Rothko. La voie négative

Voici quelques notes sur l’exposition Rothko de la fondation Louis Vuitton. Je ne me suis pas astreinte à confronter vraiment ce que j’ai appris de la vie du peintre et ce que j’ai ressenti devant son œuvre… que j’ai peut-être vue trop vite (surtout la dernière salle) et je ne suis peut-être plus capable de faire intensément l’expérience de « la présence », comme lorsque j’avais visité la galerie Tate à Londres.

Venu d’un monde barbare,

Né en 1903 dans l’Empire russe, Mark Rothkovitch émigre en 1913 avec sa mère et sa sœur pour fuir les pogroms du début du 20e siècle. Portland, dans l’Oregon, où vivent déjà son père et ses frères, est leur but. Annie Cohen-Solal raconte qu’on avait fait porter au garçonnet un écriteau sur lequel on pouvait lire: “I don’t speak english”. Evidemment, en contexte, ça n’a rien d’une brimade. La famille avait simplement peur de le perdre, mais dans le souvenir de Rothko, cette expérience sera la première des humiliations qui attendaient les nouveaux émigrés aux Etats Unis.

Six mois après son arrivée, Markus perd son père et il grandira dans la gêne. Entre 3 et 14 ans, il avait reçu une éducation juive qui le marquera durablement. Elève brillant, il est admis à l’université de Yale, mais il rate son intégration dans cette université très conservatrice, renonce à des études d’ingénieur ou d’avocat et décide de s’initier à la peinture.

En 1932, à 29 ans, il rencontre Édith Sachar avec qui il se marie. Sa femme gagne leur vie en fabriquant et vendant des bijoux. Il y a très vite la blessure de l’insuccès et l’humiliation causée par sa femme qui le force à travailler comme vendeur. Plusieurs séparations avant la rupture. Il quitte Edith Sachar, s’effondre, arrête de peindre pendant un an. (https://encalado.com/2016/05/10/mark-rothko-une-toile-recouvre-un-neant-detre-partie-12/), puis en 1944, il rencontre Mell qu’il épouse après quelques mois. Mark et Mell auront deux enfants et vivront ensemble presque jusqu’à la fin de la vie de Rothko.

En 1940, lorsqu’il obtient la nationalité américaine, Markus Rothkovitch raccourcit son nom en Mark Rothko.

Dans les années 35-40, Rothko peint des stations de métro avec de vagues esquisses d’êtres humains, ombres de pauvres voyageurs sans voyage, qu’on peut trouver « malhabiles ».  

1936. Untitled

Puis, influencé par le surréalisme européen fraîchement débarqué à New York, il crée d’étranges peintures colorées qui rappellent Francis Bacon, Roberto Matta ou André Masson.

1946. Harpe éolienne

La « peinture en champs de couleur » et le sfumato

Vers 1947 commencent ses œuvres abstraites, que les critiques (par exemple Valérie Oddos 18/10/2023) expliquent par le choc de la Seconde Guerre mondiale : que peut-on encore peindre après les guerres qui ont fracassé les illusions sur la culture européenne ?

Rothko est un parmi les peintres comme Jackson Pollock ou Adolph Gottlieb qui n’acceptent pas la pérennité d’un art destiné à orner les salles à manger des riches Américains. Mais il refusera sa vie durant de se ranger sous la bannière de l’art abstrait. « Mon art n’est pas abstrait, il vit et il respire ». Ce qui l’intéresse, ce sont les émotions.

Le visiteur est saisi par la rencontre de ces toiles si simples. Les premières reposent principalement sur le rouge, l’ocre, et sur le jaune clair qui fait rayonner le rouge. Les critiques appellent cette période le Color Field painting movement, littéralement « le mouvement de la peinture en champs de couleur ». Au cours de la décennie suivante, Rothko s’en tient à des formes rectangulaires dont il travaille les couleurs en procédant par couches minces.

Les teintes ensoleillées alternent avec de grands rectangles bleus et noirs. Il marie par exemple le bleu (couleur d’un ciel profond), le noir et le blanc. Les séparations sont incertaines, la matière même est parfois humide et légère comme ce blanc tissé en nuages.

1956. Green on blue

Les couleurs tremblent un peu parce que les angles et les bords sont estompés et fusionnent avec le fond caché sous les dernières couches, ce qui évite l’effet géométrique et cérébral des toiles de Mondrian et ouvre un espace où les couleurs flottent doucement…

D’autres fois Rothko plonge le spectateur au milieu d’immenses toiles où des rouges s’opposent à des noirs et des violets. 

Ce qui sépare sa peinture d’un art décoratif, c’est l’invitation faite au spectateur de se séparer de tout ce qu’il tient pour beau et qui est juste encombrant, pour s’immerger dans un espace tout autre. Christopher, son fils explique ainsi le but de son père:

Pour mon père, le monde émotionnel était la voie d’accès à ses spectateurs. D’où son ambition d’élever la peinture au niveau émotionnel dont est capable la musique. Elle peut vous tirer des larmes. Ses tableaux aussi. Ils parlent une langue universelle qui n’a pas besoin d’explications. On ne comprend pas bien pourquoi ils nous remuent, pourquoi ils nous émeuvent, mais ils le font. Entretien avec Harry Bellet, octobre 2023, Le Monde, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions 

Et Rothko écrit :

Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que bon nombre de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. » (cité par Encalado (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko)

La dimension monumentale s’impose car elle permet d'envelopper le visiteur dans une atmosphère réduite à des accords de couleur :

Comme je suis engagé dans l'élément humain, je veux créer un état d'intimité _ une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. L'échelle est d'une extrême importance pour moi _ l'échelle humaine.    Rothko, Écrits sur l’art, « Le professeur idéal », 1941, pp. 55-56.)


Une expérience immersive

Des toiles nocturnes que l’ombre borde sont conservées aujourd’hui à la Tate de Londres. Leur célébrité tient en partie à leur histoire.

Elles avaient été commandées en 1958 par la Seagram, richissime entreprise de vins et spiritueux, pour décorer un restaurant. Rothko a testé des formats horizontaux pour qu’ils puissent être visibles au-dessus de la tête des convives. Or il vint déjeuner au restaurant et fut plongé dans un brusque désespoir à l’idée des clients papotant, discourant, jacassant, bâfrant sous ses toiles. Il décrivit le restaurant du Seagram comme « un lieu où les salauds les plus riches de New York viennent pour bouffer et se montrer… », avant d’ajouter : «J’espère ruiner l’appétit de chacun des fils de pute qui mangera dans cette pièce ! » Il finit par rendre son chèque à la famille Bronfman et conserva ses tableaux jusqu’au moment où le directeur de la Tate Modern lui proposa de leur consacrer une salle. Ils y sont exposés aujourd’hui.

The Houston Chapel

Toujours en quête d’un espace global où immerger le spectateur, Rothko accepte la commande d’un ensemble de panneaux pour la chapelle voulue par un couple de collectionneurs, Dominique et Jean de Ménil. Il a dû trouver là ce qu’il cherchait : la forme octogonale de la chapelle et la pénombre qui y règne plongent le spectateur dans un bain de couleurs, supprime toute séparation avec les toiles. Rothko espérait que le visiteur pourrait faire l’expérience spirituelle de l’éternité dans ce lieu si paisible. Dans le discours d’inauguration de la chapelle après la mort du peintre, Dominique de Menil déclara :

Les images qui n'ont jamais été acceptables pour les juifs et les musulmans sont devenues intolérables pour tous aujourd'hui ... Nous ne pouvons plus représenter Jésus et ses apôtres ... Dans un monde encombré d'images, seul l'art abstrait, peut nous conduire au seuil du divin ... Rothko fut prophétique de nous laisser un environnement nocturne. La nuit est paisible. La nuit est enceinte de la vie […] (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko/)

Ainsi les couleurs peuvent remplacer le récit et l’exhibition des visages et des corps si chers à la peinture baroque. Cette peinture invite à méditer sur « l’essentiel ». Des moyens minimalistes conduisent à un ordre de réalité où fusionnent le beau et l’émotion, jusqu’à faire paraître les autres peintres comme trop bavards, trop décoratifs, insignifiants comme des peintres d’affiches publicitaires.

Les cendres de la série des Black and Grey

L’exposition s’achève par la série des Black and Grey, commande abandonnée, prévue pour le bâtiment de l’Unesco à Paris. Un ensemble ascétique de variations autour de deux rectangles noirs et gris superposés, est confronté à deux sculptures monumentales de Giacometti.

Pour ces tableaux, le peintre a soustrait toutes les couleurs. Il n’a gardé que le gris et le noir qui envahissent la toile.

Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, Joseph Nechvatal, Whitehot magazine

Est-ce encore de la peinture ? Pour moi, la magie ne fonctionne plus. Je ne vois qu’une matière plate sans épaisseur et sans espace qui m’ôte la possibilité d’un rapport contemplatif à cet art devenu soudain une maladie mortelle. Que pouvait encore peindre Rothko qui ne soit une répétition de l’expérience parfois atteinte d’un infini présent sur terre ? 

Rothko s’est suicidé à New York, le 25 février 1970.

Quelques références

Bellet, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions

Cohen-Solal,  Annie, 2023, Mark Rothko, Collection Folio histoire (n° 334), Gallimard.

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

Nechvatal Joseph, « Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, » Whitehot magazine.

Oddos Valérie, 2023, https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

De Staël, un itinéraire

J’avais entendu par hasard, sur France Culture, Stéphane Corréard critiquer sévèrement la grande exposition de Staël du Musée d’Art Moderne de Paris.  Il trouvait l’exposition trop copieuse (Nous qui n’avons pas accès aux collections privées, nous avons été enchantés  de découvrir des dizaines d’œuvres jamais exposées). Il trouvait qu’elle faisait trop de place au mythe romantique du génie fou d’amour qui se suicide à 41 ans pour l’amour d’une femme (Bien sûr que notre côté Paris Match s’émeut devant les photos de ce grand type au visage si beau, si inquiet, qui va mourir bientôt, mais enfin l’exposition nous invite à regarder l’aventure de la peinture, à nous concentrer sur l’angoisse d’être peintre davantage que sur l’homme foudroyé par l’amour. On peut mourir aussi d’être peintre.)

