Bruzzi et flamants roses

Nous avions vu ce cap rocheux au printemps, battu de vent et de mer. Aujourd’hui, il n’y a ni jaillissements d’écume, ni roches ruisselantes, ni embruns, mais des criques tranquilles au soleil. En cette fin octobre, nous avons même rencontré une baigneuse. 

Pointe de Bruzzi
Pointe des Bruzzi

Le chemin des Bruzzi monte et descend les collines, serpente d’une plage à l’autre. Partout, des cistes, des genévriers des pistachiers lentisques, des arbouses. Certains buissons brossés par les rafales rappellent que nous sommes au pays du vent.

Genévrier brossé par le vent

Le sentier est désert. Les oiseaux sont ailleurs ; les sangliers ont remué la terre à la recherche de nourriture, mais ils sont invisibles. Il n’y a que les lézards qui surgissent brusquement sous nos pas. Tout est sec, mais de minuscules fleurs violettes ont réussi à s’épanouir. Crocus ? Colchiques ?

Des roches extravagantes taillées en étranges formes que l’imagination déguise de noms mythologiques surgissent du fond des eaux.

Bruzzi. Plage de Vénus
Bruzzi. Plage de Vénus. Détail

D’autres roches fendues en valve de coquillage sont semées dans la colline

J’ai une amie que mon blog énerve beaucoup. Il lui paraît inutilement précieux. Pourquoi redoubler les photos par des mots ? Eh bien, pour le plaisir de rester un peu en arrêt devant mes souvenirs, de réveiller mon attention, et parfois de toucher juste comme si je ne pouvais les conserver hors du langage. Et voilà le plaisir de la promenade redoublé.

Les flamants du changement climatique

Des flamants sont installés dans les anciens marais salants de la ville. S’agit-il d’une nouvelle étape dans le long voyage qui les mène en Afrique, ou d’une installation pérenne puisque désormais le thermomètre descend rarement au-dessous de zéro sur les rivages corses ?

Ils sont gris ces flamants, faute de larves et de crevettes contenant du carotène. Ils se contentent de pattes roses et d’un liseré rouge au bord des ailes…Ils sont quand même superbes et les habitants de Porto-Vecchio se pressent pour assister au spectacle. Quasi apprivoisés, mais tout de même les pieds dans l’eau pour se protéger des prédateurs, ils n’ont peur de rien.

D’ordinaire, ils se tiennent debout, perchés sur un pied. Formes courbes, et lignes droites, fines pattes verticales, ou patte repliée à l’oblique. Tant d’oiseaux sont rassemblés qu’il en résulte une merveilleuse variété de figures. Oh ! Superbes oiseaux géomètres !

Ces maigres pattes démesurées leur donnent une allure sophistiquée. Leur marche lente, extraordinairement graphique, me rappelle tout à coup les jeunes femmes russes juchées sur des talons de 20 cm qui se promenaient devant les vitrines luxueuses de la rue Tverskaya à Moscou.  Mais trêve de pensées parasites, je ne retournerai sans doute jamais à Moscou et d’ailleurs, il suffit d’approcher pour voir que le miroir scintillant de la saline, dissimule une eau saumâtre, qui n’a rien à voir avec les dalles brillantes des rues du centre moscovites.

Dernier détail. Nous n’avons pas vu Harris, le pélican solitaire, devenu la mascotte de la ville. Il est arrivé en automne 2020 en provenance de la réserve de Sigean où il vivait en semi-liberté. Sa mère, puis son père étaient morts de botulisme alors qu’il dépendait encore d’eux pour se nourrir, et il est parti à l’aventure avec un frère. Il s’est dirigé vers la Corse et son frère, sans doute vers les Baléares. Une assistante vétérinaire l’a repéré, l’a baptisé Harris et l’a nourri avec l’aide bien nécessaire du poissonnier, des pêcheurs puis des habitants de Porto-Vecchio, car il lui faut un kilo de sardines tous les jours. Il est reparti au printemps, mais on m’a dit qu’il est de retour, toujours seul. Habituellement, il se tient au bord du groupe des flamants. Ceux-ci ne remplacent pas une compagne, mais ce sont ses compagnons de pêche. J’aime bien cette image insolite de l’oiseau esseulé tout près de la société des flamants, à laquelle il n’appartient pas, mais qui ne le chasse pas.

Corse-Matin donne régulièrement des nouvelles du pélican : voir, par exemple, https://www.corsematin.com/articles/continuer-a-veiller-sur-harris-le-pelican-porto-vecchiais-122862

La Corse dans la lumière de l’automne (2022)

De quoi parlait-on ce soir sur le seuil des maisons ? De la balade dont Christine arrivait tout juste : deux heures trente au milieu des éboulis, des ronces, des feuilles glissantes, sur le sentier qui relie l’Ospédale et la plaine, une descente à se briser le cou, mais quelle beauté !

