L’ATELIER DE LA RUE TIPHAINE

Je reçois un appel de Cristina. Elle a lu l’article concernant les façades richement décorées de la fin du 19ème et tient à me faire comprendre que, la plupart du temps, ce n’étaient pas les « artistes » qui  exécutaient les ornements des façades. Ces derniers inventaient des motifs qu’ils modelaient dans des matériaux malléables comme l’argile ou la cire, mais c’étaient souvent des tailleurs de pierre, de bons techniciens, qui s’occupaient de la fabrication proprement dite.

Cela vaut pour les plus grands et pour toutes les techniques. Rodin n’a pas réalisé les contrastes que j’ai tant admirés entre le poli des corps et le socle presque brut des statues. Il savait parfaitement comment faire, mais il était plus intéressé par la fécondité de son génie, par les idées neuves qui se pressaient en foule, que par la réalisation. Il avait recours à des aides (comme faisaient d’ailleurs les grands peintres qui étaient aussi des patrons d’ateliers et qui intervenaient parfois seulement sur les parties les plus délicates de l’oeuvre qu’ils signaient, les mains, les pieds, le regard).

Cristina Appel-Bally, sculpteure et pastelliste, travaille dans le 15ème, 27 rue Tiphaine. http://www.christina-appel-bally-sculptures.fr/. Pour sa part, et comme Camille Claudel, qui a été l’une des « aides » de Rodin, Cristina a appris à mouler : « Il faut, dit-elle, que je te montre ce que cette technique tellement ancienne suppose de compétences ». Nous nous retrouvons 18  rue Antoine-Bourdelle dans le 15ème. L’atelier de Bourdelle est un îlot de calme à deux pas de la gare Montparnasse. C’est un musée gratuit, délaissé par les touristes, alors même que les sculptures monumentales qui sont exposées dans le jardin prennent facilement une allure fantastique lorsqu’on les voit de près.

Un documentaire permet de suivre les étapes de la fabrication d’une sculpture en bronze, une fois achevé le modèle. Le travail dans l’atelier d’un fondeur est indispensable car les fours doivent supporter une température de 1100 degrés. Il faut d’abord recouvrir le modèle d’élastomère, insérer des piques qui l’empêcheront de bouger et passer les couches de plâtre qui formeront le moule. A l’intérieur du moule, faire couler de la cire chaude afin de former une peau intérieure de quelques millimètres. Le moule refermé permet d’obtenir une épreuve de cire. Après démoulage, le modèle est retouché à la main pour supprimer les petits trous laissés par des bulles d’air. La deuxième étape peut commencer : c’est la fabrication d’un nouveau moule en terre réfractaire, qui formera une coque autour de l’épreuve en cire. Ce moule contient des trous de coulée : les jets servent à verser le métal brûlant qui fera fondre la cire et prendra sa place, Les évents à évacuer l’air. Les égouts permettent l’évacuation de la cire fondue. Une fois le bronze coulé et le moule détruit, des artisans très spécialisés achèvent le travail : le soudeur assemble les grandes sculptures, l’ébarbeur les débarrasse des morceaux de métal en trop comme les jets de coulée, les évents, les égouts. Le ciseleur élimine les défauts qui subsistent ; le patineur colore le bronze en l’oxydant jusqu’à lui donner la teinte foncée qu’il ne prendrait naturellement qu’au bout de quelques siècles. Cristina commente le caractère problématique de la déclaration de Léonard de Vinci, « L’art est une chose mentale ». Evidemment, c’est Rodin qui concevait ses sculptures, mais on ne peut effacer les techniciens qui se sont affairés  pour les réaliser.

Je suis un peu perdue dans cette succession de moules et de retouches. Il aurait fallu que je manipule les matériaux pour assimiler les explications car je ne « pense » les techniques qu’en effectuant les gestes nécessaires, mais j’ai au moins retenu qu’il faut beaucoup d’artisans et d’organisation autour d’une sculpture. En bonne amatrice du 20ème siècle, élevé au culte de l’auteur et du génie, je ne voyais pas, je ne me représentais pas l’importance de ces habiles artisans, de leurs gestes d’une fiabilité à toute épreuve. Et je suis contente de leur redonner leur juste place.