En fait, Stéphane Corréard n’aime pas cet art qui lui paraît trop sage, trop « qualité française ». Il le met en parallèle avec la peinture américaine de Rothko, ou Pollock qui, dans les mêmes années 50, incarnaient la modernité. (Nous avons aimé au contraire passionnément l’effort du peintre pour trouver son chemin au milieu de l’abstraction et du cubisme, sa façon de tracer son chemin, comme on ouvre une voie à travers une forêt lorsqu’il faut décider d’avancer à chaque carrefour, se perdre ou se trouver, jusqu’à inventer le réalisme abstrait qui, pour nous, est le style même de de Staël).

Que faire quand on ne se satisfait pas des formules du temps ? De Staël était pourtant un imitateur doué.

De Staël. Composition 1951

Des quadrilatères dans une matière un peu grumeleuse composent un grand tableau qui va du goudron à la Soulages, à des marrons, des gris sombres ou clairs, en passant par des blancs délicats, une touche de rose de ci, de là… entre les  carreaux, des joints cimentent la structure.

Mais déjà les mosaïques se colorent et la figuration se fait plus évidente. Des fleurs, dit le titre… un grand bouquet de couleurs saturées qui n’a même pas besoin d’un vase pour trouver son équilibre.

Fleurs

En 1952, De Staël sort de l’atelier, renoue avec le paysage (on ne saurait faire plus ringard !). La salle est pleine de petits formats sur carton pris sur le vif où le peintre apprend à peindre avec une économie de moyens remarquable. Il est le maître des gris : gris du presque noir de l’orage, au presque blanc de la plaine et gris teinté de beige comme reflétant la grande plaine..

De temps à autres, le paysage devient métaphysique comme dans le tableau de Sceaux où une déchirure verticale bleue entrebâille la matière minérale du parc.

Parc de Sceaux 1952

En 1953, 1954, avec la découverte du Sud, finis les gris délicieux. De Staël s’empare des couleurs violentes. Par exemple la petite toile qui représente Agrigente repose sur quatre couleurs sans ombres : le violet pour le ciel ; le jaune pour la terre vers l’horizon ; le rose pour le chemin qui va à la rencontre d’une tache rouge… Il faut bien partir à la rencontre de quelque chose… un triangle du même rouge orangé longe le côté droit. De Staël a gardé les lignes simplifiées des paysages de 1952, mais a changé complètement sa texture : sa peinture devient liquide, la profondeur et le mouvement viennent des triangles qui convergent et donnent à la toile son impression de mouvement.

Agrigente

Des dessins (pas si loin des dessins d’architecte) montrent sa façon de travailler « sur le motif » en dépouillant le paysage de ses détails ;

Encore des aplats pour le beau paysage nocturne de la Seine. Une nappe d’eau grise glisse sous le pont des Arts. Aux trois-quarts de la toile, la ligne bleue du pont, puis la masse noire des bâtiments. Des tours et des clochers blancs transpercent le ciel. Comme ils sont blancs ! Ceux qui ont mon âge se souviennent de ce Paris noir d’avant les énormes bateaux-mouches, quand on restait sur les ponts pour voir couler la Seine sans voir grand chose sinon quelques lueurs au loin.

Le fleuve et l’ombre

… Le nu bleu extraordinaire est un mixte moitié femme, moitié paysage, moitié géométrique, moitié extatique, perdu dans le ciel rouge.

Puis un nouveau changement de texture avec les natures mortes peintes au pinceau, pommes, flacons, et ces feuilles de laitue légères tracées d’un seul geste… Facile, peut-être, cette salade posée sur un fond noir et son récipient blanc presque translucide, mais je me dis qu’il faut du courage pour préférer d’aller esseulé à la rencontre des objets du quotidien, plutôt que de se fondre dans le mouvement collectif qui emporte la peinture moderne.

Retour aux gris, aux bandes horizontales qui font le fond du tableau. Dans la toile des mouettes, l’horizon est très bleu, les mouettes, malgré leurs ailes lourdes s’envolent vers cet au-delà.

Et c’est déjà la fin. Le tableau rouge intitulé Le Concert n’a pas pu venir. Le Fort d’Antibes restera le dernier tableau. On y retrouve les trois bandes parallèles, le gris sombre du premier plan, les vagues claires du milieu, le ciel bleu-noir du haut. Pas de trace humaine, si ce n’est cet édifice rectangulaire fiché au milieu de la toile. La solitude peut-être.

Des tombes au Père-Lachaise

Sur la foi du nom du directeur de conscience de Louis 14, je croyais que le cimetière du Père-Lachaise datait du 17e siècle. J’ai appris qu’il avait ouvert seulement le 21 mai 1804. Comme il était « boudé » par les clients potentiels, les autorités ont fait transférer les restes de quelques célébrités du temps jadis, pour donner envie aux gens en vue de se faire enterrer près des tombes de Molière et de La Fontaine. Comme les quartiers d’habitation, les lieux d’inhumation sont soumis à la mode.

Je n’aime pas beaucoup la succession de petites maisons aux portes closes que l’on trouve dans beaucoup de cimetières français. Mais finalement, le Père Lachaise contient tant de souvenirs qu’il est fascinant. Il reste à trouver les histoires qui nous laissent stupéfaits ou qui nous touchent.

Elisabeth Stroganoff épouse Demidoff

Un des plus grands tombeaux du cimetière a été construit pour Elisabeth Stroganoff épouse Demidoff, une baronne russe décédée en 1818 dont j’ignorais tout. La baronne aimait Paris où elle avait choisi de vivre après s’être séparée d’un mari ennuyeux qu’on lui avait fait épouser à seize ans.

Le temple élevé sur une colline était en contrejour. Aussi, les visiteurs, s’ils levaient les yeux vers les colonnes depuis l’allée située en contrebas, étaient-ils persuadés qu’ils voyaient entre deux colonnes l’imposant fessier d’une jeune morte. Ils disaient rêveurs : « Quel drôle d’idée de sculpter un pareil derrière… et qui nous tourne le dos en plus ! ». En s’approchant, ils découvraient leur méprise en reconnaissant un double écusson couronné où figuraient les armes du comte Demidoff.  L’erreur pour grossière qu’elle soit va bien à ce qu’on imagine de la vie légère de d’Elisabeth Stroganoff mais les êtres peuvent faire ce qu’ils veulent de leur vie. La sépulture est là pour rappeler qu’après la mort d’une aristocrate, seuls importent les liens qui font d’elle pour l’éternité une épouse Demidoff.

l’histoire de la sépulture ne s’arrête pas là : à la fin du 19e siècle, un journaliste en mal de copie raconta que, dans son testament, la baronne avait promis sa fortune à celui qui passerait 365 jours de réclusion volontaire auprès de son corps. Il paraît qu’il y eut beaucoup de candidats. Les gens croient volontiers aux fantômes et ils étaient fascinés par l’idée d’une morte séjournant encore dans le cercueil où elle menait une vie crépusculaire en attendant d’assouvir son besoin de chair fraîche.

La 19e division, est assez près de la 55e où se trouve le tombeau de Thiers encore plus pompeux ! En vain ! Thiers restera l’homme qui est allé négocier avec l’ennemi la libération de 60 000 prisonniers de guerre afin d’écraser la Commune,  celui qui a fait fusiller les derniers insurgés réfugiés au père Lachaise, alors même que l’insurrection avait été écrasée. Victor Hugo qui n’avait pas approuvé le soulèvement a salué le courage des communards dans un poème :

Là des tas d’hommes sont mitraillés ; nul ne pleure ;
Il semble que leur mort à peine les effleure,
Qu’ils ont hâte de fuir un monde âpre, incomplet,
Triste, et que cette mise en liberté leur plaît.
Nul ne bronche. On adosse à la même muraille
Le petit-fils avec l’aïeul, et l’aïeul raille,
Et l’enfant blond et frais s’écrie en riant : Feu !

(…)

Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ?
Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ?
L’un sait-il travailler et l’autre sait-il lire ?
L’ignorance finit par être le délire ;
Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin,
Et n’ont-ils pas eu froid ? et n’ont-ils pas eu faim ?
C’est pour cela qu’ils ont brûlé vos Tuileries.
Je le déclare au nom de ces âmes meurtries,
Moi, l’homme exempt des deuils de parade et d’emprunt,
Qu’un enfant mort émeut plus qu’un palais défunt
C’est pour cela qu’ils sont les mourants formidables,
Qu’ils ne se plaignent pas, qu’ils restent insondables,
Souriants, menaçants, indifférents, altiers,
Et qu’ils se laissent presque égorger volontiers.
Méditons. Ces damnés, qu’aujourd’hui l’on foudroie,
N’ont pas de désespoir n’ayant pas eu de joie.
Le sort de tous se lie à leur sort. Il le faut. (Les Fusillés)

Mémoire Nécropolitaine 

Près du rond-point Casimir Périer, se trouve une chapelle vide avec un appareil photo, installé au fond. Un QRcode affiché à l’entrée renvoie au site créé par André Chabot et Anne Fuart. Bien vivant, le couple a créé l’association La Mémoire Nécropolitaine qui comporte un fonds documentaire de plus de 200 000 clichés glanés de par le monde, véritables témoignages des richesses funéraires de l’humanité. (https://www.lassurance-obseques.fr/memoire-necropolitaine-futur-de-passe-sinvite-pere-lachaise/)

Boris Akounine, son pseudonyme, et Grigori Tchkhartichvili, le nom réel d’un écrivain géorgien auteur de romans policiers, est un autre de ces amateurs qui arpentent les cimetières. Dans son Histoires de cimetières signé de ses deux noms, Akounine/Tchkhartichvili fait confiance à la littérature pour attirer l’attention des visiteurs. C’est dans ce livre que j’ai appris qu’on avait transféré les os de stars de la littérature pour lancer le Père Lachaise comme on lance un parfum ou une série télévisée. Je m’avise qu’il a mis la photo du monument de la baronne Stroganoff pour illustrer son chapitre sur le Père-Lachaise.

Dans le soleil du père : Georges Hyppolite Géricault et le troisième tombeau de Théodore Géricault

Tout m’émeut dans l’étrange tombeau de Géricault situé dans la 12e division. La mort violente du peintre, l’intervention du sculpteur Etex qui ne supporte pas que le grand artiste repose sous une dalle quelconque et qui décide de lui élever un tombeau. La contribution financière de Georges Hippolyte, l’enfant illégitime qui n’a pas été reconnu par son père et qui financera la statue de bronze qui orne aujourd’hui la tombe.

