silence doit régner lorsqu’il parle. Tout aparté donne lieu à des regards furieux. Toute question à laquelle il a déjà été répondu entraîne des reproches sur notre absence de concentration. Il sera difficile de plaider qu’on bavarde parfois autour de ce qu’il nous a dit. J’ai plutôt pitié de lui parce que je me souviens du sentiment d’humiliation et de remise en question des collègues enseignants victimes de bavardage. Mes compagnons sont plus sévères et grommellent qu’on n’est pas là pour recevoir des réprimandes d’enfants.

Plutôt que de nous faire des exposés bien organisés, Remzı nous raconte des histoires. Il donne l’impression de traverser les époques avec désinvolture – exactement comme notre bus qui passe d’une basilique à un grand bazar.

Il énerve prodigieusement les touristes de bonne volonté  – il y en a – qui voudraient revenir en ayant mémorisé les noms des envahisseurs qui ont déferlé sur la Turquie, en ayant compris les principes de l’architecture byzantine ou appris quelque chose sur les performances économiques et les institutions politiques actuelles du pays. Ce n’est pas Remzı qui fera le tour des œuvres des grands hommes de la période hellénistique ou qui rafraîchira nos souvenirs de Thalès et de Pythagore, qui situera la philosophie d’Héraclite, d’Anaximandre ou d’Anaxagore. Lorsqu’il évoque Diogène c’est pour pouvoir conter l’histoire bien connue de sa rencontre avec Alexandre le Grand. Le roi n’était pas  encore l’Alexandre de la légende, mais il était déjà craint des Grecs et c’est en homme tout puissant qu’il avait demandé à rencontrer Diogène. « Je suis Alexandre avait-il dit, demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai. » Et Diogène de répondre : « Ôte-toi de mon soleil !»

Avec Remzı, la moindre anecdote dure une demi-heure. Son charme tient à sa façon hésitante de chercher ses mots, à son goût des digressions, aux précisions souvent un peu désabusées dont il assaisonne le récit d’histoires quelconques qui deviennent passionnantes.

Le troisième jour, à l’heure de la sieste, pendant que le car roulait vers Ankara, il a évoqué ses débuts au lycée Galatasaray et les dialogues de la méthode Voix et Images de France qu’on lui faisait répéter : Monsieur Thibaut est ingénieur. Il habite Place d’Italie à Paris (que vient faire l’Italie en France ? se demandait le jeune Remzı).

– « Oui, au numéro 10 au 4e étage. »  (Je ne suis plus très sûre du numéro).

–   « Où est l’appartement de Monsieur Thibaut ?

– Il est au quatrième étage; »

A suivi une longue parenthèse sur l’ahurissement d’un élève de onze ans à qui on dit que Thibaut se prononce Ti-bo alors qu’il pratique le turc réformé dont l’orthographe toute récente est bi-univoque. Pourquoi Ti-bo et pas Ti-ba-out ? De fait, depuis le début du voyage nous collectionnons les noms empruntés au français réécrits dans une belle orthographe transparente comme kuaför = coiffeur, şöfaj = chauffage,  ou asansör = ascenseur.
KouaförSC01844

Les élèves de cette classe ont fini par s’habituer à l’orthographe déconcertante du français au fil des aventures de la famille Thibaut, tant et si bien que la plupart ont débarqué vers quinze ans en France pour un voyage linguistique. Miracle, la place d’Italie existait. Ils se sont précipités. La famille Thibaut qui leur avait si longtemps tenu compagnie habitait-elle encore au numéro 10 ? Ils ont guetté anxieusement les fenêtres du 4e  étage. Les rideaux ont bougé. Non, rien. Le concierge les a regardés d’un drôle d’air. Finalement ils sont repartis un peu déçus.

L’année suivante, un camarade plus jeune est arrivé à son tour à Paris. Secrètement amoureux de Catherine, la fille de Monsieur Thibaut, il s’est montré plus hardi et est entré dans l’immeuble. Mais l’histoire d’amour s’est achevée là. Catherine avait déménagé. C’était écrit sur la loge du concierge, lassé des coups de sonnette de tous les utilisateurs de la méthode : Les Thibaut n’habitent pas à cette adresse.

Remzı est un conteur, et non un professeur. Marianne l’appelle Shéhérazade. Ça tombe bien. J’aime qu’on me raconte des histoires et qu’importe si celle-ci n’est pas de lui, mais du centre de formation des guides.

Nous revisitons nos petites mythologies avec la vie du roi des Phrygiens, Midas, qui avait reçu de Dionysos le don de transformer tout ce qu’il touchait en or et s’en est vite repenti lorsqu’il voulut se mettre à table et que le pain et la viande se changèrent en un métal immangeable. Il était bien malheureux et retourna voir Dionysos qui accepta de le délivrer. Il lui suffirait de se laver dans le fleuve Pactole en Lydie. Midas fut délivré et le fleuve se remplit de paillettes d’or. « Pactole, vous savez ce que ça veut dire ? » C’est seulement alors que Remzı nous explique que les Lydiens, dont le pays était traversé par ce fleuve aurifère, ont été les inventeurs des pièces de monnaies utilisées ensuite dans toute la Méditerranée. Le même Midas fut amené à trancher dans la rivalité qui opposait Pan, dieu des bergers à Apollon lors d’un concours de musique. Midas eut le malheur de préférer Pan et Apollon, rancunier – tous les dieux grecs l’étaient- – transforma ses oreilles en oreilles d’âne ! Pour dissimuler son infirmité le roi portait jour et nuit un bonnet conique maintenu par deux bandeaux noués sous le menton. Hélas, le coiffeur qui le rasait et qui coupait ses cheveux voyait régulièrement ces oreilles grotesques. II lui était bien sûr interdit d’en parler sous peine de mort. Or son mutisme lui pesait. Un jour, n’y tenant plus, il creusa un trou sur le bord d’une rivière et lui confia son secret. Peu après, des roseaux poussèrent à cet endroit ; agités par la brise, ils répétaient à tous les échos la phrase : « Le roi Midas a des oreilles d’âne. »

Le bonnet devint l’emblème des esclaves libérés avant d’être repris pour symboliser la République française.