Cristina expose des terres cuites, des nymphes classiques qui supportent le plein air, que l’on peut installer dans son jardin ou sur sa terrasse, livrer au vent et à la pluie. Elle a renoncé au métal tellement cher et tellement lourd. Pour qui le souhaite, elle patine ses statues jusqu’à en donner l’illusion. Le lutin du potagerSes demoiselles sont séduisantes, mais elle préfère, travailler sur des lutins coiffés de chou romanesco, sur de drôles de monstres sortis de son imagination, les uns sont des figures aériennes, prouesses techniques puisque modelés directement sur des armatures métalliques, esquissant des pas de danse ou jonglant avec le vide ; les autres sont des matrones enceintes, petites sœurs des déesses-mères archaïques de la préhistoire.

Plutôt que de s’épuiser à courir les salons, ce qui suppose d’empaqueter, de ranger, de transporter, Cristina accueille le visiteur sur son lieu de travail. Visiter son atelier est un plaisir qui  l’emporte sur bien des vernissages !

 

3 réflexions sur “L’ATELIER DE LA RUE TIPHAINE

  1. Merci, Sonia, et merci à Cristina, dont j’irai visiter l’atelier lors d’un prochain séjour à Paris, en lui annonçant la visite, évidemment.
    C’est très bien ce blog, chère Sonia. Tu donnes des lumières sur des quartiers et des palais, des immeubles parisiens et j’apprends bien des choses. Ah les veinards qui habitent Paris! Je ne puis rendre la pareille à toi et à ceux qui lisent ce blog, Turin ayant moins d’impact dans l’imaginaire et dans le réel que Paris. Mais je vais glaner pour ton blog des curiosités, des données historiques – qui sait moins connues – reliant Turin, le Piémont à Paris ou à la France. Asuivre, avec grand plaisir
    mariagrazia

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  2. Merci Mariagrazia… A quand les chroniques de Turin ? Je ne sais pas si mon petit blog à toutes les vertus que tu lui trouves, mais je sais qu’il m’apprend à me promener l’oeil aux aguets. Tantôt, c »est une perruche verte qui croit à la mondialisation heureuse et est venue se percher au sommet d’un platane, tantôt la devanture d’un vieil atelier. La ville devient un livre d’histoires inépuisable.

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    • Un motif inattendu orne les fenêtres du premier étage du Palazzo Carignano à Turin, chef-d’oeuvre du baroque piémontais, dont le projet de Guarino Guarini remonte à 1679. La belle façade en briques, gracieusement ondulée, montre, stylisé, un motif de plumes, un couvre-chef indien. Que venaient faire les Peaux Rouges (c’est ainsi que très génériquement nous les appelons) au Piémont, à cette-époque-là? C’est le souvenir du régiment Carignan-Salières (Carignan, prince de la maison de Savoie, Salières, nom du capitaire) “prêté” pour trois ans par le prince Emanuel Philibert de Savoie-Carignan à son cousin le Roi Soleil. Ce régiment, formé de plusieurs piémontais et de quelques ligures part du port de La Rochelle en 1665,envoyé par Louis XIV combattre les Iroquois, dans les terres de la Nouvelle France (Québec). Iroquois vient du nom algonquin “Irinakhoiw” et signifie Vipères; dans d’autres langues indiennes les Iroquois étaient les “peuples de la grande maison”. Echec mémorable que cette première campagne: les soldats n’étaient pas habitués à supporter des températures de moins 30 degrés, ils n’étaient pas équipés pour avancer et survivre dans ces tourmentes de neige. Meilleur sort pour la deuxième campagne, grâce à l’alliance avec les Hurons, ennemis des Iroquois. Par la suite, petit à petit, des étapes importantes d’intégration.
      Carignan est aujourd’hui une municipalité de Québec.

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