Avant même de peindre le Radeau de la Méduse, Géricault vivait au-delà de la vie qui lui était destinée.

Il aimait les chevaux. J’ai reproduit dans un billet consacré à Rosa Bonheur, une tête de cheval blanc aux beaux yeux graves, qui est conservée au Louvre https://wordpress.com/view/passagedutemps.com). Il peignait l’écho des batailles perdues où la gloire apparaît comme une imposture. Il était fasciné par la mort et la folie.  Pour s’imprégner des couleurs des mourants, il ramenait des membres, coupés sur des cadavres de l’hôpital Beaujon, qui pourrissaient dans son atelier. Il peignait le regard oblique des fous. Il peignait son chat mort  et nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’il s’agissait aussi de lui.

Il aimait les folles courses à cheval où il manquait de se rompre les os. Il finit par chuter à 33 ans. Il survécut quelques mois à l’accident, à demi paralysé, avant qu’une infection se déclare dont il est mort en 1824. Ses biographes évoquent aussi une tuberculose osseuse ou la syphilis comme causes du décès.

En 1837, Antoine Etex, sculpteur néoclassique reconnu, travaillait à un monument funéraire au Père-Lachaise lorsqu’il découvrit que le peintre n’avait aucun tombeau. Etex est resté à l’arrière-plan de l’aventure romantique, mais il avait ses lettres de noblesse. On peut voir sur l’Arc de Triomphe deux groupes sculptés par lui, La Résistance et La Paix. Ils ont hélas, trop de retenue pour émouvoir, mais Etex comprenait l’art de Géricault qui avait estomaqué les visiteurs du salon de 1819 avec Le Radeau de la Méduse. Il savait, lui, que Géricault qui avait embrassé si passionnément, si férocement, la peinture était un génie. Il lance une souscription, propose un modèle en plâtre qui sera retenu par un jury. Il a représenté Géricault « à la façon d’un gisant étrusque » étendu sur le couvercle d’un sarcophage, sa palette de peintre encore à la main. (Hachet).  Il doit emprunter de l’argent pour terminer l’œuvre présentée avec succès au salon de 1841.

Tombe de Géricault, avenue de La Chapelle

Malheureusement, la statue de marbre tendre s’abime et il faut la mettre à l’abri au musée de Rouen. Etex sculpte un nouveau monument. Finalement, un legs du fils naturel de Géricault, Georges Hippolyte, permet de faire couler en bronze, la statue ainsi que les bas-reliefs évoquant les tableaux les plus célèbres du peintre.

Géricault avait eu ce fils avec Alexandrine Caruel, de 28 ans plus jeune que son mari, l’oncle de Théodore à qui elle avait été mariée presque enfant. La suite est facile à imaginer : la demoiselle et le vieux mari ; Théodore, cavalier hors norme de belle allure, peintre virtuose célèbre à 21 ans, avec cette énergie tourmentée qu’on retrouvera dans la monstrueuse accumulation de mourants du Radeau de la Méduse.

Comment a été élevé leur enfant déclaré à sa naissance comme le fils de la bonne et d’un père inconnu ? Les familles de cette époque ne transigeaient pas avec l’adultère et plus d’un enfant bâtard se heurtait au secret de son origine qui se dérobait. Géricault a été envoyé à l’étranger en 1816, à la suite du scandale. De retour en France, il n’a semble-t-il jamais cherché à rencontrer Georges Hippolyte. Cependant, après le décès du peintre, le grand-père reconnut son petit-fils. On peut imaginer que le père devenu doublement un fantôme hanta ce fils toute sa vie. Il l’avait abandonné après lui avoir donné la vie, puis il l’avait abandonné en mourant trop tôt.

Quand Georges Hyppolite apprit qui il était, il se mit à chercher des ressemblances en contemplant les tableaux de son père. La romancière André Chedid imagine cette quête du père par le fils dans son roman Sous le soleil du père, rédigé à partir de notes retrouvées à la mort de Georges Hippolyte. En 1841, à 24 ans, autorisé à porter le nom du mort, il avait rédigé un testament jamais modifié par lequel il léguait la fortune familiale à l’Etat à condition qu’une part importante du don soit consacrée à la restauration du tombeau. Quand il meurt 40 ans plus tard, en 1882, dans une chambre d’un hôtel de Bayeux, on retrouve le testament sur lui. Les sculptures d’Etex sont alors fondues en bronze.

Il faut avoir été privé de sa filiation pour croire qu’il est important d’avoir son nom gravé sur une pierre. Georges Hippolyte n’obtiendra pas d’être enterré dans la tombe du peintre, mais pour quelques curieux, il est Géricault, le fils.

 La mémoire de la commune de 1871 : le mur des Fédérés

En 1871, la commune s’est achevée par la semaine sanglante du 21 au 28 mai quand les derniers résistants ont perdu devant l’armée versaillaise. Dans l’enceinte du cimetière, 147 communards ont été fusillés.

Le mur que l’on visite n’est pas celui du massacre, commémoré aujourd’hui par une statue dans le jardin Samuel de Champlain. Il est dans le petit cimetière de Charonne là où l’on a retrouvé les corps jetés dans une fosse commune. Chaque année une foule militante se rassemble devant une plaque commémorative. Ils étaient 1000 personnes en 1880, 5000 en 81, 20 000 en 82,.

1936 Manifestation commémorative devant le Mur des Fédérés, en présence de Maurice Thorez, Léon Blum, Maurice Paz, Marcel Cachin, Mme Blum, Marcel Gitton, Jacques Duclos, André Morizet, Jules Moch. Au premier rang : les vétérans de la Commune] :  [photographie de Marcel Cerf]

Malgré ce souvenir sanglant, le cimetière de Charonne est charmant, tout petit, serré contre l’église qui ressemble à une église de village, (ce qu’elle était d’ailleurs). On voit forcément une grande statue de fonte en habit du 18e siècle. C’est Bègle dit Magloire. Il est difficile de démêler la mythomanie, la facétie et l’histoire dans l’épitaphe de celui qui se disait le Secrétaire de Robespierre (lequel n’en a jamais eu d’après les historiens). L’autodérision l’emporte chez celui qui remplace son nom de Bègue par Magloire : “Bègue dit Magloire, peintre en bâtiments, patriote, poète, philosophe et secrétaire de Monsieur Robespierre 1793”.

 Il semblerait en fait qu’il ait été un peu rebouteux. Ayant fait fortune. Il acheta son emplacement en 1833 et fit édifier ce monument. Pour son inhumation, il avait prévu 5 francs par convive, chargé de chanter sa gloire et de boire à sa mémoire : « Il nous faut chanter à la gloire / De Bègue François-Eloy / Ami rare et sincère / Fit mention dans son testament / Qu’il fut enterré en chantant. / Pour le fêter en bon vivant / Il nous laissa chacun cinq francs / En vrais disciples de Grégoire / Versons du vin et puis trinquons / buvons ensemble à sa mémoire ; / C’est en l’honneur de son trépas / Qu’il a commandé ce repas ». (Marie-Christine Pénin, https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1045.html

Et toi que ramèneras-tu dans les filets de la mémoire, la chronique, révolutionnaire (version grandiose ou version grotesque) ? Le souvenir du plus romantique des peintres ? Les rêves de grandeur d’une aristocrate dont le nom n’évoque qu’une recette de bœuf pour la quasi totalité des Français ?

AKOUNINE Boris TCHKHARTICHVILI Grigori, 2014, Histoires de cimetières, tr. Paul Lesquene, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc.

https://www.lassurance-obseques.fr/memoire-necropolitaine-futur-de-passe-sinvite-pere-lachaise/

https://fr.anecdotrip.com/l-etrange-testament-de-la-comtesse-demidoff–vinaigrette

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lisabeth_Alexandrovna_Stroganoff

https://www.jean-charles-hachet.com/Gericault-et-ses-trois-tombeaux.html

https://www.lejournaldesarts.fr/opinion/reflexions-sur-la-maladie-et-la-mort-de-theodore-gericault-1791-1824-113481)

https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1045.html

Gallica, Cerf, Marcel (1911-2010) [Photographe] [1405]

Villers-Cotterêts : cité internationale de la langue française/ des langues françaises

Pour une fois, c’est en province, dans la ville sinistrée par la crise de Villers-Cotterêts qu’un chef d’État a choisi de fonder en son nom un établissement culturel prestigieux. Emmanuel Macron a inauguré en novembre 2023 la Cité internationale dans le château qui, a-t-il dit, « menaçait de s’effondrer,  [en 2017] patrimoine en péril. Et je prenais alors le soir même, à Reims, l’engagement de pouvoir raviver ce lieu, de lui redonner sa force, sa beauté, d’y retrouver l’histoire » (Discours d’inauguration 2023).

François Ier a signé la célèbre ordonnance de 1539 à Villers-Cotterêts. L’ordonnance regardait pour l’essentiel l’unification du droit dans le royaume. Cependant deux articles concernaient la langue des textes administratifs et les décisions de justice : les actes notariés, les archives et les déclarations de baptême ne seraient plus rédigés en latin, mais en langue maternelle « françoise et non autrement ». On a beaucoup glosé pour savoir si le latin était la cible de l’édit, ou tout autant les dialectes parlés par les sujets des provinces. Le parcours s’achève en tout cas par une réflexion sur les liens du pouvoir et des parlers qui s’emploient sur un territoire.

Le parcours de visite, au premier étage, est constitué de quinze salles et d’une salle d’introduction sur le château et son territoire. Il se termine par la chapelle royale décorée par des sculptures influencées par la renaissance italienne.

La Chapelle royale. Un décor italien
Chapelle Royale. Détail

Le parcours, consacré à la langue française, a été conçu sous le commissariat scientifique de Xavier North, un haut fonctionnaire qui a été délégué à la langue française et aux langues de France (très favorable aux langues régionales), de Zeev Gourarier actuel directeur du Mucem de Marseille (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée),  d’Hassane Kassi Kouyaté, un metteur en scène, conteur et acteur burkinabè qui dirige le Festival international de la francophonie, de Barbara Cassin, enfin. Spécialiste des philosophies grecques, elle est la directrice du Dictionnaire des intraduisibles dont l’objet est l’histoire des vocabulaires européens de la philosophie. Ce dictionnaire se penche sur des mots qui jouent un rôle dans les systèmes des philosophes européens, mais ne se correspondent pas exactement d’une langue à l’autre, ce pourquoi ils font l’objet de tentatives de traduction sans cesse recommencées : comment traduire spleen, saudade, mélancolie qui ne disent pas la même chose; mind qui n’est pas  Geist ou esprit… ? A l’exception de Barbara Cassin qui a une large compétence de lexicographie culturelle, les responsables ne sont pas des linguistes, mais des intermédiaires culturels connus pour leur ouverture aux apports de toute la francophonie.