J’ai dit à Remzı : « Pardonnez-moi mon ignorance. Je croyais visiter les confins du monde occidental et je suis émerveillée de réaliser combien notre civilisation – celle de mes livres de classe – s’est bâtie sur le sol turc. Avant l’Empire ottoman, avant même Byzance, les inventeurs de l’alphabet étaient là, puis tout le monde grec avec ses philosophes, ses mathématiciens, ses villes célèbres jusqu’aux mondes barbares que les navigateurs exploraient. Tout le christianisme originel. C’est là que Saint Paul a écrit ses épîtres les plus fameuses et vous dites que Marie a vécu près d’Éphèse. Votre peuple est autant que le nôtre le résultat des civilisations de tous les peuples qui ont fréquenté cette terre. Quel effet est-ce que cela fait de se sentir le résultat d’un tel mélange ? »

Il a répondu « Détrompez-vous ! Nous, les Turcs nous avons une identité simple : une langue et une religion ». J’aurais voulu lui dire que ce n’était pas si mal les croisements. Je me retiens car ce Turc sait mieux que moi toutes les couches d’histoire qui constituent son pays. Et après tout, c’est lui (et non moi) qui a voulu faire l’expérience de l’écart en vivant de ses rapports avec les Français. L’identité est un récit, pas un travail d’archéologue…. Et nos récits sont un art incroyable de faire du sens avec n’importe quoi. Ainsi avec le bonnet phrygien qui coiffait le roi Midas et dont nous affublons la Marianne républicaine. Ce bonnet est entre les mains de qui veut relire l’histoire de nouvelle façon. Et qu’on n’aille pas parler de contresens. C’est du sens tout simplement !

 

Mais les récits turcs sont inquiétants à écouter : la vieille France apprend tant bien que mal à faire cohabiter ses occupants. La Turquie dé-cohabite et traite mal ses minorités.

Remzı est sourcilleux quand il s’agit d’Occident. Les guerres du XXe siècle ne sont pas oubliées et il revient plusieurs fois sur le dépeçage occidental de l’Empire ottoman, oubliant que le dit empire était déjà bien décomposé. Il dénonce l’occupation étrangère de 1919, mais néglige les siècles d’occupation musulmane dans les Balkans. Toujours la mémoire, l’identité.

L’un de nous s’inquiète des entorses faite à la laïcité. Il répond que les femmes turques pieuses pouvaient se plaindre avec raison qu’on ne les respectait pas dans le système d’Ataturk. J’évoque le pianiste Fasil Say traîné devant la justice pour blasphème. Il me reprend sur mes approximations : l’accusation est celle d’ « insulte aux valeurs de la religion musulmane » après que Fasil Say a publié sur son compte Twitter des messages provocateurs. « Est-ce qu’en France nous ne poursuivons pas ceux qui insultent les Juifs ? »

Après cet échange, nous décidons prudemment de ne pas évoquer le  génocide arménien, les Kurdes et de façon générale toutes les minorités que la diversité des visages fait pressentir dès qu’on est dans la rue. À peine pourtant aurons-nous droit aux Gaulois, ces Galates qui ont envahi entre le IIIe et le IIe siècle avant Jésus-Christ  toute la partie de l’Asie Mineure baignée par la mer Égée, depuis la Troade jusqu’à la Carie, ont fini par s’installer dans la partie nord de la Grande Phrygie, et se mêler à la population du pays.

Remzı compare volontiers les situations économiques et sociales en France et Turquie avec des commentaires qui ont vexé plusieurs membres du groupe sur les conditions de vie parisiennes dont il ne voudrait pas. « À Istanbul on estime (dit-il en oubliant sûrement les quartiers pauvres) qu’on a besoin de 130 m2 pour vivre à trois ».  Et il se moque de la taille des appartements parisiens. Bien des discours sont adressés à ces demeurés de Français qui croient qu’ils viennent visiter un pays sous-développé et qu’il entend bien renvoyer chez eux un peu rééduqués. Par petites touches, mais constamment. On finit par comprendre ce qui fait le succès du gouvernement d’Erdoğan, la réussite économique et une redistribution qui a permis de tripler le revenu moyen de la population, de créer une vraie sécurité sociale, un système de retraites et cette prospérité est à la base de la nouvelle fierté des Turcs. La Turquie prend sa revanche sur le XXe siècle.

Les remarques aigres se poursuivent sur les achats que nous ne faisons pas. Vu la modique somme versée pour ce voyage, nous devrions acheter tapis, bijoux et cuirs en guise de remerciements. Les Français sont mesquins. De vrais grippe-sous à moins qu’ils ne soient devenus de pauvres hères plus miteux que les migrants d’Anatolie et dans ce cas on se demande pourquoi la Turquie leur offre ces voyages !

La dernière critique s’adressera à Evelyne qui propose de lui envoyer le catalogue du département des Arts de l’Islam qui vient d’ouvrir au Louvre. Il répond sèchement que ce département est plein de pièces volées et qu’il attendra leur restitution. Volontairement offensant, certes. Cependant il met le doigt une fois de plus sur l’ambiguïté des relations entre les Occidentaux et les pays d’origine. Il doit bien y avoir un collectionneur qui a acheté les céramiques et les bas-reliefs exposés, mais la Turquie a sûrement raison de réclamer son patrimoine. Les objets auraient sans doute été volés par des collectionneurs privés et n’auraient peut-être pas été conservés dans de bonnes conditions, mais le temps des conquêtes est fini et la Turquie a ouvert des musées magnifiques… On en sortira peut-être en remplissant nos musées de copies. Pour moi, je suis prête à troquer l’émotion supposée différente ressentie devant l’original et devant la copie pour un rapport moins extatique. Nous ne savons pas trop ce qu’est l’œuvre authentique : la Joconde jaunie ou la Sixtine colorisée ? La blanche Vénus de Milo, ou les noires gargouilles dix-neuvième de Notre Dame ? Puisque les faïences d’Iznik ont été produites en série… je ne vois pas ce que l’on perdrait à exposer des copies et à rendre les originaux.

Il est de tradition à la fin du voyage de faire une quête pour le guide et le chauffeur. Il y a peu d’argent pour Remzı. Les gens lui en veulent d’avoir été si souvent désagréable avec ceux grâce à qui il gagne sa vie et d’avoir présenté son pays avec davantage de nonchalance romanesque que de précision académique. Pour dissimuler ce maigre résultat, nous décidons de donner une seule enveloppe. Remzı la remet au chauffeur sans l’ouvrir en nous disant qu’il procédait ainsi quand il n’y avait qu’une enveloppe. Est-ce une consigne du voyagiste ? Est-ce un reproche personnel ?

