August Macke et Franz Marc. L’aventure du Cavalier Bleu. Une visite à l’Orangerie avec Sarah Imatte

J’ai eu la chance de visiter l’exposition que le Musée de l’Orangerie consacre à  « L’Aventure du cavalier bleu » (pour l’essentiel à l’œuvre d’August Macke et Franz Marc), en compagnie de Sarah Imatte, une des conservatrices de l’Orangerie, commissaire de l’exposition et co-auteure du beau catalogue édité par les éditions Hazan.

Je dis la chance, parce qu’au grand plaisir de voir les œuvres, s’est ajouté tout ce que nous a dit cette jeune femme, à la fois précise et habitée par ce qu’elle racontait. Elle allait des détails d’une relation qui ne s’est interrompue qu’avec la mort des amis, à l’évolution de la peinture, une histoire brève, qui a duré quatre ans à peine, et qui pourtant va de l’expressionisme allemand à l’abstraction moderne.

Les deux peintres se rencontrent en janvier 1910. August Macke a 23 ans, Franz Marc, 30.  August Macke visite une galerie, et, subjugué par les lithographies de Marc, demande son adresse, lui rend visite. Cette rencontre suffit pour que naisse leur amitié.

Ils sont très différents. Marc le mystique peint un monde presque sans présence humaine, avec des formes et des couleurs simplifiées. Sarah Imatte dit qu’il veut nous faire voir le monde à la façon des animaux, symboles d’innocence et de pureté (ce que Marc appelle l’animalisation de l’art).

Les animaux ont des formes massives et rondes qui ressemblent aux formes du paysage. Un gros chat roux dort derrière un arbre bleu, tout aussi arrondi.

Franz Marc. Chat derrière un arbre 1911
Franz Marc. Chat derrière un arbre 1911


Un chien blanc d’une douceur de peluche est étendu sur une neige éblouissante. Les animaux tournent le dos au spectateur, ou bien ils ferment les yeux, perdus dans un rêve voluptueux. Marc ne se contente pas d’un but spirituel. L’accord entre l’animal et la nature passe par l’arabesque de l’arbre bleu accordée aux courbes du chat, par la blancheur de la neige qui prolonge le blanc du pelage…

Franz Marc. Chien dans la neige. 1911

Le peintre a aussi son graphisme et les cercles qui figurent les croupes des chevaux vus de dos se retrouvent encore dans les œuvres abstraites de la fin de sa vie.

Les thèmes d’August Macke n’ont rien de religieux. Il peint la vie toute simple, la beauté de sa femme,

August Macke. 1909. Portrait de sa femme avec des pommes

les jouets des enfants, les maisons et les jardins des hommes à travers les yeux de Cézanne et de Gauguin. Mais il sait faire vibrer les couleurs comme personne.

En 1911, Marc rencontre Vassily Kandinsky et s’associe à lui pour publier l’Almanach du Blaue Reiter, sorte de manifeste de l’avant-garde munichoise. Kandinsky expliquera ainsi le nom de Cavalier Bleu: « Nous avons trouvé le nom Der Blaue Reiter en prenant le café ; nous aimions tous les deux le bleu, Marc les chevaux, moi les cavaliers ».

L’Almanach est une publication associant des reproductions des peintres de la modernité européenne, des arts de l’Afrique et des dessins d’enfant, des affiches et des peinture de dévotion populaires. Macke participe à ce grand mouvement de décloisonnement des arts, mais il prend ses distances avec son côté spiritualiste et surtout avec un Kandinsky qui lui paraît presque délirant.

L’année 1912 amorce un tournant dans la vie de Macke. En septembre, il se rend à Paris avec Marc. Les deux peintres visitent l’atelier de Delaunay, y découvrent la série des Fenêtres. August Macke aime les rythmes qui naissent du mouvement de l’œil passant d’une couleur à l’autre. En avril 1914, il voyage en Tunisie avec  Louis Moilliet et Paul Klee. Il se met à jouer avec les couleurs et les formes géométriques pour représenter la lumière intense du Sud et trouve son chemin vers l’abstraction géométrique. A la veille de la guerre, ses quadrillages colorés annoncent Kupka, ou même l’Op Art.

August Macke. Paysage près de Tunis. 1914

Franz Marc représente une autre pente vers l’abstraction : dans  ses improvisations graphiques  il  est proche des énergies explosives de Kandinsky.

Cependant ses dernières toiles d’animaux sont féroces. Les chiens et les chevaux si bienveillants ont laissé la place à des bêtes d’apocalypse, taillées à angles aigus, qui avancent à une vitesse effroyable.

Franz Marc. 1912. La Peur du lièvre

Aux couleurs chaudes succède la palette sombre de la Guerre dans les Balkans, comme si l’Europe savait tout de sa destruction avant même que la guerre ne se généralise. (Il faut peut-être se méfier des peintres sismographes, se méfier de la part obscure de Franz Marc. N’a-t-il pas voulu secrètement la fin d’une époque qu’il jugeait corrompue ? N’a-t-il pas cru que d’une guerre purificatrice sortirait un monde régénéré ?)

Franz Marc. 1913. Les Loups. Guerre dans les Balkans

Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Macke est tué quelques semaines après la mobilisation, Marc, en 1916, près de Verdun. En Allemagne, Macke, mort si jeune, est presque oublié. Franz Marc est célébré pour sa germanité, avant d’être accusé d’être trop « français », puis d’être attaqué par les nazis comme artiste dégénéré.

Aujourd’hui, Franz Marc et August Macke sont honorés comme des auteurs majeurs de l’expressionisme allemand. « En France, ils restent moins connus », dit Sarah Imatte, qui remarque que c’est la première exposition qu’un musée national leur consacre. Elle suggère, en citant Cécile Debray, la Directrice du musée, que les hostilités qui ont séparé la France et l’Allemagne expliquent le retard des Français (mais le Cheval bleu se trouve sur tous les présentoirs des librairies d’art !). Peut-être. Ou bien, tout simplement, les deux peintres sont-ils morts trop jeunes, ils ont essayé trop de styles sans avoir le temps de trouver définitivement le leur, et Kandinsky, qui leur survit, a pris la place de héros de l’aventure abstraite.

Sans doute parce qu’elle vit intensément leur fin tragique qui est aussi la fin d’une Europe optimiste, Sarah Imatte invite son auditoire à revoir les Nymphéas que Claude Monet a offert à la France après le carnage de 14-18. Les toiles sont accrochées dans les sous-sols de l’Orangerie, ce qui fait de ce musée un lieu dédié à l’espoir de la paix. Et puis Claude Monet comme Franz Marc tournait le dos aux atrocités commises par la civilisation pour s’intéresser à une nature élémentaire, vidée de toute présence humaine, Monet qui ne peignait pas les animaux, mais l’eau, les nénuphars, la lumière, proposait une troisième route vers l’abstraction.

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