On comprend que la Cité réserve une place notable aux rapports du français et des autres langues. A l’accueil, comme un manifeste, la verrière joliment baptisée « ciel lexical » nous invite à jouir de la diversité des mots (et à constater nos lacunes) : « wassingue » (serpillière, Picardie, Belgique), « ambianceur » (personne qui met de l’animation, Afrique), « chelou » (louche, en verlan) « carabistouille » (baliverne, bêtise, Belgique), « divulgacher » (gâcher l’effet de surprise d’un spectateur ou d’un lecteur, Québec), voisinent avec « prose », « dialogue des cultures » ou  « Alexandre Dumas » qui est un enfant du pays. La cité de la langue française n’est pas là pour dire la norme, mais pour inviter à jouir de la richesse foisonnante des vocabulaires français.

Villers-Cotterêts. Le « ciel lexical » de la verrière

Le parcours s’appuie sur des dispositifs audiovisuels dont beaucoup sont présentés sous forme de jeux permettant des interactions avec le public. La section « Une langue-monde » insiste sur le grand nombre de territoires qui se réclament de la francophonie

Carte des pays adhérents à l’Organisation Internationale de la Francophonie

Le tableau est davantage politique que linguistique : il ne met pas en avant les avancées de l’anglais comme langue étrangère, et le recul du français comme langue locale, par exemple dans le Maghreb. Du moins, il a l’intérêt de montrer aux visiteurs que l’avenir du français se joue en Afrique ! Le lien entre l’expansion du français et la colonisation est abordé à travers une dénonciation de l’oppression sous couvert de civilisation, par exemple dans une caricature de l’Assiette au beurre (1911), mais aussi dans les déclarations d’intellectuels revendiquant la langue française comme un butin. Le directeur de la cité résume : La langue française est une culture partageable. Elle appartient à ceux qui la parlent. C’est la liberté qu’on se donne de parler une langue qu’on choisit ».

L’Assiette au beurre (1911). L’hypocrisie des arguments des colonisateurs

Les salles suivantes évoquent les  capacités expressives du français, Une grande bibliothèque pour rappeler que le français est une langue d’écrivains. Plusieurs milliers d’ouvrages écrits en français, de tous les continents, de toutes les époques et de tous les genres (romans, poésie, essais, bande-dessinée, littérature jeunesse…) sont présentés et « consultables sur place ». Mais qui va se mettre à lire au milieu du brouhaha ? Il n’y a nulle part où se poser. La grande bibliothèque, c’est de la frime. 

Le jeu peu convainquant du bibliothécaire virtuel invite le visiteur à répondre à une série de questions, au bout desquelles, il propose une recommandation de lecture ! Une caricature de chatGPT à mon avis ! Il est difficile d’inventer des dispositifs « drôles » capables de parler de littérature !

Les salles suivantes présentent une image de la création qui passe par des moyens populaires : le rire de MysTic

Les mots coeurs moqueurs de Miss.Tic

La colère des humiliés.

Citations de murs

Une langue est un objet virtuel. Comment en parler ?

Les organisateurs du parcours sont assez à l’aise avec la célébration des voyages des mots d’une langue à l’autre. Le parcours montre que le français s’enrichit des langues dont il se nourrit : sous un dôme, s’affichent quelques-uns des emprunts aux langues germaniques,  à l’arabe, à l’italien, au grec, au sanskrit, à l’anglais bien sûr… des exemples développés permettent de suivre les évolutions d’abricot (à partir de l’arabe) ou de sirène, du chant des sirènes à la sirène des pompiers (à partir du grec). Evidemment quelques mots, c’est suggestif, mais cela ne permet pas de se faire une idée de la masse des emprunts ou de l’importance de la polysémie. Et le visiteur ne saura trop quelles sont les causes (conquêtes militaires, échanges commerciaux…), ni quels sont les acteurs qui ont apporté ces mots.

Comment prononçait-on les Serments de Strasbourg ?

Un dispositif sonore permet d’écouter les voix réelles ou reconstituées de personnages historiques. C’est sûrement un choc pour un élève de découvrir qu’il ne comprend pas la façon de parler de François Ier (on peut entendre la reconstitution de sa voix dans le parcours virtuel de la cité à l’adresse https://www.cite-langue-francaise.fr/decouvrir/le-parcours-de-visite

La norme orthographique

Deux youtubeurs belges, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron posent des colles à un jeune public ravi : Comment écrit-on « parasol » : avec un s ou deux ? Pourquoi il n’y a pas de « s » à « va au lit » alors qu’il y en a un à « réponds à la question » ?

Parasol ou parassol ?
Apprend ou apprends. Les complications de l’impératif

Les commentaires des deux compères sont à la fois drôles et bien informés, mais Je ne suis pas sûre que l’outil numérique permette aux enfants de se poser, d’écouter ce qui est dit… encore moins de l’assimiler !

Les salles suivantes ont recours entre autres à des sketches pour faire réfléchir le public à la difficulté d’éliminer les anglicismes, si commodes, ou aux « micro-agressions » à l’égard de personnes issues d’une communauté dévalorisée. Par exemple à partir d’une scène des Femmes savantes où une bourgeoise se moque des fautes de grammaire de sa servante, on est conduits à réfléchir à ce que peut avoir de vexatoire la demande faite à un picard d’origine populaire qui arrive dans une soirée branchée de montrer comment on « parle ch’ti » .

Le statut d’une langue a une dimension politique, particulièrement en France qui n’a pas une définition ethnique, mais une définition politique de la nation. D’où l’importance de l’école chargée au 19e siècle de généraliser le français. Même si le français est un artefact, il a été efficacement imposé ce qui a eu pour conséquence de ravaler la multiplicité des parlers locaux au rang de parlers sans statut.

La langue n’existe pas

« La langue n’existe pas ! Il ne fallait donc pas faire cette cité » . Que veulent dire par là les opposants au projet de la cité et plus largement une bonne partie des sociolinguistes ?

1-Que le français est une construction historique et pas un objet naturel ?  C’est un thème largement évoqué dans le parcours.

2-Que les langues n’existent « pas sans les populations qui les parlent » ? La critique porte davantage car les dispositifs audio-visuels qui sont faits pour jouer et pour être utilisés rapidement ont du mal à évoquer les raisons qui font par exemple de l’arabe médiéval un pourvoyeur de mots savants comme zéro, algèbre, bien différents du bled et du toubib importés à l’époque de la colonisation.

3-Que les langues doivent être outillées et en particulier disposer d’une écriture codifiée ? Cette question n’est pas abordée et pourtant je me souviens d’une lettre envoyée pendant la Grande Guerre par un soldat occitan à sa famille : mal à l’aise dans son français scolaire, G. annonce d’abord à ses parents qu’il va écrire « en patois (c’est le terme qu’il utilise) » :
 je me trouve bien embarassé (sic) pour vous raconter quelque chose, je vais essayer si en patois ça pouvait mieux réussir. A la fin de sa lettre, il écrit qu’en l’absence d’orthographe codifiée, il renonce :
Enfin je vois que je vous ferai perdre votre temps pour déchiffrer tout ce patois (cité dans Martin 2014).
Bref, les conventions orthographiques du français sont les seules dont disposent scripteurs et lecteurs quand ils ne sont pas des lettrés qui militent pour la renaissance des langues régionales. Il y a dès lors rupture entre le patois de la quotidienneté et le français de la correspondance, ce qui limite l’usage de la langue maternelle.

4-Qu’on confond trop souvent la langue avec la langue légitime au sens de Bourdieu, la langue normée, véhiculée notamment par l’école et par les élites ? La Cité de Villers Cotterets, on le voit, s’est bornée à nous enchanter des variantes hors norme, à déconstruire la vision monolithique du français.

C’est bien cette vision tolérante qui reste en mémoire lorsqu’on quitte le château, mais Il reste beaucoup de travail à faire entre grammairiens et spécialistes des outils numériques si l’on veut aboutir à une représentation du/des français. Et surtout (comme dans un château enchanté) est mise entre parenthèses pour le temps de la visite l’enjeu de la maîtrise d’une langue commune.

Quelques références

AVANZI Mathieu, 2023 [2020], Comme on dit chez nous. Le Grand Livre du français de nos régions, Paris, Le Robert.

CALVET Louis-Jean, 2004, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes, Paris, Plon.

HOEDT Arnaud et PIRON Jérôme, 2020, Le français n’existe pas. Paris, Éditions le Robert

MACRON Emmanuel, 2023 Inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts. | Élysée (elysee.fr)

MARTIN, Jean-Baptiste, 2014, Les poilus parlaient patois. Documents dialectaux de Rhône-Alpes, Lyon : EMCC.

Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Une visite avec Deleuze

J’ose écrire quelques mots à propos de la remarquable exposition dédiée aux derniers mois de Van Gogh à Auvers-sur-Oise : il reste deux mois de vie au peintre avant son suicide à 37 ans, deux mois pendant lesquels il a peint 74 tableaux, dessiné et gravé 33 dessins et presque tout a été réuni à Orsay. Je n’ai pas la prétention d’ajouter quoi que ce soit aux connaissances qu’on a sur lui, mais je lis en ce moment les cours de Deleuze sur la peinture et malgré mes difficultés pour comprendre bien des pages du philosophe, je voudrais partager des formulations qui m’ont aidée à voir cette peinture en la rapportant moins à l’émotion, qu’au courage et à l’obstination qu’il faut pour se dissocier de son temps et peindre contre la majorité.

« Les peintres luttent sans fin contre les clichés qui envahissent la toile avant que la moindre touche de peinture ne soit posée, avant que la peinture ne commence. L’art n’est pas une bataille contre le blanc, mais contre le déjà-là, les lieux communs de la représentation inventés à la Renaissance » (Sur la peinture, p. 50)

Deleuze cite aussi Bacon : « Si vous ne passez pas votre toile dans une catastrophe de fournaise ou de tempête, vous ne produirez que des clichés » (Francis Bacon : Logique de la sensation p. 83-86, p. 43 dans Sur la peinture).  