L’un dans l’autre, c’était un sombre compagnon et il est difficile de savoir ce qui lui pesait le plus : la monotonie des tours ? Le côté prévisible de nos réactions ? Son rôle de voyageur commercial obligé de rabattre les visiteurs dans les grands magasins qui le subventionnent et qui sait trop bien qu’on murmure dans le car que des marchands trop souriants y grugent les visiteurs ?

Les chats

Il y a quelques mois, j’étais allée déjeuner chez J. qui m’avait raconté son enfance en Turquie, au pays des chats affamés. Dès qu’elle avait eu six, sept ans, on l’avait envoyée chez le boucher. La fenêtre et la porte de la boutique étaient fermées et des rideaux de perles ajoutaient un peu d’ombre. Des dizaines de chats désespérés s’y accrochaient en miaulant. Quand J. quittait la boucherie avec son filet rempli de viande, une grappe de chats la suivait et les plus hardis n’hésitaient pas à l’attaquer en s’accrochant à ses jambes pour essayer d’atteindre la viande convoitée. Ils lui donnaient l’impression qu’ils la déchiquetteraient si elle tombait dans la rue. D’ailleurs, on lui avait dit qu’un sultan, Mehmed V, avait déporté des chats et des chiens errants sur un îlot de l’archipel des Îles aux Princes de la mer de Marmara. Il était interdit de tuer les animaux qui envahissaient la ville, on les avait donc « déplacés ».  Ne pouvant s’échapper, privés de nourriture, ils avaient fini par s’entre-dévorer jusqu’au dernier…

J’avais voulu défendre les chats : « Qu’est ce qui était le plus effrayant ? La cruauté des hommes ou bien celle des animaux ? » Mais je suis repartie avec des images de griffes luisantes, de crocs enfoncés dans des chairs tendres, de langues râpeuses lapant le sang avec la mine d’un chaton devant un bol de crème. Quand les yeux verts d’un chat me fixaient de leur façon si particulière je ne pouvais m’empêcher de me demander si j’étais une proie envisageable, qui un jour de grande faiblesse serait lacérée, déchirée, digérée. Et j’imaginais les titres de presse : « Elle a fini dévorée par des chats ! »

Istanbul est toujours la capitale des chats, mais, du moins dans le centre ville, la faim ne les taraude pas. Ces chats ne sont pas trop sales et pas du tout farouches. Devant la mosquée de notre rue, des habitants charitables ont déposé des poignées de croquettes qui disparaissent à peine déposées. Il en va ainsi partout où nous allons. Les Turcs plutôt prospères en ce moment sont d’autant plus généreux que les félins plaisent aux touristes. Une loi recommandant la stérilisation des animaux de la rue, la pression démographique du peuple chat et du peuple chien a un peu baissé.

 

On en rencontre quand même à chaque coin de rue et notre groupe de touristes a sans doute ramené davantage d’images félines que de représentations byzantines. Nous nous arrêtons pour photographier qui les chatons de notre petite mosquée, qui le chat de l’Hippodrome en train de faire la sieste, qui ceux de Sainte-Sophie.

trois d'un couple chat roux de la place de l'hippodrome

Certains chats sont des chats à vœux. Il faut qu’on leur glisse un vœu à l’oreille. Si le chat apprécie les friandises qu’on lui offre pour les attirer, il le réalisera. Malheureusement, il est impossible de savoir si le chat choisi est un chat à vœux. Il faut donc essayer avec tous !

Les chiens sont moins nombreux. Mais on en trouve quand même beaucoup qui font la sieste sur les trottoirs tièdes de la ville, en gardant un œil entrouvert pour suivre les gestes des passants. Eux aussi sont à personne et à tout le monde. Lorsqu’un ami des chiens apparaît (Comment font-ils pour savoir à qui ils ont affaire ?) ils se mettent sur le dos, exposent leur ventre pour quémander une caresse et parfois se lèvent pour faire quelques pas en compagnie du passant. Ils ne quêtent rien. Ils offrent leur amitié. Aucun n’a aboyé ; aucun n’a montré les dents ! Personne ne leur a appris la méchanceté.

On dit que le chien est un animal impur en Islam.  Mais  les Turcs semblent tolérants et on peut penser qu’ils le resteront tant qu’ils partageront avec les chiens une même conception des bonheurs de la sieste.

J’aurais voulu demander si ces chiens avaient des noms, mais à qui poser la question ?

Retour à l’islam

Nous sommes réveillés dès 5 h 15 par l’appel à la prière : « Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! J’atteste qu’il n’y a nulle divinité digne d’être adorée sauf Allah ! J’atteste que Muhammad est le Messager de Dieu ». Plus tard, nous serons souvent exaspérés par ces clameurs répétitives, amplifiées et déformées par la sono. Mais ce matin, les vocalises d’un chanteur à la voix pure étaient si sensuelles qu’il nous a émus. C’était comme si nous participions d’une supplique nostalgique que chacun aurait pu adresser à Dieu, ou à la lumière du matin, ou à la seule mélancolie d’exister.

L’islam a été réintégré par l’appareil d’État en tant qu’élément fondamental de l’identité turque.

Les foulards sont partout, dans les villes et à la campagne…. Heureusement, c’est beaucoup plus joli qu’en France. Les voiles sombres ne quittent pas les banlieues et le centre ville est envahie par les porteuses de foulards qui affectionnent les imprimés fleuris, fuchsia ou bleu turquoise, et qui font penser à Audrey Hepburn dans Charade plus qu’à de tristes islamistes.

Sainte Sophie a beau être un musée, des hauts parleurs diffusent l’appel à la prière, mais il s’agit depuis longtemps d’un lieu de friction entre chrétienté et islam. En 1935, Atatürk – au nom de la laïcité – a interdit tout culte en ce lieu. Lorsque Paul VI s’y est mis à genoux lors d’une visite, les autorités turques ont considéré qu’il s’agissait d’un affront. Benoît XVI, plus habile, s’est laissé expliquer en détails par le directeur du “musée” tout ce qui concernait la vieille basilique et ses mosaïques. Lorsqu’il s’est arrêté devant l’espace où autrefois se tenait l’autel, il ne s’est pas agenouillé et on ne l’a pas vu prier, mais il a levé les yeux dans la direction de la mosaïque de l’abside qui représente la Mère de Dieu avec son Enfant. Pour mieux marquer son œcuménisme, il a visité la mosquée bleue où les caméras l’ont montré en gros plan, en train de remuer les lèvres, tandis qu’il se tenait debout auprès du grand mufti d’Istanbul, Mustafa Cagrici, qui priait à voix haute à son côté.