On parlait du sanglier caché dans le taillis, juste derrière le jardin de Françoise et qui fait aboyer le chien d’Ivan. « Ils n’ont peur de rien. Un jour, j’en ai vu un à 50 mètres d’une maison en train de regarder la télé avec les propriétaires qui n’avaient rien remarqué. Ces sangliers ne font pas l’affaire des potagers, mais ils n’ont rien à manger dans la forêt, alors ils descendent en plaine. Normalement, ils ne sont pas dangereuxI Ils préfèrent déguerpir quand on les dérange. Evidemment, il ne faut pas qu’il y ait des marcassins au milieu de la harde ! »

Moi, je racontais que je m’étais baignée à Palombaggia et que j’avais croisé au retour une cigale qui se traînait sur le sentier. « D’habitude a dit Ivan, elles descendent des arbres vers la fin août pour aller pondre, mais avec la chaleur de cet automne, ce n’est pas étonnant. »

Rien de politique dans ces conversations du soir. Un zest d’angoisse climatique, mais tempéré par le plaisir de l’été indien.  C’est la vie de bons voisins dans un hameau corse. C’est bon d’en profiter un peu, avant le retour de l’inflation, du covid, de l’entrée en guerre de la Biélorussie, de l’espérance de vie des amis qui s’abrège.

Dix jours plus tôt, nous étions à l’université de Corte pour un colloque sur les harkis organisé par Jean-Michel Géa, voyage qui s’est prolongé par ces vacances dans l’île.

D’Ajaccio à Corte

La route d’Ajaccio à Corte traverse de belles forêts et quelques gros bourgs. Vivario est encore transi.

Vivario. Octobre 2022

A Venaco, le soleil est bien levé, même si la vallée est encore pleine de nuages.

Venaco

Le Musée d’anthropologie de Corte

Corte est une belle ville, tout entière orientée vers la citadelle, perchée sur un rocher en surplomb.

Je ne suis pas retournée à la forteresse depuis trente ans et entre temps un musée des traditions populaires a ouvert. Le site indique qu’il s’agit de la Corse, mais le gros des sections est consacré au Nord de l’île.

Corte. La citadelle

On y trouve évidemment une collection d’affiches anciennes et des objets de confréries.

On y voit aussi des vitrines intéressantes sur le châtaignier introduit au 15e siècle par les Génois. « L’arbre à pain » avait résolu le problème de la faim dans l’île. Par la suite, les maladies et l’industrie du tanin ont entraîné le déclin de son usage alimentaire. Un poète du 19e siècle déplore l’exploitation de l’arbre dans les usines à tanin pour rendre les cuirs imputrescibles.

Lamentu di u Castagnu. Fragments

A leur tour, les usines du Golo et du Fium’Alto ont périclité devant la concurrence de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. A Folelli, la dernière usine a été reconvertie en médiathèque (comme si la France avait perdu toute possibilité de faire vivre des industries et ne produisait plus que des loisirs).

Il faudrait prendre le temps de comprendre toutes ces tentatives d’industrialisation. Les Génois (eux encore !) avaient installé des hauts fourneaux où les soufflets alimentant des « bas foyers » ont été remplacés par des pompes à jet continu. Le personnel spécialisé venait de Lucques et de Gênes. Les Corses servaient de muletiers et recevaient du fer à prix réduit comme salaire. Jamais, les Génois n’ont cherché à former de main d’œuvre. Il faut dire que l’île était encore peu peuplée et que l’agriculture avait besoin de tous les bras. Du moins, quand la métallurgie a périclité le destin des habitants n’a guère été affecté.

Une exposition de dessins, de photos et de maquettes Tra mare è monti. Architettura è patrimoniu montre des œuvres contemporaines et revient sur la tradition (citadelles, tours génoises, ponts et, à notre surprise, les petites maisons de pierres sèches de la région de Bonifaccio (https://passagedutemps.com/2022/05/24/les-caselli-de-bonifacio/))

Maquette des caselle de Bonifaccio

Nous repartons quand la montagne devient bleu cendré. Il est l’heure de rejoindre nos compagnons.

Un colloque sur les Harkis à Corte et à Sainte-Lucie

De tous les colloques auxquels j’ai participé, je suis sûre que cette rencontre, « Harkis. Approches langagières d’une discrimination au long cours », me laissera un souvenir particulier. J’y étais venue à la demande de Jean-Michel Géa, qui m’avait proposé de « lire en linguiste » des témoignages de harkis. Inquiète de mal connaître l’histoire des harkis et les enjeux mémoriels du travail sur ce groupe, j’ai essayé de travailler à partir d’objets d’étude familiers, la parole orale de témoins, en m’appuyant sur des entretiens collectés au camp de Rivesaltes.