Les commissaires ont  épinglé sur une carte d’Auvers-sur-Oise les photos anciennes des lieux qui inspirèrent les œuvres et ils ont localisé jusqu’aux racines d’arbres, objets de l’ultime peinture, mais pour moi, le  tableau n’est pas la reproduction, ce qui me fascine, c’est le travail de Van Gogh pour transfigurer le réel jusqu’au dernier jour de sa vie.

Animer des aplats de couleurs

Plutôt que telle vue sur la plaine, je « reconnais » les couleurs et les touches en virgules qui font vibrer le paysage. Deleuze écrit que ces virgules et ces colimaçons ont permis à Van Gogh de quitter les tons « boueux » de ses premiers tableaux et d’entrer dans la couleur.

J’approche : des traits apparemment jetés au hasard  donnent un rythme aux aplats de peinture. Grâce à eux, et grâce aux formes pointues des meules, le jaune projette sa lumière jusqu’aux collines bleues de l’arrière-plan.

Les gestes de Van Gogh remplissent la toile de lignes et font apparaître le jaune comme foyer de lumière.

Un champ vert, orienté verticalement par les rayures du blé en herbe, et c’est la représentation du mouvement du vent. (Trois coquelicots  éveillent le vert bleu de ces brins de blé). Le second plan ce sont des aplats jaunes, crème et vert. A l’horizon, la ligne des arbres en coquilles d’escargots délimite le coteau. Enfin, dans une variante du geste d’enroulement, voici des volutes d’un gris bleuté sous le bleu dur, et ce sont les nuages.

J’ai longtemps vu les reproductions du Champ aux corbeaux à travers Artaud. Je déchiffrais les calligraphies de l’angoisse dans les corbeaux noirs, dans les giclées marron, blanches qui tournoient au ciel, dans le champ convulsif. Van Gogh était l’incarnation du lien entre folie et génie ; il était le martyre de l’intolérance de la société :

Un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain […]

Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparé la vie.

Champ de blé aux corbeaux, juillet 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam

Deleuze voit dans sa technique le résultat d’une pensée et non l’expression frénétique d’un malade. Il invite à comprendre les tableaux comme un travail sur les couleurs  Rouge, jaune, et bleu : l’œil accompagne le chemin rouge qui traverse le jaune des blés de bas en haut, la bande du milieu un peu incurvée, a commencé bien avant le cadre du tableau, et se prolonge par le vol des corbeaux qui mène au bleu, d’autant plus bleu qu’il est assombri par les nuages clairs.

Les portraits et la couleur

Van Gogh a écrit en 1890 :

Ce qui me passionne le plus, beaucoup, beaucoup davantage que tout le reste dans mon métier, c’est le portrait, le portrait moderne. Je le cherche par la couleur et ne suis certes pas seul à chercher dans cette voie » (lettre à sa sœur Willemina citée dans Deleuze p. 340)

Suivant de près les explications du peintre, Deleuze explique qu’il utilise à cet effet les « tons rompus », un mélange de deux couleurs complémentaires avec dominance de l’une :

Un bleu rompu  c’est un mélange bleu-orange avec dominance de bleu. Vous rompez le ton. Le même ton sera pris  deux fois : comme ton vif et comme ton rompu (Deleuze p. 342)

J’essaie d’examiner le visage du docteur Gachet : il émerge d’un fond bleu intense, mais « son frac » est travaillé par les lignes serpentines orangées, et le visage rappelle la chevelure (Tiens ! Gachet est roux comme Vincent). Pas de passage progressif, de demi-teintes. Van Gogh pose des couleurs qu’il énumère :  

Je travaille à son portrait la tête avec une casquette blanche, très blonde, très claire, les mains aussi à carnation claire, un frac bleu et un fond bleu cobalt, appuyé sur une table rouge sur laquelle un livre jaune et une plante de digitale à fleurs pourpres…(Lettre de Van Gogh à son frère Théo, 4 juin 1980)

Il faudra que je revienne afin d’apprivoiser ce que veut dire exactement modulation et pourquoi c’est dans le portrait que s’invente, dit Deleuze, le nouveau régime de la couleur. Van Gogh est-il si loin du vitrail avec ses couleurs cloisonnées, juxtaposées sans transitions ? Mes souvenirs de collégienne me rappellent que l’orange des cheveux est la couleur complémentaire du bleu, que le rouge violent de la table a pour complémentaire le vert de la digitale, que les contrastes de bleus et de rouge donnent de l’intensité au beige qui aurait sinon éteint le visage.

Je n’ai pas le langage pour traduire en termes techniques le travail sur le portrait d’Adeline Ravoux dont le visage de trois-quarts se découpe sur un fond noir avec dans le coin droit un buisson de roses décoratif. Ce qui m’interpelle, c’est l’architecture du visage rendue par des juxtapositions de couleurs (plutôt que par des dégradés). J’y retrouve le jaune de la chevelure et une modulation du vert de l’habit. Je m’aperçois alors que les feuilles du rosier sont comme un écho assourdi du jaune-vert du visage. Le grand jeu du peintre est-il de nous dire que toutes les couleurs sont disponibles pour rendre la chair et qu’elles s’organisent selon leur vie propre ? Je reviendrai, armée de Deleuze

Les Racines

De cette visite, j’emporte encore le souvenir du ciel d’orage avec sa lumière d’avant la pluie :

Et puis la dernière image des racines. Les commissaires de l’exposition soulignent que ce tableau ancré dans la terre, n’a rien à voir avec la recherche de l’abstraction. 

Cependant le travail du cadrage attire le regard sur une réalité d’ordinaire peu visible.

Van Gogh, fils de pasteur qui a voulu devenir pasteur, est aussi le peintre de nouveaux « motifs » négligés: paire de vieux souliers, lit de fer dans une chambre étroite, chaise de paille dont le jaune intense remplit la toile. Ces objets de pauvres sont-ils des symboles de la simplicité christique ? On pense à cette leçon du Christ dans le Sermon sur la montagne : « Préférez l’humilité à la grandeur. Ce qui est petit est immense ».

Peut-être chaise nue et racines, devenues sujet principal et non fragments secondaires de scènes religieuses ou historiques, affirment-elles simplement leur présence entêtante de choses et rappellent que l’art de Van Gogh nous parle au-delà d’un art de la couleur fût-il éblouissant.

Gilles Deleuze, 2023, Sur la peinture, Paris, Editions de Minuit.

Lettre de Van Gogh à son frère Théo, 4 juin 1980, https://www.surlespasdevangogh.fr/638-lettre-de-vincent-van-gogh-a-theo-van-gogh-auvers-sur-oise-le-4-juin-1890.html

Louis Janmot à Orsay. Un catholique saint-sulpicien, une icône androgyne

La coïncidence entre deux expositions à Orsay et l’édition des cours de 1981 que Gilles Deleuze a consacrés à la peinture me fait rêver à ce que c’est que regarder. Peut-on apprécier à la fois Janmot, un bigot réactionnaire, en peinture comme dans ses idées, et Van Gogh, un des héros de Deleuze, qui invente l’espace et la lumière avec ses couleurs?

Le Poème de l’âme de Louis Janmot est une étrange suite de tableaux allégoriques obstinément poursuivis pendant presque 50 ans entre 1835 et 1881 et accompagnés  d’un poème de 2814 vers dont on peut entendre des extraits lus dans des cabinets attenants aux salles d’exposition. Un premier cycle de 18 tableaux, achevé en 1854, raconte les premières années, au Ciel et sur la Terre, de deux âmes, représentées sous les traits d’un jeune garçon accompagnée d’une petite fille. On suit les étapes de leur parcours depuis la naissance du garçon jusqu’à la mort prématurée de son âme sœur.

Baudelaire avait apprécié en 1845 un tableau peint dans la trentaine intitulé Fleur des champs :

Louis Janmot. Fleur des Champs (1845) Musée des BA de Lyon
  • « Nous n’avons pu trouver qu’une seule figure de M. Janmot, c’est une femme assise avec des fleurs sur les genoux. — Cette simple figure, sérieuse et mélancolique, et dont le dessin fin et la couleur un peu crue rappellent les anciens maîtres allemands, ce gracieux Albert Durer, nous avait donné une excessive curiosité de trouver le reste. Mais nous n’avons pu y réussir. C’est certainement là une belle peinture. — Outre que le modèle est très-beau et très-bien choisi, et très-bien ajusté, il y a, dans la couleur même et l’alliance de ces tons verts, roses et rouges, un peu douloureux à l’œil, une certaine mysticité qui s’accorde avec le reste. — Il y a harmonie naturelle entre cette couleur et ce dessin. Écrits sur l’art Salon de 1845.

Dans L’Art philosophique, Baudelaire a changé d’avis : « C’est un esprit religieux et élégiaque, il a dû être marqué jeune par la bigoterie lyonnaise ». De fait, malgré le soutien de Delacroix, les 18 toiles du Poème de l’âme sont mal accueillies en 1851. Les thématiques de Janmot paraissent peut-être trop loin des peintures de martyrs héroïques qui remplissaient les musées. Le cycle est cantonné à  la vie privée avec un accent particulier sur la morale sexuelle. Peut-être cette obsession catholique de la pureté choquait-elle-même le public conservateur plus habitué aux peintures d’odalisques et d’esclaves au sérail. Alors qu’il s’agit d’amour, L’Histoire d’une âme ne laisse aucune place à la sensualité. A vrai dire, je ne sais trop ce qu’on voit. Parcours d’une âme ou de l’incarnation de cette âme ? La petite fille qui accompagne le garçon est-elle sa moitié ou une partenaire ? Je n’ai pas bien compris. En tout cas, la conception se décide dans les cieux (Génération divine), l’accouchement est remplacé par le transport de l’âme sur la terre, tache réalisée par un ange gardien : « De l’Ange gardien la mission commence.
Dieu lui donne, il emporte en ses bras, endormi
Celui dont il sera le conseil et l’ami ;
Dans l’espace il s’élance»

Louis Janmot – Le Poème de l’âme Le Passage des âmes, Musée des BA de Lyon

Le peintre s’attarde sur l’innocence des enfants : promenades dans des côteaux fleuris, baignés dans une lumière dorée de fin d’après-midi, oisillons, fleurettes composent un tableau délicat qui fait voir à la fois tout ce qui rattache Louis Janmot au « vert paradis des amours enfantines » et tout ce qui l’en sépare : il manque au Printemps la nostalgie baudelairienne inséparable de l’horreur du présent et la scène touchante n’est pas loin de l’imagerie saint-sulpicienne.