 

De Topkapı au Bosphore

 

Le voile diaphane qui traînait sur le Bosphore lorsque nous déjeunions à sept heures et demie s’est levé, et il fait grand soleil quand nous partons pour Tokpakı. À la Porte du Salut par où l’on entre, Remzı, plaçant ainsi la visite sous le signe de la cruauté ottomane, montre la Fontaine du Bourreau où les janissaires (ou « jardiniers », c’est-à-dire les serviteurs de confiance employés dans le sérail) se lavaient les mains ainsi que leur glaive après une décapitation. Curieux ce palais Topkapi : on ne visite pas le harem sans payer de supplément et cette visite n’est pas prévue dans le programme. Le harem restera donc un fantasme. On peut l’imaginer à travers les tableaux de Delacroix ou d’Ingres : des femmes belles et alanguies, des piscines de marbre, des divans profonds, des coussins et  des tapis. J’ai plutôt en tête une prison où des centaines de recluses n’ont eu d’autre vie que d’attendre le bon vouloir du sultan. Et cela ne change rien de savoir que les sultanes mères avaient souvent de l’autorité. Dans les bordels aussi, les maquerelles commandent les prostituées. Le fond des choses, c’est que les femmes qu’on y enfermait traversaient la vie  avec l’unique destin de plaire à leur époux. Elles n’avaient pas d’autre fonction et d’autre utilité sociale dans la vie.

Un des membres du groupe raconte une histoire

« Comment s’appelle le fait d’épouser plusieurs femmes ?
– La polygamie.
Comment s’appelle le fait d’épouser deux femmes ?
– La bigamie.
Comment s’appelle le fait d’épouser une seule femme ?
– La monotonie. »

Bertrand revient de l’heure de liberté qu’on nous laissée : « Êtes-vous allés au harem du sultan ? Ma femme m’en a empêché. Et pourtant…»

Dès que sa femme s’éloigne de quelques pas, perdu, éperdu, il appelle, « Marthe ! Marthe ! Tu n’es plus là ! » et demande à tous où elle peut bien se trouver.

Ce Bertrand est le spécialiste des remarques machistes et xénophobes : « Une femme que je voulais photographier m’a fait signe de lui donner des livres turques ; je refuse de payer pour une photo. Pour une pipe je ne dis pas ». Au guide qui vante les beaux tapis turcs, il dit : « Vos tapis à 3000 euros, je n’en veux pas. À 50 pourquoi pas ? »

Nous avons donc visité les autres cours de Topkapı au pas de charge, un ensemble de pavillons séparés par des jardins. L’ombre des hauts platanes qu’on ne taille pas, les reflets d’un bassin, jusqu’à la terrasse de marbre de la quatrième cour qui s’avance en balcon au-dessus du Bosphore. Ces kiosques gracieux n’ont rien à voir avec les masses monumentales que l’Occident appelle des palais. Selon le guide, ils évoquent les tentes, tendues par la pointe, qui fournissaient un peu d’ombre aux nomades des steppes et rapprochent les Turcs des Chinois.

 

 

Un pavillon contient les trésors des ottomans, poignards, émeraudes et trônes qui me laissent indifférente. J’ai davantage savouré le mélange de grotesque et de sacré de la salle des reliques entreposées dans l’ancienne chambre privée du sultan dans la troisième cour du palais. On y trouve un pot d’Abraham, le turban de Joseph, le bâton de Moïse qui lui a permis de séparer la mer Rouge en deux, l’épée de David, des parchemins ayant appartenu à  Jean, l’empreinte de pied de Mahomet et quelques poils de sa barbe. Il faut croire que la présence de reliques transforme une salle de musée en lieu sacré puisqu’à nouveau un imam psalmodie toute la journée les versets du Coran.

Sainte Sophie n’est pas une femme, mais Sophia, la « Sagesse », que les philosophes grecs ont célébrée pendant des siècles. Le mot « philosophe », utilisé initialement par Pythagore, signifiait “Amoureux de Sophie”. Sophia a été aussi la figure centrale de la gnose, un mouvement chrétien originaire de Rome et de la Perse, qui avait pour but la réalisation individuelle de l’être grâce à l’expérience extatique. Dans un des mythes gnostiques, Sophia, née du silence, avait donné naissance au Féminin et Masculin qui, ensemble, avaient créé les éléments de notre monde matériel. Ce Féminin Divin avait ensuite donné naissance à Jehovah, le Dieu des Chrétiens et à un fils difforme, Ialdabaôth, engendré sans le secours d’un principe masculin. Lorsque les humains furent créés, Jehovah et Ialdabaôth leur interdirent de manger le fruit de l’arbre de connaissance. Le Féminin Divin, pleine de compassion, décida alors d’aider les hommes. Elle descendit sur terre sous la forme d’un serpent pour leur apprendre comment se libérer des dieux envieux.

Il semble qu’en Turquie les déesses mères reviennent constamment sous de multiples apparences. Déesse d’Anatolie, Artémis, Marie, Sophia, elles ne font qu’un. D’autres gnostiques ont identifié Sophia au divin logos qui s’incarnera en Jésus-Christ. Telle est sans doute l’origine du nom de la vieille basilique. Hagia Sophia  fut réduite en cendres sous Justinien, lors des troubles qui dressèrent les Verts, représentants du commerce et de l’industrie, contre les Bleus, la vieille aristocratie. Après cette émeute dite de Nika, en janvier 532, l’Empereur décida de la réédifier sur une place plus vaste et avec une somptuosité inconnue auparavant. Justinien voulait un monument auquel nul autre ne pourrait être comparé. Le 23 février, quarante jours seulement après l’incendie, dès la première heure du matin, on procéda à la pose de la première pierre. La basilique s’écroula plusieurs fois lors de tremblements de terre, jusqu’au moment où au XIVe siècle Andronic Paléologue fit élever du côté Est de forts murs d’appui (qui en font, malheureusement, un bâtiment très lourd, vu de l’extérieur).

Quand les Turcs conquirent Constantinople, ils détruisirent la décoration intérieure de la basilique. Un badigeonnage à la chaux couvrit toutes les surfaces, l’Islam défendant par principe toute figure ou représentation d’être vivant dans les monuments sacrés. Les ornements précieux enlevés ou volés furent remplacés par des passages du Coran en écriture géante.

