Une chose était sûre : la Seine montait. Elle montait de 4 centimètres par heure et elle n’était plus douce comme d’habitude, mais rapide et brutale. Elle tourbillonnait autour des piles des ponts et le courant charriait des débris de toute sorte, et même des madriers énormes.
Partagés entre voyeurisme et compassion, les Parisiens étaient venus en masse voir le zouave installé au pied du pont de l’Alma, malgré la muraille de nuages noirs qui menaçait. Depuis la grande crue de 1910, on mesure la montée des eaux par rapport à la statue de ce soldat de l’armée d’Afrique. En 1910, seule sa tête était hors de l’eau. Le 2 juin 1916, la Seine avait atteint le haut de ses cuisses (mais la statue ayant été rehaussée lorsque le pont avait été refait, le niveau aurait été un peu plus haut en 1910).
– J’ai entendu les infos, dit une voix. Elle devrait monter jusqu’à ce soir et s’arrêter.
– Oh, il paraît qu’ils se sont trompés dans leurs calculs. Jeudi matin, on nous a annoncés un niveau maximum à 5,50 m et ce vendredi, on nous parle de 6 mètres. Alors je ne les crois plus.
– Encore des fonctionnaires incapables !
– Mais non, madame, c’est un problème technique.
– Mon cousin est inondé à Nemours.
– Moi, c’est le maraîcher du Réveillon. Toute sa récolte de haricots est perdue. Un désastre. Et je ne vous dis pas pour les maladies !
– On voit vraiment qu’on n’est pas grand-chose. Regardez l’eau. Elle est plus forte que tout !
Les musées et la bibliothèque François Mitterrand situés en bord de Seine, avaient été fermés le 2 et le 3 juin pour permettre aux conservateurs de mettre les livres et les œuvres d’art en sûreté. Fatalistes, bien qu’un peu tendus, les Parisiens espéraient surtout que ce travail serait inutile.
Et pourtant, ils avaient beau être tristes, ils étaient fascinés par le nouveau paysage parisien.
Du côté de l’Hôtel de Ville, un lac épais, couleur de boue séparait la rive gauche et Notre-Dame. Les troncs des arbres étaient engloutis. Seuls leurs feuillages émergeaient et l’odeur de la circulation était recouverte par une odeur sauvage de boue et d’eau. Et les canards avaient pris possession des quais et vaquaient tranquillement à leurs affaires, sans être dérangés par les bateaux-mouches.