Louis Janmot – Le Poème de l’âme Le Printemps Musée des B-A

La seule péripétie dans la petite vie tranquille du couple enfantin est la rencontre avec l’institution scolaire. Deux toiles, les plus étranges de la série, évoquent les forces du mal qui menacent au 19e siècle. Le contexte est celui de la victoire des catholiques contre le monopole de l’enseignement secondaire et supérieur défendu par l’Université laïque. (Ce monopole datait de 1808 : il venait d’être aboli par la loi Falloux de 1850 qui permettait au clergé de développer des établissements luttant contre la déchristianisation et contre la République). Pour Janmot la reconquête de la jeunesse grâce à l’école des prêtres est centrale.

Dans une première toile, les deux enfants gravissent un escalier. A gauche, le hibou, l’arbre mort, montrent combien ce chemin est dangereux. A droite, s’allonge l’interminable bâtiment de l’Université, une construction basse, sans décor, creusée de niches où se tiennent des hommes en noir. Ces professeurs en embuscade tentent d’attirer les enfants en leur tendant des livres. Dans la première cavité une femme voilée, la mort spirituelle, peut-être, les observe. Evidemment, cette architecture anticipe les atmosphères angoissantes de Chirico, bien qu’avec moins de force que chez le surréaliste.

L’Université

On retrouve la femme voilée dans la toile nommée Cauchemar, toile qui vaut mieux, elle aussi, que la simple illustration d’une thèse ultraréactionnaire (« A bas les livres ! Vive la sainte ignorance »). Il y a dans le visage de la mort qui emporte l’âme de la jeune fille évanouie et tente d’attraper le garçon une étrangeté ambivalente que l’on retrouve dans beaucoup d’œuvres du 19e siècle au croisement du romantisme et de la modernité.

Louis Janmot, Musée des Beaux-Arts de Lyon. Le cauchemar : « Adieu, Printemps ! Voici le froid, la nuit, la mort ! »

Je m’aperçois qu’il faut que je retourne dans l’exposition pour voir les correspondances précises que les commissaires ont établies avec les contemporains, illustrateurs de Dante ou symbolistes comme Odilon Redon.

Cependant les adolescents triomphent des forces du mal et s’envolent vers les cieux. Vêtus pareillement de tuniques vaguement Renaissance dissimulant leur corps asexué, ils ne dépassent pas le stade de la pré-puberté.

Louis Janmot Le Poème de l’âme Le Vol de l’âme Musée des B-A, Lyon

Est-ce là l’idéal de pureté poursuivi par ce père de huit enfants ?  Pas trace du langage des corps, si présent chez les préraphaelites anglais, dont il est apparemment proche. Nous avions vu la salle de ce cycle pictural au musée des Beaux-Arts de Lyon. J’étais déjà restée médusée par la guerre ouverte menée contre l’école et vaguement écœurée par la représentation mièvre du couple. Je comprenais l’effarement des maîtres assistants et des assistants de mai 68 qui occupant la salle du Conseil de l’Université, réservée jusqu’alors aux professeurs, avaient découvert l’imagerie dévote et anachronique du Poème de l’âme !

Le second cycle est constitué de 16 grands dessins au fusain jamais montrés à Lyon pour les protéger de la lumière. Le garçon, désormais seul, est confronté aux tentations et aux malheurs avant d’être pardonné par Dieu et de retrouver son âme sœur au Ciel… A présent, il est un peu plus viril, une ombre de barbe lui a poussé sur le menton ; il est attiré par les dames (encore que le dévergondage est bien timide.

Louis Janmot Le Poème de l’âme Seul Musée des B-A, Lyon
Louis Janmot Le Poème de l’âme LOrgie- Musée des B-A, Lyon

Janmot dessine très bien. Je lui voudrais toutefois un peu de fièvre, un peu d’ardeur. Il est trop mou. Même la chute de son héros ne parvient pas à nous émouvoir.

Louis JanmotLe Poème de l’âme La Chute- Musée des B-A, Lyon

Au début de l’exposition figure un autoportrait. Louis Janmot nous fixe avec l’assurance presque pathologique de ceux qui percent l’obscurité du siècle où ils sont nés pour délivrer le message qui doit sauver la société. Pourtant la mise en spectacle de sa beauté (qui rappelle l’androgynie de son héros) est troublante.

Louis Janmot. Autoportrait

L’histoire de l’âme est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît.

Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, Pris Louis Janmot : Le Poème de l’âme – Musée de Beaux-Arts de Lyon https://www.mba-lyon.fr/sites/mba/files/content/medias/documents/2019-12/fiche_focus_janmot_bd.pdf 

Janmot, Louis, Le Poème de l’âme.org/wiki/Le_Po%C3%A8me_de_l%27%C3%A2me

L’intelligence d’une ville Vie culturelle et intellectuelle à Lyon entre 1945 et 1975 Mai-Juin 68 à Lyon, https://www.bm-lyon.fr/mai68/expo/colloque-mai68.pdf

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/08/louis-janmot-un-fanatique-religieux-et-sa-fable-edifiante-au-musee-d-orsay_6193139_3246.html

Y a Troyes en Champagne

Pendant que l’auto file sur la route de Troyes, une rengaine d’enfant me revient en mémoire :

« Y a Troyes en Champagne
Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau oh oh oh oh, oh oh oh hoh !
Mais y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu
Et y a qu’une dent dans la mâchoire à Jean »

Cette scie (comme on disait dans ma jeunesse) est  étroitement associée à Troyes parce que j’ai oublié les paroles pour 4, 5 et la suite. 4 évangélistes ? 4 saisons, 4 éléments, 4 murs ou bien Catherine ? Il ne me reste qu’à chanter à tue-tête et encore et encore

« Y a Troyes en Champagne
Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau »

Cependant on arrive à Troyes et tout de suite aux ravissantes maisons à pans de bois. Partout en ville, il y a des façades où les poutres dessinent des dessins géométriques, lignes verticales croisant des appuis obliques, partout de hauts pignons coiffés d’un bonnet pointu.

Troyes. Maison à pans de bois

Ces maisons ont été bâties après le grand incendie de 1524 qui a conduit à rebâtir le tiers de la ville. Un édit de Sully obligeait à recouvrir l’ossature de bois par des crépis que le temps dégrada. Il n’y a pas si longtemps, Troyes était une ville délabrée et triste. Aujourd’hui, on a ôté les enduits, repeint le plâtre entre les poutres en couleurs ocre, rose, vert tendre.

Les dernières maisons sont en cours de réhabilitation ce qui donne une unité rare à la ville.

En cours de restauration

Le pavage à l’ancienne des rues ajoute au charme de la restauration.

Dans la rue des Chats où tout le monde vous envoie, les toits se rapprochent tellement que les chats passent d’un toit à l’autre. C’est là qu’il faut dîner en profitant du jardin Juvenal-des-Ursins s’il fait assez beau.

Troyes. Rue des Chats

Troyes est une ville d’églises et de musées. En bons touristes, on a couru sans parvenir à en faire le tour.

Voici l’église saint Pantaléon et son beffroi octogonal.

Eglise saint Pantaléon. Le Beffroi octogonal
L’Arrestation de saint Crépin et saint Crépinien, patrons des cordonniers

Nous prenons à peine le temps de visiter le musée du Vauluisant qui présente de belles statues du 16e siècle. une section consacrée à l’art du vitrail permet de voir à hauteur d’œil la finesse d’exécution des maîtres verriers du 16e siècle

Troyes. Musée du Vauluisant. Figure au turban

Plusieurs vitrines sont consacrées à l’art profane. Le tableau le plus inattendu est une représentation en pied du maître boucher Jean Legas un peu avant sa mort. Tout paraît loufoque dans ce portrait, la nudité dissimulée dans une toge de héros antique, le petit chien qui sert de compagnie au lieu d’une famille de notable, la barbe de prophète ondulée qui tombe jusqu’aux genoux. La notice dit que Legas était connu dans la région pour cette barbe démesurée. Lors d’un séjour à Troyes en 1586, le Roi Henri III demanda à le rencontrer pour en juger par lui-même et constatant qu’on ne lui avait pas menti, assura à l’artisan son soutien pour que sa descendance assure le fermage des Boucheries de Troyes. Au temps où vivait Legas un roi de passage pouvait vous transformer en notable pourvu que votre barbe ne soit pas postiche.

Portrait de Jean Legas, Maître-boucher de Troyes 1586

Je regrette peu de n’avoir pas vraiment vu les salles consacrées aux machines permettant de fabriquer, tricot, mailles, bonnets.  Il faudrait se faire tout expliquer et je ne suis pas même capable de me servir d’une machine à coudre, mais j’’apprends que l’entreprise Lacoste fondée en 1833 fait toujours confectionner des habits en France. C’est suffisamment rare pour être salué.

Cour de l’hôtel particulier de Vauluisant

La cathédrale a des vitraux qui se répondent étrangement. Dans le pressoir mystique comme dans l’arbre de Jessé du maître verrier Linbard Gontier (1625) un corps est étendu à la base du vitrail où se développe un arbre, mais l’imagier a figuré un supplice atroce dans le pressoir. Le Christ est allongé et laisse presser son sang qui tombe dans un calice comme du jus de raisin. Le cep qui sort de son corps se ramifie horizontalement et verticalement, d’un apôtre à l’autre, d’une grappe violette à l’autre. Je ne suis pas certaine que cette thématique perdure de nos jours.

Troyes. Le pressoir mystique. de Linbart Ganthier 1625

 lLe vitrail de l’Ouest qui date du 19e siècle est une rosace pourpre encadrée de murs sombres.