Sainte Sophie, trop monumentale, ou plutôt dont on voit trop qu’elle est monumentale ne m’a pas séduite autant que la mosquée bleue, Sultanahmet Camii, dont la grande coupole est moins haute, mais tellement plus lumineuse grâce à sa couronne de fenêtres, J’ai surtout aimé la mosquée de Rüstem Pacha, toute petite, décorée de céramiques à fond bleu. Comment dire le rayonnement calme de cette mosquée ?

Les carreaux bleus

Les carreaux bleus

mosquée Rüsten Pacha

Rüsten PachaDSC01882

Tout de même, je me souviens des yeux doux du Christ de mosaïque au premier étage de la Basilique. Si l’on tournait la tête, deux minarets encadrés par la fenêtre rappelaient que l’islam avait conquis Sainte Sophie, banni l’émotion portée par les représentations au profit d’arabesques purement décoratives. Le  dieu de l’Islam n’a rien à voir avec l’humanité souffrante. On dirait que les Musulmans ne célèbrent que la claire lumière du jour.

De la fenêtre de Sainte Sophie

De la fenêtre de Sainte Sophie

D’Istanbul, nous aurons vu des monuments. On peut imaginer que la ville regorge de rues semblables aux rues françaises de l’après-guerre en voyant à quoi ressemble la voie où nous avons attendu le car : les maisons ont quatre à cinq étages ; elles sont mal crépies, plus ou moins grises et délabrées. Des boutiques vieillottes occupent les rez-de-chaussée : coiffeurs ; marchands de faïences, bonheurs variés pour les ménagères, bric-à-brac un peu poussiéreux. Vacarme de la circulation.

Coupoles de la  mosquée bleue

Coupoles de la mosquée bleue

 

 

L’espace turc, d’abord limité pour moi à Istanbul, s’est rempli au gré des contes de Remzı. J’étais déjà subjuguée par l’empilement des trois noms pour un seul lieu. Les noms inscrivent les espaces des hommes dans la durée. Comme on dit pour nier les changements perpétuels « Paris sera toujours Paris », désignation transmise, incontestable signature du passé, trace d’un ordre ancien et qu’on ne remet pas en cause. Il en va ainsi, pour nous Français, plus que pour d’autres, car nous sommes le résultat de migrations venues de tous les pays du monde, et davantage que nos histoires, nous relient nos appellations de Parisiens, de Français. À Istanbul, nous voilà dans des lieux dont les maîtres ont trois fois changé la dénomination. Ces modifications, brisant les habitudes, ont accompagné une ère grecque, puis chrétienne, puis musulmane. Je pense à ces années zéro où les nouveaux chefs décidaient de transformer le nom de la ville. On peut imaginer qu’ils le faisaient avec la cruelle audace des conquérants : « je t’appellerai Byzance », avait dit Byzas, le fondateur, petit fils de Zeus et d’Io. « Je t’appellerai Constantinople » décidait avec désinvolture Constantin. Et peut-être qu’avec la promesse d’égaler Rome, les habitants s’étaient consolés de la perte du vieux nom de leur nouvelle capitale. « Voici Istanbul » avaient déclaré les Turcs en 1453, à moins que ce ne fût Mustafa Kemal, bien plus tard, qui ait tranché après une longue période de coexistence, une fois que le vieux nom se soit presque effacé. « Aujourd’hui, Istanbul, c’est le seul nom », dit le guide, « les habitants n’emploient pas les autres »… mais nous,  touristes occidentaux, inconsolables amoureux de Byzance, nous cherchons encore une vérité oubliée dans les noms anciens de la ville.

Où sommes-nous ? Doucement balancés selon les rythmes maritimes qui indiquent que ce n’est pas un fleuve que nous parcourons, mais un bras de mer, nous remontons le large Bosphore. Les vagues clapotent sur les flancs du bateau, même si les rives sont proches. Maisons de bois, palais de pierre, pont Fatih Sultan Mehmet joignant l’Europe et l’Asie, sauf pour les 146 personnes répertoriées dans la rubrique des suicidés par « précipitation de pont » qui n’ont jamais atteint l’autre rive.

Nous voguons sur ce chenal-fleuve. Mouettes et goélands crient à la façon dont crient les oiseaux au bord de n’importe quelle mer. Les bateaux vont et viennent ; il fait bon et nous somnolons un peu quand le guide nous apprend qu’au tournant débute la Mer Noire. Et c’est comme s’il avait dit : « Vous êtes tout près du bout du monde connu. Poursuivez un peu vers la droite ! Au-delà, commence la Colchide qui abrite la Toison d’or  ». Nous voilà donc au bord du monde inaccessible. En appuyant furieusement sur nos rames, nous pourrions franchir les Symplégades, échapper aux vagues monstrueuses qui s’entrechoquent contre leur paroi. Si le ressac ne projette pas notre barque sur ces récifs déchiquetés pour la briser en mille morceaux et pour la rejeter au milieu des débris de navires naufragés qui flottent autour de nous, notre promenade deviendra un voyage dans une autre dimension, qui se poursuivra au pays des récits.

– Comment faire ? Comment faire pour voir Jason et les Argonautes ? murmurerait Marianne. – Et je pourrais lui répondre : « Il suffit d’y croire ».

Déjà, Remzı explique que ce nom de Mer Noire auquel je n’avais jamais pensé vient du vent qui souffle dans ces contrées. Instantanément, le vent acquiert une sorte de qualité individuelle, devient une personne vêtue de noir qui court sur la mer, déchire les voiles, éteint les lanternes dans les ports et répand un courant de peur. Même les voyages organisés vous ménagent sans cesse de pareilles secousses. Il suffit d’un nom ou d’un paysage pour que surgisse l’appel de l’ailleurs.

 

Ankara et Göreme

 

Le car remonte les contreforts du plateau qui sont couverts de forêts. Là haut commence une sorte de steppe, nue comme dans le film mélancolique de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie. Au bout de la plaine, s’élèvent des collines encore plus arides. De temps à autre, seulement, nous croisons un lac salé qui brille, une ligne de peupliers jaunis par l’automne. Dans un paysage si vide, le moindre arbre doré a l’air d’une œuvre d’art.

