Albert Kahn, le banquier philanthrope, en son jardin

Impossible d’aller au jardin Albert Kahn sans s’intéresser à l’identité de son concepteur. On ramasse des renseignements sur internet. On invente un peu.  Un homme réapparait. Sur l’unique photo qu’on trouve de lui, il est presque chauve, trapu. Il cligne des yeux en nous regardant.

Abraham Kahn naquit le 3 mars 1860 à Marmoutier, dans le Bas-Rhin. Son père exerçait le métier de marchand de bestiaux comme faisaient beaucoup de juifs dans l’Est. Sa mère décéda alors qu’il n’avait que dix ans. Après la défaite de 1870, l’Alsace-Moselle fut annexée par l’Allemagne Afin d’éviter de prendre la nationalité allemande, la famille déménagea dans la Meuse. A 16 ans, Abraham Kahn partit pour Paris ; il changea son prénom pour celui d’Albert.

Les actions philanthropiques d’un des hommes les plus riches de France

Il prit d’abord un petit emploi dans un magasin de confection de vêtements, puis entra comme commis à la banque de lointains cousins doués pour les affaires, les frères Charles et Edmond Goudchaux. Grâce à sa perspicacité et à son énergie il accéda rapidement au poste de fondé de pouvoir. L’occasion, le hasard, l’audace qui pousse à profiter des occasions, le servirent. En 1893, il devint riche en spéculant sur les mines d’or et de diamants d’Afrique du Sud. Parallèlement, il plaça de l’argent dans des projets industriels et des emprunts japonais et sud-américains. En 1892, il s’associa aux Goudchaux, puis monta sa propre banque en 1898. Il avait 38 ans.

La nécessité de gagner sa vie l’avait privé d’études. Cette blessure le poussa à chercher un répétiteur qui puisse l’aider : il devint en 1879 le premier élève d’Henri Bergson, fraîche­ment entré à l’École normale supérieure, passa le baccalauréat de lettres, puis de sciences, obtint une licence de droit. Les deux jeunes gens se lièrent d’amitié. Plus tard, Albert Kahn s’honorera aussi de compter Rabindranath Tagore parmi ses proches. Leur humanisme rejoignait et éclairait le sien.

Il trouva ce qui pouvait donner un sens à sa vie en encourageant un réseau d’élites éclairées à œuvrer pour le rapprochement des peuples. Dès l’année 1898 où il fonda sa banque, ce furent les « Bourses de Voyages Autour du Monde », données à l’Université de Paris pour permettre à de jeunes agrégés de réaliser un voyage de quinze mois dans un pays étranger… « Ne vous noyez pas dans les livres, disait-il. Prenez un paquet de cigarettes et partez… ». En retour, on demandait aux boursiers un rapport sur leur expérience :

aussi n’ai-je pas eu pour objet de rendre service à ces jeunes gens personnellement (…) je voudrais plutôt qu’ils se sentent investis d’une mission patriotique et humanitaire (Les boursiers de l’Université de Paris, p. ll, 1904).

L’ancêtre des bourses Erasmus en quelque sorte, mais un système précurseur élitiste de luxe, car les boursiers désignés touchaient chaque mois l’équivalent du salaire d’un professeur en fin de carrière ! A partir de 1905, Albert Kahn ouvrit ces bourses aux femmes agrégées à condition qu’elles voyagent à deux dans des pays limités à l’Europe et aux États-Unis. Sur cette lancée, il créa la Société Autour du Monde en 1906, afin de favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale. Evoluant peu à peu du nationalisme des débuts à une vision soucieuse de défendre l’unicité et la diversité de l’expérience humaine, il ouvrit les bourses Kahn aux Japonais (1907), puis aux Allemands (1908), aux Britanniques (1910), aux Américains (1911) et aux Russes (1913). Ils seront 76 boursiers étrangers à bénéficier de ce dispositif. En 1916, il fonde le Comité national d’études sociales et politiques, où des intellectuels sont chargés d’éclairer les autorités par des travaux d’analyse, puis un premier centre de documentation sociale à l’Ecole Normale Supérieure en 1920. En 1918, il publie un recueil d’aphorismes en faveur de la prévention des conflits, intitulé Des droits et devoirs des gouvernements…

Par ailleurs, il se préoccupe d’assistance aux populations civiles victimes de la guerre avec la création du Comité du secours national  (1914) qui servira des millions de repas.

En 1908-1909, Albert Kahn, son chargé d’affaires Maurice Lévy et son jeune chauffeur Albert Dutertre (à qui il avait fait donner des cours de photographie), avaient embarqué à bord du paquebot Amerika pour un tour du monde qui allait durer un an et demi. Albert Kahn se passionne pour les images… À son retour il lance à partir de 1909 un projet d’inventaire visuel du monde, les Archives de la planète.

Une douzaine d’opérateurs, envoyés dans plus d’une cinquantaine de pays en ramènent 72 000  plaques autochromes qui permettent la photographie couleur, 180 000 mètres de pellicules cinéma et 6 000 plaques stéréoscopiques noir et blanc. 

Voici une photo prise par Stéphane Passet, un des opérateurs aventuriers recrutés par Albert Kahn. Le musée a eu la bonne idée de mettre toute la collection à disposition du public (https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete)

Stéphane Passet. Thessalonique, Camp de réfugiés de Strumica (1913) Musée Albert Kahn (A 3844)

Il y a une contradiction angoissante entre le métier d’Albert Kahn et ses choix de mécène. Sa fortune vient des rapports sociaux d’exploitation qu’il a aidé à se développer à l’échelle mondiale ; les archives documentent le monde au moment où ce même capitalisme le voue à la disparition.