A côté deux musées. Le Musée Saint Loup abrite une collection hétérogène, animaux empaillés, de vestiges archéologiques, de sculptures et de peintures classiques. A moins de foncer vers les œuvres-phares vantées dans les catalogues (L’homme au luth de Rubens, L’Enchanteur et L’Aventurière de Watteau, Esprit de Baculard d’Arnaud de Jean-Baptiste Greuze), le visiteur harassé s’épuise devant les douzaines de portraits de familles bourgeoises qui n’ont guère plus d’intérêt (ou autant) que la collection de photographies d’une vieille tante. Mais nous voici devant un Saint Michel transgenre qui sauve une trépassée des griffes d’un démon rabougri. La toile d Etcheverry raconte la mort avec tous les stéréotypes du temps, le cimetière, les cyprès, les tombeaux, le corps chaste et frigide de la morte. Etonnant !

Etcheverry. saint Michel protège une trépassée

Le musée d’Art moderne a été créé par  Pierre et Denise Levy, un couple d’industriels qui a fait fortune dans la bonneterie (en s’appuyant sur la grande distribution pour vendre ses produits, voir le groupe Devanlay & Recoing) et a offert sa collection de plus de 2000 œuvres à la ville de Troyes : toute l’histoire de la peinture figurative entre 1850-1860 est évoquée. Une grande section d’art africain et des verres soufflés complètent l’ensemble.

Parmi tant de merveilles voici une biche de Courbet. D’où vient la lumière ? Pas du ciel, figuré seulement par un petit triangle bleu, mais de la neige elle-même, matière légère, crémeuse, nacrée, irisée. Elle n’est pas blanche, mais composée de dix couleurs différentes, tons bleus, tons ocre des arêtes du vallon juxtaposés en touches palpitantes. Comme après lui Sisley ou Monet, Courbet ne peint pas la neige sans évoquer les ombres noires. Ici c’est un arbre qui menace d’éteindre la lumière et le chevreuil isolé dans le vallon creux dont on ne sait s’il attend les chasseurs et la mort ou s’il se croit à l’abri.

Courbet. Une biche

C’est un plaisir de chercher les mots qui montrent ce qui était caché dans le tableau et qu’on voit soudain.

Dans le même genre de paysage mi-réaliste, mi-romantique se détache une toile de Narcisse Diaz de la Peña un membre de l’école de Barbizon qui jusqu’ici m’indifférait. Baudelaire lui reprochait  ses « Papillotages de lumière tracassée à travers des ombrages énormes » (Le Trésor de la langue française, signale que le papillotage désigne le « manque de cohérence dans les rapports de lumière et de couleur »). Ch. Baudelaire, « Catalogue de la collection de M. Crabbe », dans OC II, p. 963, voir Julien Zanetta).

Pourtant la façon dont Narcisse Diaz de la Peña représente les lentilles d’or du soleil dans un petit coin de forêt m’enchante. C’est un sous-bois que rembrunissent les taillis et les fûts noirs des arbres, et que la lumière qui se mêle à l’ombre vient transformer en monde enchanté

Narcisse Diaz de la Pena. Fontainebleau

On marque un arrêt pour Maximilien Luce que je connais si mal, qui écrivait dans des revues anarchistes et qui peignait (de façon un peu raide ici) des ouvriers héroïsés, bâtisseurs d’un Paris vertical. Je rêve d’une histoire de l’art qui ferait une place plus importante à ces peintres du travail.

Maximilien Luce. Les Terrassiers

Les « fauves » sont très représentés. Je n’oublierai pas un beau Derain, ami proche de cette famille de collectionneurs.

Derain. Hyde Park

A Troyes, on peut voir ces beaux tableaux sans être entourés par la foule jacassante du Louvre ou d’Orsay. Personne ne vous bouscule pour une photo souvenir.

Il y aurait tant à regarder, mais nous partons. Nous n’aurons même pas vu la Cité du Vitrail près des berges de la Seine.

A lire :  Julien Zanetta « Du papillotage : Baudelaire, sensations et illusions » Revue italienne d’études françaises, https://doi.org/10.4000/rief.9419 

La beauté

La première salle

de l’exposition permanente Hamad Al Thani

Hôtel de la Marine
2 Place de la Concorde, 75008 Paris
Tous les jours de 10h30 à 19h
Nocturnes jusqu’à 22h le vendredi soir

La première salle de l’exposition Hamed Al Thani rassemble des trésors de toutes les époques et de toutes les cultures. Des centaines de guirlandes dorées suspendues au plafond par des fils d’or, reflétées sur le sol, enveloppent les œuvres dans un écrin spectaculaire. Ce sont des fleurs lumineuses ou des poussières d’étoiles d’où surgissent des chefs d’œuvres isolés des œuvres sœurs de leur temps. Solitaires, séparés de la civilisation dont ils faisaient partie, ils appartiennent au musée de l’humanité.

Une petite déesse offre son visage au ciel nocturne. C’est une « guetteuse d’étoile ». Elle provient d’Anatolie, ressemble aux statues des Cyclades. Pourquoi ?

Déesse à la tête basculée vers le ciel. Asie mineure (3300-2500 avant J.-C.)

Des siècles plus tard, voici une reine guerrière du Bénin qui refusa d’écouter les oracles, engagea la bataille, fut victorieuse et sauva le royaume du son fils. Celui-ci la fit nommer Liyoba, Reine-Mère. A la page 544, de mon édition des Voix du silence, Malraux montre un masque identique qui se trouve au British Museum. Les Nigériens demandent en vain sa restitution. Aujourd’hui, il semble que l’argent du cheikh soit plus légitime.

Reine mère Idia en ivoire – Bénin – XVIè siècle

Un visage égyptien de la XVIIIe dynastie. Il est entièrement rouge, taillé dans le jaspe dur.

Égypte – Nouvel Empire (1475-1292 avant J.-C.) – Collection Al Thani

Une  statuette menue a elle aussi un visage rouge que le temps n’altèrera pas.

Un petit ours Han en bronze doré se gratouille l’oreille (206 avant JC). Il a l’air si doux et gai qu’il est le clou de l’exposition.

Ourson- Dynastie des Han occidentaux (206-25 avant J.-C.)- Collection An Thani- Photo Martine Halimi

Un cavalier se livre aux plaisirs de la chasse Il est tibétain et a été gravé sur une plaque d’or entre 600 et 800 après J.C.

Plaque – Tibet – Dynastie Yarlung (600-800 après J.-C.) – Collection Al Thani

La splendeur des pierres dures, la rigidité, le schématisme sont célébrées avec un masque olmèque. Sans les récits qui les accompagnent, la tête olmèque me parle peu, mais je vois là aussi resplendir à la lumière les pierres arrachées à la terre.

Les repères s’estompent. Il n’y a qu’un message simple : toutes les civilisations produisent des chefs d’œuvre qui viennent du fond de l’histoire, surgissent et parlent immédiatement à chacun sans que des médiations soient nécessaire.  Cet hommage aux génies fait penser aux Mages de Victor Hugo :

Oh ! tous à la fois, aigles, âmes,
Esprits, oiseaux, essors, raisons,
Pour prendre en vos serres les flammes,
Pour connaître les horizons,
À travers l’ombre et les tempêtes,
Ayant au-dessus de vos têtes
Mondes et soleils, au-dessous
Inde, Égypte, Grèce et Judée,
De la montagne et de l’idée,
Envolez-vous ! Envolez-vous !

A Montpellier

Qu’on appelle ça stage ou académie, ce qui fait plus chic, peu importe ! Ce sont 6 jours de chant l’après-midi, et de concerts le soir. Les matinées, nous les utilisons comme bon nous semble. On peut se promener dans la ville, suivre les ruelles en forte pente, s’arrêter dans de minuscules gargotes, déjeuner pour 10 euros de raviolis chinois et d’une salade de concombres du Yunnan… Les prix sont tellement bas que les restaurants sont pris d’assaut par des étudiants aussi joyeux que peu argentés. On dirait que la ville ne se vide jamais de sa jeunesse.

Les faubourgs de Montpellier ont leur lot de personnes survivant de minimaux sociaux ou de quelques emplois hospitaliers, entassées dans des habitats insalubres, dans des cités où des gamins sans avenir font les idiots, mais après les dernières années passées à Paris, le centre paraît doux à vivre.

Les statistiques ont beau évoquer des vols et des « incivilités », l’impression de relations gentilles et insouciantes prédomine…

…et on revient la nuit sans se retourner.

Montpellier est une ville de fontaines, souvent majestueuses ; la plus célèbre est celle de la place de La Comédie, toute entourée des bâtiments merveilleusement kitsch du 19e siècle.

Montpellier, place de la Comédie. La fontaine aux Trois grâces

L’eau est précieuse dans ce territoire ingrat de l’Hérault où le Lez est exsangue quand il ne déborde pas, où les cailloux affleurent, où la végétation est rabougrie et grise. Aussi, les places de la ville ont toujours l’air nettoyées du jour, sentent le frais, et les brumisateurs des terrasses offrent un peu d’humidité aux passants.

J’ai l’impression d’une ville bâtie sur un tertre. Les rues dégringolent vers la partie basse, certaines tellement raides qu’on évite les chaussures glissantes pour ne pas déraper sur les pavés.

Il y a partout des palais anciens, ornés de portails sculptés, de ferronneries, de belles poignées.

Rue de la Loge
Poignée de porte

Même dans les immeubles non restaurés, on trouve parfois un détail à aimer.

Et puis il y a la cathédrale défendue par des tours massives, incroyablement hautes et épaisses qu’on appelle des poivrières.

Les poivrières de la cathédrale Saint Pierre

Le musée Fabre

Le musée Fabre est idéal. Il n’est pas trop fréquenté. Il a un fond classique étoffé et des collections importantes de Bazille, de Courbet et de Soulages. C’est l’occasion de s’arrêter devant des peintres que j’ai croisés par hasard lors d’expositions.  Ainsi Georges-Daniel de Monfreid, le père de l’écrivain baroudeur qui a fait rêver les adolescents d’après-guerre. J’ai aimé son portrait de fillette lors de l’expo pastel d’Orsay et voici le portrait d’un ami, René Andreau. On  connaît Monfreid en tant qu’ « ami fidèle de Gauguin ».  Pour la deuxième fois, je m’enchante de ses couleurs, ici des rouges orientaux. Peut-être, l’attitude du modèle n’était-elle pas jugée assez virile ? Elle devient regardable en 2023.

Georges-Daniel de Monfreid. Le peintre René Andreau

Emile Friant est aussi un peintre bien oublié qui émerge peu à peu au hasard de balades dans les musées de province. Je me souviens d’une toile poignante intitulée La Toussaint, conservée par le musée de Nancy. Ici, ce sont des ados qui luttent et la scène dit de l’enfance quelque chose de fondamental qui réveille la nostalgie des spectateurs.