 

On joue aux listes pour se désennuyer. Les sept merveilles du monde ? Sortie de la bibliothèque d’Alexandrie et des jardins suspendus de Babylone, je ne connais plus rien. Marianne et Evelyne ont révisé l’an dernier en allant à Éphèse visiter le temple d’Artémis. Elles en ont profité pour se souvenir du mausolée situé à Halicarnasse, actuellement Bodrum… Mais qu’est ce que le colosse de Rhodes ? Je confonds le phare d’Alexandrie et sa bibliothèque et la statue chryséléphantine de Zeus dont le nom composé me donnait du fil à retordre à douze ans. Où est-elle ? – Athènes dit l’une ; –Delphes répond l’autre. Raté ! C’est Olympie nous apprennent bien vite ceux qui ont des connexions internet sur leurs téléphones portables.

Nous voici à Ankara, triste capitale perdue au milieu du plateau. Nous partons à quatre dans la nuit avec l’impression de nous enfoncer dans des faubourgs décrépits alors que nous sommes au centre de la ville. Les rues sont défoncées, peu éclairées. Des ombres s’allongent autour de nous. Il n’y a plus personne dans les rues sauf une fille immobile à la porte d’un immeuble. Peut-être une prostituée. Nous nous replions sur le petit quartier des fouilles romaines en pleine réfection. Dépourvue du passé prestigieux d’Istanbul, apparemment un peu délaissée par le régime, Ankara a parié sur un passé plus lointain et créé un grand musée des civilisations anatoliennes qui va de la période préhistorique au VIIe siècle avant JC. On peut y rêver sur les hommes qui habitaient là il y a 6500 ans. Ceux de Çatalhöyük ont sculpté une mère en train d’accoucher sur un trône. Elle n’a pas plus vingt centimètres de hauteur. Aujourd’hui, je la revois en photographie. En floutant les arrière-plans, en changeant les échelles et le cadrage, les formes modernes de représentation permettent d’ignorer les visiteurs qui se pressent autour des vitrines, et donnent à la petite déesse la même taille que les temples et les mosquées. Sur l’écran de mon ordinateur, c’est une nouvelle statue que je vois. Laide, massive, imposante, elle irradie.

Déesse mère Turquie

Déesse mère Turquie (photo Steve Appel)

J’ai longuement regardé un disque dont le centre était occupé par un cerf associé – et opposé sans doute – à deux taureaux. C’était l’aurore des civilisations, le temps des énergies primitives et le cerf était le roi du monde. Ses bois, disent les archéologues, symbolisent la puissance fécondante et les renouvellements cycliques car ils repoussent avec le printemps quand tout refleurit. Le cerf d’Ankara est au sommet de sa  puissance mythologique, les pieds bien enfoncés dans la glaise, la ramure tendue vers le ciel. En France, il a vite disparu. À peine, survit-il dans les vies de saint Hubert et de saint Eustache et nous avons cessé de croire que le monde se renouvelait et muait à chaque printemps.

Même, nous pensons que notre pays est usé et nous perdons courage. Peut-être aurais-je préféré naître plus tôt, me laisser griser par le souffle de la liberté, vouloir l’avenir avec confiance.

Aujourd’hui, c’est en Turquie que l’on sent l’appel du futur. De quel côté va pencher cette nation ? Les gens vont-ils s’en remettre à l’Islam pour accompagner les mutations rapides de la modernité. Vont-ils se souvenir que l’ancien monde ottoman s’était s’immobilisé, bien avant que les puissances occidentales ne l’anéantissent à la fin de la première guerre mondiale, et que c’est Atatürk qui a permis à la Turquie de retrouver le statut d’une république souveraine et indépendante.

J’admire cet Atatürk qui a proclamé l’égalité des citoyens de son pays quels que soient leur origine et leur sexe, qui a débarrassé la Turquie de la masse inerte des règles de la charia, nées dans un pays de chameliers, pour bâtir une Turquie de chemins de fer et de routes d’asphalte. Je suis étonnée par la hardiesse avec laquelle il a changé ce qui paraît le plus stable dans une civilisation,  l’alphabet. De fait, l’alphabet latin paraît mieux adapté au turc que l’alphabet arabe. Il a aussi changé l’emplacement de la capitale afin de rééquilibrer le pays vers l’intérieur. C’est le fondateur de la Turquie moderne. Mais cette œuvre a vite trouvé sa limite. Quand Atatürk est mort, l’esprit de sa révolution s’est perdu. L’armée a sombré dans la corruption et le peuple a fini par élire les adversaires du grand homme. Pourtant, le nouveau gouvernement islamiste s’est gardé de désavouer Atatürk, même s’il modifie peu à peu les règles laïques que ce dernier avait introduites, et il invite toujours les Turcs à s’unir dans le culte de sa mort.

Atatürk est donc en service, ses photos de père de la nation sont bien présentes dans les vitrines des magasins, et ses statues veillent sur la circulation automobile aux principaux carrefours des villes.

La visite du mausolée est donc incontournable. Les organisateurs de circuits y emmènent tous les visiteurs.

Je n’aime pas les tombeaux, sauf à la rigueur lorsqu’ils sont désaffectés, qu’ils appartiennent à des civilisations effondrées  et que leurs ruines sont devenus des asiles pour des rêveurs désœuvrés, ou pour des touristes qui ne reconnaissent plus la raison d’être des colonnes, frontons, plaques de marbre et esplanades. Pourtant j’admets qu’en fait de monument, le mausolée d’Atatürk n’est pas mal. L’architecte a voulu synthétiser l’histoire de la Turquie : il a disposé de grands lions hittites le long de l’allée qui mène à l’esplanade, dressé des colonnes gréco-romaines pour le bâtiment central, couvert le plafond de mosaïques rouge et or.

Nous passons par Ankara la semaine qui précède la grande cérémonie annuelle d’hommage chargée d’entretenir la dévotion populaire, les élèves des écoles et les notables ont déjà commencé à défiler. Le jour de notre visite, il fait beau. Les enfants sont mignons comme tout et attendent sagement en agitant leurs petits drapeaux.

Nous assistons aussi à la relève de la garde, efficace démonstration d’ordre et de puissance.

En allant en Cappadoce, nous savons que nous allons voir canyons, pitons et cheminées. Remzı, pour une fois, explique en détail la formation géologique volcanique ancienne de la région, le plateau de tuf tendre qui s’est désagrégé jusqu’à ne former qu’une plaine poussiéreuse, tandis que sur les pentes des collines, l’érosion créait des formes variées.

