Au musée Fesch d’Ajaccio, le « Maître de la fertilité de l’œuf »

Ajaccio est une ville agréable, un peu moins attachante que Bastia, mais qui possède un musée étonnant pour une île restée longtemps à l’écart d’une accumulation de richesses permettant à des mécènes d’émerger.

Au musée

Dans la chaleur étouffante de la canicule, les touristes avancent lentement le long de la rue Fesch : encore une fois les boutiques, les robes, les maillots de bains! Encore une fois se traîner harassés dans les commerces de souvenirs corses garantis d’Extrême-Orient, traverser la rue brûlante jusqu’à la boutique d’en face. Les conversations se réduisent à des « Vous avez vu cette chaleur ! C’est insupportable. Il n’a jamais fait si chaud ! Ça ne peut pas durer ! ». ».

Au musée Fesch, en revanche, la climatisation fait merveille et à travers les fenêtres tamisées, les silhouettes floues des grands navires qui s’élèvent au-dessus des immeubles retrouvent leur charme.

Les navires depuis la galerie du musée Fesch

Pourtant, il n’y a pas grand monde alors que le musée est un des plus grands de France. La passion – et la situation familiale- de Joseph Fesch, oncle de Napoléon et son aîné de six ans, (1763-1839) lui ont permis d’acquérir quelques milliers de toiles et de sculptures, italiennes pour l’essentiel. Joseph Fesch, chassé de Corse par les paolistes, était entré dans l’intendance militaire de l’armée d’Italie comme garde magasin, puis a été bientôt nommé commissaire des guerres par son neveu Bonaparte. Chaque armistice s’accompagne de lourdes contributions de guerre en argent ou en nature. Et c’est le commencement d’une fortune qui lui permet d’acquérir un hôtel particulier à Paris construit par Nicolas Ledoux et surtout d’amasser une prodigieuse quantité d’œuvres d’art. Par ailleurs, le cardinal s’est offert une fin paisible en défendant le pape contre son neveu.

Le musée est connu pour ses primitifs italiens auxquels le cardinal s’est intéressé bien avant que ces peintres soient à la mode. Même si la collection a été largement dispersée après sa mort, il reste des merveilles du temps où la peinture ne se voulait pas encore le miroir de l’homme :

Mariotto di Nardo. La Pentecôte. Détail

J’aime ces personnages encore raides, ces tableaux où la géométrie des mains dit plus que l’expression des visages,

Niccolo de Tomasso. Mariage mystique de sainte Catherine entre saint Jean-Baptiste et saint Dominique (détail)

J’aime l’impression d’un écart qui se réduit entre le réel et sa représentation jusqu’aux lignes souples de Giovanni Bellini et de Botticelli.

Bellini. Vierge à l’enfant
Botticelli. Vierge à l’enfant soutenu par un ange. Détail

Maintenant, nous déambulons au milieu d’une enfilade de vierges à l’enfant. La thématique monotone de l’art chrétien du 17e me fatigue aujourd’hui, la douceur des visages de mères inclinés vers des bébés, sans parler des têtes de vieillards, apôtres, philosophes, évangélistes… se ressemblant toutes.

Et cette rhétorique pieuse qui souligne les leçons édifiantes par de grands gestes !

Index didactique si le fidèle est distrait

Enfin, j’arrive à un tableau un tableau qui m’arrache à l’art avec un grand A. Je ne sais plus s’il est bien ou mal peint. Je n’ai plus de repères tant il refuse l’art installé. Il néglige les conventions formelles (chromatisme sans nuance, formes aplaties, contre-plongée sans arrière-plan, composition symétrique) et surtout, il s’oppose aux sujets de l’époque.

L’Inappétence de la chouette ou La Tentation de la chouette

Deux groupes entourent une chouette perchée sur le rebord d’une assiette : à gauche, un chien monté sur une chaise lui tend peut-être de la viande piquée au bout d’une petite broche ; à droite, un chat, lui aussi juché sur une chaise qui sert d’escabeau branlant, rivalise avec le chien en offrant du pain ; en dessous, un oiseau se charge d’un verre de vin. Les têtes et les corps des animaux sont réalistes, bien que les pattes soient humanisées, ce qui leur permet de tenir fermement les fourches. D’autre animaux ont un rôle mystérieux. Un lapin contrôle les mouvements du chien à l’aide d’une corde et une sorte de lézard dirige l’oiseau, lui aussi entravé par une corde. Dans un coin, un autre lapin et une oie sont habillés. Quelles que soient les espèces, les animaux ont un air de famille. Leurs yeux fardés et leurs dos cerclés de noir unifient la composition.

Plus bas, trois nabots difformes. Sont-ils les ordonnateurs d’une cérémonie sacrilège d’offrande de nourriture ? Le nain de gauche menace le chien d’un balai. Les animaux ouvrent le bec ou la gueule pour haranguer la chouette, ou pour vanter la qualité des mets proposés.

L’Inappétence de la chouette

Et la chouette, bien au centre de la composition, la seule de face, qui nous regarde ? Elle n’est ni gaie, ni triste. Impavide.

J’approche :   c’est une œuvre du « Maître de la fertilité de l’œuf ». Cette désignation saugrenue réjouit, mais n’éclaire rien. Ce n’est pas une identité et il n’y a semble-t-il pas d’œufs dans l’œuvre exposée à Ajaccio.

Le message se dérobe. Tant de détails sont incompréhensibles : les deux groupes de tentateurs sont-ils complémentaires ou s’affrontent-ils et dans quel but ? Cette chouette qui ne succombe pas à la tentation, est-elle une incarnation de la sagesse, comme le voudrait son statut d’attribut d’Athéna ? L’oiseau est-il un précurseur d’une écologie radicale plaidant pour la sobriété ? Et pourquoi pas une incarnation déchristianisée et blasphématoire du Christ repoussant les offres du malin ?

Le secourable téléphone n’est pas d’un grand secours. Les historiens d’art ont souligné des affinités entre Jérôme Bosch, Brueghel, Pieter van Laer dit le Bamboche et ce peintre inconnu, leur héritier tardif, qui viendrait de Bologne. On lui attribue une quarantaine de tableaux loufoques dont la stylisation m’évoque les images de fêtes foraines, les premiers dessins animés ou les automates que l’on offre aux enfants.

J’ai eu beau essayer de l’écrire, l’image résiste aux mots. Elle est d’une efficacité symbolique redoutable au-delà de ce que je crois qu’elle « veut dire ». Comme dans un rêve, j’en éprouve immédiatement la force.

Bibliographie

Lyevins, Verdot et Bégat, 1842, Fastes de la légion d’honneur. Biographie de tous les décorés  […] tome 2,https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi5l9qNsN35AhWahM4BHX4HC1MQFnoECBMQAQ&url=https%3A%2F%2Fgallica.bnf.fr%2Fark%3A%2F12148%2Fbpt6k39277w.texteImage&usg=AOvVaw1neuf08i_DRI_sVe47LJhX

Sur une œuvre du même peintre conservée à Dôle :

2 réflexions sur “Au musée Fesch d’Ajaccio, le « Maître de la fertilité de l’œuf »

  1. Il suffit parfois de la trame d’un rideau et l’image qui tremble un peu derrière apparaît à la rencontre du monde extérieur (avec ses navires de croisière disproportionnés) et des thèmes imaginaires qui nous parlent… comme dans un rêve éveillé.

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