Et ses croyances en une conversion du monde à la paix et à la coopération paraissaient naïves alors que le 20e siècle s’enfonçait dans des crises de plus en plus violentes, mais n’avait-il pas raison de protester par avance :

Les générations futures se demanderont avec stupéfaction comment une catastrophe comme celle d’aujourd’hui a pu se produire, englobant toutes les nations. Comment une grande portion de la richesse de la Terre a pu être anéantie….

Les Jardins du monde

Dans le temps de sa vie où il pouvait tout acheter, Albert Kahn avait rêvé d’un jardin représentant les paysages du monde. Il avait acquis peu à peu quelques hectares à Boulogne. Les travaux commencèrent en 1895 sous la direction de Louis Picart.

Né en Alsace, Albert Kahn voulut recréer une forêt lorraine d’épicéas et de sapins et la parsema de blocs de granit rapportés par train ; il eut aussi son bois alsacien, des pins au milieu de blocs de grès (forêt vosgienne).  

Il fit installer une forêt bleue avec son marais, ses cèdres de l’atlas et ses épicéas du Colorado.

Il lui fallut son jardin anglais qui s’achevait en prairie (la prairie qui en était parsemée nous a obligés à chercher sur internet le nom de la fritillaire pintade. Un chef jardinier ne suffisait pas. Il confia à Henri et Achille Duchêne le soin d’ajouter un jardin français qu’il disposa en face d’une serre spectaculaire qui est aujourd’hui, en trop mauvais état pour abriter des collections

Fritillaire pintade, 480px-Fritillaria_meleagris_LJ_barje2.Flora Incognita

Le jardin à la française devant la serre

Le souhait de Kahn de n’avoir des fleurs que d’une seule couleur autour du carré vert de la pelouse est toujours respecté. En 2023, les quatre parterres sont orange.

Précédé par une roseraie qui fleurira plus tard, le verger se réveille doucement ; même si je préfère des pommiers et des poiriers plus exubérants, j’admets que la taille géométrique est remarquable.

Après le jardin français, le jardin japonais offre les charmes de l’asymétrie. De l’évocation voulue par Albert Kahn, il reste seulement quelques vestiges dont un pavillon de thé (où sont organisées des cérémonies du thé) et des ponts de bois. Le jardin a été recomposé en 1990 par le japonais Fumiaki Takano qui a voulu symboliser la vie d’Albert Kahn : sa naissance est évoquée par un cône de galets. Son enfance difficile représentée par un cours d’eau tumultueux. Sa période de réussite représentée par un large étang principal où des carpes se prélassent.

Le royaume des carpes au pied d’une butte couverte de rhododendrons et d’azalées

Des blocs de schiste rose en vrac sont une allégorie du krach de 1929 qui brisa la fortune de Kahn et sa mort est représentée par une spirale dans laquelle l’eau s’engouffre. Le long du pont rouge de Nikko, des murailles faites de cailloux empilés figurent les Archives de la planète.

Nous visitons le parc un jour où le ciel est blanc comme c’est souvent le cas en Asie. Ce ciel, ces feuilles qui luisent doucement parce qu’il a plu la veille vont particulièrement bien au jardin japonais. L’averse a défleuri les camélias et répandu leurs pétales sur le sol et cela fait, je crois, partie de la beauté du jardin.

La fin d’Albert Kahn et la naissance du musée

Le Département de la Seine a acquis en 1936 la proprié­té et les collections d’images d’Albert Kahn. Le domaine et les collections photographiques sont ensuite passés au département des Hauts-de-Seine. Dans les années 1980, un musée est créé afin d’étudier et de conserver les collections.

En 1936, bien que ruiné, Albert Kahn avait été autorisé à demeurer dans sa grande maison du fond du jardin,  quasiment vidée par les huissiers.

Était-il effondré de voir une deuxième guerre atroce se profiler, alors qu’il avait tant lutté pour la paix ? Était-il angoissé pour lui-même ou se croyait-il protégé par la générosité dont il avait fait preuve toute sa vie ? Il venait de se faire recenser comme Juif, obéissant au décret d’octobre 1940. Du moins, il mourut libre le 14 novembre 1940. J’aime à l’imaginer un peu consolé par le jardin qui défait arbres et plantes en automne pour mieux préparer la renaissance du printemps. Peut-être était-il trop diminué pour réaliser le sort qui l’attendait. A sa mort, redevenu un Juif pour le gouvernement de Vichy, il fut jeté à la fosse commune.

Quelques textes et documents

Les boursiers de l’Université de Paris, 1904, Autour du monde par les boursiers de l’Académie de Paris, Evreux, Charles Herissey,  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k370162d/f140.item

Clet-Bonnet,  Nathalie , 1995, « Les bourses Autour du Monde. La fondation française (1898-1930) », dans Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (dir.), Albert Kahn (1860-1940). Réalités d’une utopie, Boulogne, Musée Albert-Kahn, 1995, p. 137-152.

Tronchet Guillaume, Les bourses de voyage ”Autour du Monde” de la Fondation Albert Kahn (1898-1930) : les débuts de l’internationalisation universitaire » dans  Christophe Charle, Laurent Jeanpierre. La vie intellectuelle en France Des lendemains de la Révolution à 1914, Seuil, pp.618-620, 2016, 9782021332742. ffhalshs-01366522f

https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/presentation/photographies-et-films/les-archives-de-la-planete

2 réflexions sur “Albert Kahn, le banquier philanthrope, en son jardin

    • Oui, je suis tombée par hasard sur l’histoire d’Albert Kahn, qui rappelle en beaucoup moins tragique celle de la famille Camondo… Histoire de ce banquier qui cherche, dirait-on, à expier sa place de privilégié économique, se montre extrêmement généreux avec les institutions de son pays et est cruellement rattrapé par l’antisémitisme.

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