Nous nous inscrivons pour un vol en montgolfière.

Départ 5 heures moins le quart de l’hôtel pour assister au gonflage des ballons. Il fait encore nuit, froid et noir. Le silence de la foule fatiguée est rompu par le grondement intermittent des brûleurs qui chauffent de la vapeur  d’eau ; de grands jets de flammes brûlantes éclairent les ballons. On dirait la forge d’Héphaïstos, puis tout redevient noir. Un, puis deux, puis dix montgolfière prennent l’air et à présent c’est la nôtre. Quinze personnes s’entassent dans la nacelle. Une troupe de montgolfières colorées volent en même temps que nous dans l’air frais du matin. Leur joyeuse cohorte monte et descend au gré des fantaisies des pilotes qui les manipulent avec la dextérité de jongleurs. Le nôtre plaisante, mais peu à peu nous nous taisons. Tantôt, nous frôlons des pitons, nous survolons des maisons troglodytes accompagnées de leur minuscule jardin dont les couleurs crépitent, arbres dorés, vigne rousse étalée sur le sol. Tantôt nous nous élevons jusqu’à une altitude qui permet de voir les confins de ce monde minéral. Un instant des nuages roses et effilés ont flotté dans l’air, puis la pleine lumière s’est répandue partout. Quoi qu’on puisse dire des joies frelatées du tourisme, nous sommes les rois de ce moment !

 

Nous reverrons ces sites lors d’une courte promenade : bergers de pierre encapuchonnés, pénitents roses, phallus érigés vers le ciel, colonnes coiffées d’un béret… les couleurs pastel ont changé avec la lumière. Les ocres froids du matin sont devenus jaunes, verts, ou d’un rose tendre. Le guide entraîne le groupe vers la droite d’où l’on a la meilleure vue, et je voudrais suivre le chemin de gauche, celui qui est moins fréquenté, plus authentique. Cela tient peut-être à ma situation de voyageur condamné à regretter toujours le chemin qu’il n’a pas pris.

L’après-midi nous visitons quelques églises creusées dans le tuf tendre de Göreme. Elles sont restaurées, c’est-à-dire, me semble-t-il, que chaque couleur a été suffisamment ravivée pour plaire à des spectateurs habitués aux films en technicolor plus qu’aux pâles représentations du moyen-âge. La paroi extérieure de certaines églises s’est effondrée avec le temps. Elles ont alors été transformées en pigeonniers. Les oiseaux laissent un amas de guano que les paysans utilisent encore aujourd’hui en guise d’engrais pour les cultures. Maintenant, les villageois colmatent les édifices les plus fragiles avec du béton. Même les cheminées de fées sont ainsi soignées et prolongées

Les fresques sont assez frustes. Dans l’église au Serpent, datée des années 1070, Saint Onésime, saint Georges et saint Théodore sont occupés à terrasser le serpent qui a donné son nom à l’église. À droite en entrant, Saint(e) Onofrios est une prostituée repentie qui, ayant demandé à Dieu de l’enlaidir, vit pousser sa barbe.

Dans l’église Sainte Barbara, on voit un animal  dont le guide dit qu’il représente le diable. Je n’avais jamais envisagé le diable sous l’apparence d’un gros insecte. Voilà un diable assez miteux. Évidemment, ce n’est pas si simple, il suffit sans doute d’y voir un signe démoniaque pour être terrifié. En tout cas, le peintre a ajouté deux croix et un petit coq rouge pour surveiller le diable.

L’église de Elmalı Kilise (Église de la Pomme) est plus petite. Le nom provient sans doute d’un globe tenu par l’archange Michel dans l’abside. A droite de l’autel, on peut voir la Dernière Cène avec le symbole du poisson.

L’Eglise aux sandales est une église du 11e siècle qui doit son nom à deux empreintes que la tradition attribue aux sandales du Christ ressuscité et qui se trouvent sur le sol, juste sous les fresques de l’Ascension.

Konya et Antalya

 

Halte à Konya où a vécu celui que les Turcs nomment Mevlana (notre guide) et que nous appelons Roumi, le fondateur du soufisme. En France, on s’intéresse davantage aux derviches tourneurs organisés par son fils. J’ai trouvé deux citations de Mevlana sur internet qui donnent une image d’un  homme au cœur généreux, l’inverse d’un fondateur d’ordre. La première accrochée à l’entrée de son tombeau dit :

 « Viens, viens, qui que tu sois viens !

Que tu sois infidèle, parsi ou idolâtre, viens !

Notre palais n’est pas un palais sans espoir

Viens même si tu as mille fois renié ta parole, viens! »

L’autre pourrait fournir une devise d’espoir pour tous les exilés de la terre :

 

« Je suis de cette ville

Qui est la ville de ceux qui sont sans ville

Le chemin de cette ville n’a pas de fin

Va, perds tout ce que tu as,

C’est cela qui est le tout. »

 

Cependant avec le mausolée où le grand homme et sa famille sont enterrés nous retournons aux institutions faites pour inspirer le respect et témoigner de la majesté de celui qui dort sous la pierre. Seule note pittoresque : les cénotaphes recouverts de brocard et ornés de turbans, plus ou moins hauts selon l’importance du personnage à honorer.  À côté, sont présentés des corans enluminés. Le plus petit doit avoir deux centimètres.

À la fin du jour, nous atteignons Antalya, la Pamphylie de l’Antiquité, ses hôtels métropoles, ses maisons aux fenêtres de bois en saillie, ses jardins avec grenadiers et hibiscus.

C’est déjà trop, malgré la beauté de la chute d’eau et la visite à Pergé. Les colonnes sont admirablement mélancoliques, de la pierre dure que le temps a couchée dans l’herbe au milieu des muscaris. La voie principale à portiques et son ingénieux système de canaux mène à une fontaine monumentale qui a l’air prêt à fonctionner ; un dieu fluvial allongé dans sa niche pourrait cracher de l’eau dans un bassin. Les thermes sont grandioses. Tout est là pour imaginer une ville d’Orient, le bruit de l’eau, la foule qui déambule dans l’allée couverte entre les boutiques, tout est là pour rêver à l’achèvement des villes et des empires, aux atteintes du temps, à l’irrévocable, aux colonnes faites du marbre le plus dur qui un jour s’abattent, se couchent dans l’herbe et peu à peu s’émoussent et se désagrègent, à la nature qui perpétuellement renaît…

Pergé

Pergé

Soudain, me frappe la rupture entre cette architecture gréco-romaine, dont ne restent que des rectangles à angle droit et l’architecture byzantine, puis ottomane que nous avons admirée d’Istanbul à Konya. Les grands artistes de l’Asie Mineure ont inventé des coupoles sensuelles et légères comme des bulles gonflées par la chaleur du soleil, de minces minarets s’élevant au dessus de la ligne basse des toits complètement différents de la géométrie anguleuse des classiques grecs et romains. Peut-être la découverte des courbes ottomanes m’a-t-elle fait perdre la clé des beautés de Pergé. Mais plus vraisemblablement, je suis déjà rentrée et ma tête n’absorbe plus d’images supplémentaires.