Emile Friant. La Lutte

Chaque fois que je croise les toiles de Bazille, je pense « Comme il a bien su montrer ce garçon qui fait la sieste dans la chaleur, ce pays dans la lumière de l’été. Il faudrait que je prenne le temps de mieux le regarder. » Une fois de plus, ce sera pour la prochaine fois.

Mais voici l’orgueilleux Courbet de Bonjour monsieur Courbet, le peintre à la barbe pointue que son mécène salue respectueusement  (au fond comme saluaient les donateurs médiévaux, mais il est vrai qu’il s’inclinaient devant Dieu et non devant l’art moderne).

Même sentiment des pouvoirs de la peinture dans ces Baigneuses que je détestais à vingt ans pour leur absence de grâce. Aujourd’hui, je suis fascinée par la monumentalité du corps de la femme nue.

Devant le petit tableau intitulé A Palavas un tel sentiment d’immensité qu’on pense aux vers de Baudelaire, son ami :

La mer est ton miroir tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame.

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer

A Palavas

J’avoue que cette fois, je m’ennuie tranquillement devant les Outrenoirs de Soulages, quitte à me laisser surprendre de temps en temps par les grands coups de pinceaux bleus traversant le noir de toiles plus anciennes :

La Theresienmesse de Haydn

Des leçons de piano de l’adolescence, Haydn m’avait laissé le souvenir de sonates dont j’avais envie de dire « pas mal, mais c’est du sous-Mozart » et voici que par la grâce d’un stage de chant choral, je découvre la puissance de synthèse de ce compositeur. Dans la Theresienmesse, on chante des mélodies expressives, ainsi le Qui Tollis qui appartient à son temps avec les effets dramatiques qui feront le succès des opéras de Mozart ou bien l’émouvant Et Incarnatus,  (laissé hélas aux solistes, mais c’est le destin des choristes que de passer à côté des plus beaux airs).  Pour se consoler, le chœur a à chanter des fugues baroques, et des danses sur des airs sacrés, dans une atmosphère de fête heureuse. Le Gloria est même jubilatoire ce qui atténue les effets grandioses soulignés à grands coups de trompette. 

Pendant cinq jours, notre quarantaine de choristes s’est entraîné à articuler, à s’appuyer sur des consonnes, à écouter le pupitre voisin (« quand les ténors ont le thème, ils le chantent forte, mais juste après les ornements, ils doivent murmurer pour que le thème entonné par la voix suivante soit bien audible). Les conseils se ressemblent d’un chef à l’autre :  attaquer avec un fort appui sur les consonnes avant même de chanter prononcer les KKK « mettez de l’air dans vos consonnes KKKHHH  pour kyrie ; ne jamais prononcer à la française les voyelles « i, u, é », les remplacer par des « oe » qui arrondissent la voix ; écourter les notes tenues pour que les voix ne tourbillonnent pas dans les églises ; ne jamais ânonner note à note, chanter des lignes, chaque note portant jusqu’à la suivante. Les conseils sont les mêmes, mais Hugues Reiner est lui-même chanteur et il sait comment aider, par quel mouvement de la respiration, des bras, du torse, on peut parvenir à ce qu’il souhaite. Il n’hésite pas pour faire comprendre le « swing » de Haydn à ordonner « Allez-y. Dansez ! Chantez en dansant. » Le troupeau des choristes malhabiles exécute plutôt un piétinement sans grâce aucune, mais quand même se dit qu’il approche un peu le secret de cette musique.

Il nous a pris comme nous sommes : des gosiers de retraitées pour la plupart. Certes, capables de déchiffrer à peu près une partition, mais sans très belles voix et comme à l’habitude avec un vrai déficit de basses et ténors : Au fait ! Pourquoi donc, les femmes à la retraite se lancent-elles joyeusement dans de multiples activités, alors que la plupart des hommes s’abstiennent ?

Hugues Reiner a commencé par faire rire le groupe ; il l’a soudé par le rire. Il a tout de suite repéré quelques profils, l’inspectrice des impôts, l’infirmière psychiatrique, la directrice des ressources humaines, ce qui lui permet d’interpeler des personnes et de ne pas s’adresser à un groupe abstrait… Qui dira sa patience répétant pour la dixième fois qu’il veut entendre le « t » final de « et » prononcé à la latine sur le deuxième temps pour que tout le monde s’arrête simultanément et qui doit constater qu’une fois de plus un choriste a oublié la consigne. Parfois cependant enivré de sa propre gaîté, il raille, … il blesse. Le groupe consterné attend la fin de l’orage, sachant qu’il ne mord pas par malveillance, mais parce qu’il y a un concert à préparer.

Au bout de cinq jours, nous donnons avec engagement un concert « au chapeau ». Il y a du monde, mais l’église n’est pas pleine, malgré les gens partout en ville. La grande majorité est indifférente à ce qui n’est plus du tout son héritage. Serait-il possible que la musique de Haydn soit abandonnée ? J’ai le sentiment douloureux que cette perte est possible, que notre société risque d’oublier en silence la si forte expérience de cette musique fabriquée en commun.

Manet et Degas à Orsay

Alors, cette exposition ?

Il aurait sans doute mieux valu s’abstenir de commentaires sur des peintres majeurs qui sont tous deux des acteurs essentiels de la nouvelle peinture des années 1860-80. Du moins, ils donneront peut-être envie à mes lecteurs de relire Malraux ou Foucault. Les Voix du silence m’ont appris à aller voir ce que Malraux appelait « la picturalisation du monde » de Manet : « le vert du balcon, le peignoir rose d’Olympia, le balcon framboise du petit Bar, l’étoffe bleue du Déjeuner sur l’herbe, de toute évidence sont des tâches de couleur, dont la matière est une matière picturale, non une matière représentée » (1951, p.114)

Et bien sûr l’exposition permet de revoir le Balcon si célèbre, son fond noir qui contraste avec les robes blanches des femmes, avec la note vert cru des volets et des ferronneries du balcon.

https://www.arts-in-the-city.com/2023/03/24/manet-degas-au-musee-dorsay-en-images-lexposition-sublime-de-deux-geants-de-la-peinture/

Même dans une esquisse comme le portrait de sa femme avec un chat sur les genoux, il y a ce noir puissant qui par contraste fait paraître la couleur plus fraîche et vibrer la masse pyramidale de la robe rose.

Madame Manet

Et la puissance des noirs de Manet qui rend le regard lumineux n’est jamais aussi forte que dans les portraits de Berthe Morisot :

Berthe Morisot reposant

Plus tard, Foucault m’a conduite à m’intéresser à la stylisation brutale de cet art. Il rappelait que la peinture ancienne s’évertuait à tricher grâce aux obliques pour évoquer la troisième dimension. Manet, disait Foucault, avait entrepris de ramener le regard sur la surface du tableau délimité par le cadre en barrant ce point de fuite.

Sur la plage

L’important n’était pas que la plage soit ressemblante, mais qu’elle figure en quelque sorte autant le tableau que le sujet : les bandes horizontales ont la densité de la peinture, sable beige, mer et ciel bleus (clair tirant vers le blanc, sombre puis clair à nouveau tirant vers le rose). Elles contrastent avec les verticales des personnages, l’ensemble rappelant le cadre.

Quand j’allais voir Manet avec Foucault je « voyais » d’abord la fin des illusions de la représentation qui permettait de faire advenir le tableau comme matérialité.

Je suis aujourd’hui, peut-être sous l’influence du mouvement féministe, sensible à la provocation réaliste des œuvres exposées :

Le regard de Victorine Meurent, modèle d’Olympia, est direct, intense. Il me tire vers l’intérieur du tableau, mais il regarde aussi à travers moi, au loin, refusant toute complicité et son opacité même semble dénoncer l’ordre masculin.

Olympia

Et Degas ?

Ce billet est bien mal rédigé ! J’ai escamoté Degas alors que l’exposition est justifiée par un parallèle évoquant les relations des deux peintres pendant leur vie, leur rivalité, leur amitié et la proximité de leur recherche. Pas d’excuses, sinon que Manet, pour moi, est incomparable… Il me semble par ailleurs que Degas est un peu desservi par la  faible présence des pastels où il est prodigieux. Or ceux-ci sont regroupés dans l’exposition Pastels. De Millet à Redon qui se tient dans une salle voisine du musée.

L’intérêt pour la vie des humbles, serveuses de bar, prostituées, repasseuses, lavandières, danseuses du corps de ballet, rapproche Manet et Degas dont les plus beaux tableaux s’éloignent des genres nobles et de la mythologie. Abandonnant la grande histoire, ils peignent des lieux et une époque modernes, cafés, et salles de spectacle (plutôt coulisses des salles de spectacles).

La Repasseuse

Le rapprochement oblige aussi à s’intéresser aux différences. Quand Degas montre des scènes intimes de bain et de coiffure, c’est en dissimulant le visage des modèles ramenés à des corps anonymes.

Degas

Ce qui me touche, dit une amie, c’est que les corps de Degas sont détachés du souci de plaire. D’habitude, dans la peinture, les femmes projettent des ondes érotiques puissantes. Elles se redressent, ou s’offrent, elles se cambrent ou s’abandonnent, mais on n’oublie jamais qu’elles sont faites pour être regardées. Au fond, la publicité ne fait que prolonger les leçons de la peinture. Partout dans les villes, on lit des injonctions : « Perdez du poids ! Faites du sport ! Plus qu’un mois avant la plage ! » Cet appel à une auto-évaluation permanente rappelle la parade des femmes pour les hommes. Degas, lui, montre des corps traversés par la fatigue qui ont renoncé à se mettre en scène ; les prostituées entre deux clients se lavent, s’essuient ou se coiffent, absorbées dans des soins de toilette sans coquetterie. Les danseuses ont abandonné leur port de tête, les clientes des cafés, épaules tombantes et regard perdu n’ont aucun désir de plaire.

La présence de ces corps féminins fatigués m’émeut beaucoup.

Deux références

Foucault, Michel, 1971, https://etyen.be/sites/default/files/professeur/lapeinturedemanet_foucault.pdf

Malraux, André, 1951, Les Voix du silence. La galerie de la Pleiade, Paris Gallimard.