 

Pergé Pierres et marbres

Pergé Pierres et marbres

 

Tourisme de masse

 

À l’échelle mondiale, le nombre de touristes est passé de 25 millions en 1950 à 702 millions en 2000. En Turquie le tourisme représente plus de 20% du produit des exportations et cela va évidemment de pair avec la multiplication  des grands complexes hôteliers qui dénaturent l’environnement  et avec le système des voyages organisés.

Nous savons et pourtant… on aurait tellement aimé ne pas être confondus avec les groupes en tout point semblables au nôtre qui se pressaient dans les incontournables de la Turquie, ne pas être immédiatement identifiés aux « Français », vacanciers mesquins qui refusent d’être épatés (quand un Français dit «  c’est  pas mal », a dit le guide, il faut comprendre « c’est formidable »).

Les échanges dans le groupe sont restés limités et ne se sont animés vraiment que lorsqu’on échangeait des formules mnémotechniques : « C’est facile “tesekkur ederim” ; il suffit de penser “t’es chez le curé Derim” » ou bien lorsqu’on montrait aux autres  ce qu’on avait déniché dans les bazars ou acheté dans les grands magasins. On s’échangeait des astuces pour mieux négocier la prochaine fois, on s’extasiait poliment devant les bijoux, tapis ou cuirs pour consoler l’acheteur qui avait cédé à la pression des vendeurs. Et bizarrement, ceux qui avaient acheté beaucoup éprouvaient le besoin de présenter des excuses, comme s’ils étaient soupçonnés d’être trop aisés, ce qui peut énerver les autres.

On aurait également tellement voulu ne pas faire groupe, convaincre Remzı que nous étions des personnes. Et puis, c’est le rêve de chaque touriste : « Je refuse d’être un « mouton » et de suivre le troupeau, de manger, dormir, visiter avec la meute… »

Le premier matin, en arrivant sur une colline, nous avons aperçu un paquebot géant amarré dans le Bosphore, prêt à déverser sur la ville 3000 personnes (à moins que ce ne fût 4000 ou 5000). Nous sommes restés cinq minutes fascinés par le gigantisme du monstre, une barre d’immeuble de vingt étages, des studios, tous pareils. Et nous imaginions épouvantés d’avance cette horde envahissant les fragiles pavillons de Topaki. Non, ce n’était pas nous ! Nous étions vingt-sept, un groupe avec lequel un guide pouvait avoir quelques échanges, pas des érudits, évidemment, mais quand même des individualités avec un petit bagage culturel, prêtes à s’appliquer un peu pour aller à la rencontre du pays !

le Bosphore et les villes flottantes

Il fallait pourtant se rendre compte que nous participions du même système qui veut que tout le monde se retrouve en même temps, au même endroit, en payant le moins cher possible. Nous aussi nous avions eu recours à un voyagiste, grâce auquel, nous pouvions voir plus de choses sans stress puisque les hôtels et les restaurants étaient déjà choisis, puisqu’il ne fallait pas attendre un car ou un train et puisque le guide avait réservé les tickets d’entrée dans les musées, combiné les moments de car et les brèves balades à pied. Notre circuit était une machinerie parfaitement huilée, avec un programme à respecter pour pouvoir tout « faire » ; il fallait visiter des lieux, en un temps déterminé à l’avance, ne pas prendre de retard pour l’étape suivante ! Le voyage organisé dont le temps est optimisé, c’est le taylorisme appliqué au voyage.

Qu’as-tu à redire à ça ?Ils veulent juste utiliser efficacement le temps dont leurs clients disposent. Mais où sont passées ces heures ainsi économisées ? A quoi pourraient-elles bien servir ? Sans doute, dans l’esprit des voyagistes, à faire un autre circuit aussi efficace que notre circuit en Orient et presque interchangeable.

N’ayant pas mérité nos visites, nous avons ramené une succession d’images déclenchées par les « nous allons faire un arrêt-photo » du guide qui alternaient avec « nous allons faire un arrêt technique », euphémisme pour désigner un passage par les toilettes. Oui, de retour, nous aurions préféré nous être débrouillés tout seuls, n’avoir pas « fait » la Turquie, avoir pris le temps de découvrir un seul lieu, mais en nous l’appropriant, en le parcourant de long en large. Pour J. M., c’est sans doute Istanbul et pour moi la Cappadoce dont je monte et descends en rêve les pentes entre deux pitons pour tomber en arrêt sur un peuplier doré qui frémit dans le vent ; ou encore sur la route d’Ankara, la longue plaine couleur de pain brûlé, horizontalité monotone qu’interrompaient de temps à autre les arbres du bord des sources ou le chemin poudreux menant vers quelques maisons basses dominées par un minaret.

Nous avons donc vu une représentation de la Turquie : « Istanbul la magnifique entre Occident et Orient », Göreme, le « pays des fées », Antalya et son « littoral méditerranéen », ou plutôt nous avons ramené de quoi voir sur des photos une Turquie de décor dont tous les habitants faisaient de la figuration … et ceux qui fabriquent les tapis et maintiennent les vieilles traditions ne sont peut-être plus là. Sur les sites, on lit que les tapis turcs sont fabriqués par des Chinois suffisamment mal payés pour que le commerce des tapis reste rentable !

Pis encore. Nous rêvons de découvrir des endroits qui ne seraient pas « trop » touristiques, en sachant qu’une fois « découverts », ils se métamorphoseraient immédiatement en lieux touristiques.

Quoi qu’il en soit notre groupe est déjà effacé de la mémoire de Remzı qui accueillait quelques heures après notre départ nos successeurs au superbe aéroport d’Antalya. Et pour lui, c’est sûrement pareil que si nous n’étions jamais venus.

Une réflexion sur “Le voyage en Orient

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