Ce qui m’a captivée, c’est la réussite d’une rencontre entre intervenants de trois origines : des historiens et des sociologues ont exposé, dans leur écriture disciplinaire soucieuse de méthodologie, l’état du travail qu’ils poursuivent patiemment avec un maximum d’objectivité. Des artistes étaient aussi présents : Zahia Rahmani dans Moze a disséqué la douleur de son père harki, doublement expulsé, banni de l’Algérie puis mis à l’écart en France. Au silence du père enfermé dans le silence jusqu’au suicide, répond la colère de la fille qui cherche à rendre sa dignité au paria. Yakoub Abdellatif, avec Ma mère m’a dit chut !, raconte, entre sourire et larmes, une enfance pauvre à Poix-de-Picardie et sa famille tiraillée entre un père harki et le frère d’une mère FLN dans une France où une voisine, un instituteur… vont changer son destin. Le documentaire de Farid Haroud, Le Mouchoir de mon père, reconstitue subtilement l’histoire de sa famille, à partir d’un mouchoir brodé en prison par son père qui à la fin de la guerre a été emprisonné 5 ans par les Algériens, alternant prisons et travaux forcés de déminage. Le mouchoir est un objet transitionnel qui permet de convoquer la mémoire de toute la famille…  La frontière entre les sciences humaines et la fiction est d’autant plus mince que les lignes de force du travail sont les mêmes.

Farid Haroud. Le mouchoir de mon père

Il y avait enfin ceux qui acceptaient tout simplement de débattre de leur expérience d’une guerre qu’ils avaient vécue de différents bords. La délicatesse de l’inspecteur Gerard Attali, qui a l’habitude d’organiser de telles rencontres, a permis l’écoute entre ces personnes blessées par la guerre. Attentifs à ne pas revendiquer le rôle de la « victime la plus à plaindre », ils sont graves, intenses, donnent l’impression d’inventer la tolérance :

C’était dimanche. Après la messe, Marie-Thérese Semper âgée de 7 ou 8 ans, allait rituellement à l‘épicerie du quartier s’acheter des bonbons. Ce dimanche, comme d’habitude, malgré le bruit de fusillades au loin dans les rues d’Oran.  En sortant du magasin, elle a buté sur le corps de son père qui se mourait sur le trottoir. Il était venu chercher sa fille, inquiet de la savoir dehors et avait été touché par une balle perdue. L’enfance de Marie-Thérese Semper s’est arrêtée là.

Un officier qui dirigeait une harka avant d’être blessé et évacué raconte la fraternité de combat qui l’unissait à « ses » hommes. Kader Hamoumou évoque l’humiliation d’être à jamais banni de son pays et les humiliations de l’arrivée en France, accueilli à coups de pierres par les dockers de la CGT, parqué pendant des mois dans un camp entouré de barbelés d’où on ne pouvait sortir sans autorisation. Il dit à voix forte qu’il n’a pas honte de ses choix, qu’il n’était pas contre la décolonisation, mais contre les exactions du FLN (En Algérie, selon l’historien G. Manceron, seuls 5% des harkis ont été enrôlés dans des commandos de chasse et beaucoup ont rempli des emplois civils de maçons, cuiniers, jardiniers, etc.). Un combattant de l’armée de libération dit qu’il partage la peine devant les drames affreux qui ont accompagné les combats et qui ont tué beaucoup d’innocents, mais même les plus féroces de ces crimes n’empêchent pas que le grand mouvement de décolonisation qui traversait le monde était une promesse de liberté.

De gauche à droite, Gérard Attali (IPR d’histoire), Améziane Amenna (indépendantiste), Marie-Thérèse Semper (témoin pied-noir). Kader Hamamou (témoin harki). Roger Muglioni (chef de harka), Bernard Cabot pied-noir vivant en Corse

Du FLN, il ne dit rien. Il n’a pas fait la guerre dans leurs rangs et a fui l’Algérie au moment de la décennie noire.  (Je trouve qu’il n’affronte pas les conséquences de la politique du FLN qui a contribué à fabriquer un Etat dont l’identité est religieuse, dans lequel les communautés non musulmanes ne pouvaient pas trouver leur place, mais il a raison d’évoquer la « grande histoire » qui correspond à la flèche du temps). Ces gens ordinaires extraordinaires m’ont beaucoup émue.

Sur les harkis, voir Fatimas Besnaci-Lancou, Benoït Falaise et Gilles Manceron, 2010, Les Harkis. Histoire, mémoire et transmission, Ivry, Les Editions de l’Atelier.

Cervione et les hirondelles du printemps

Les touristes « font » la Corse. Ils visitent les « quinze lieux incontournables » de l’île et reviennent avec des photos « époustouflantes » et des descriptions de villes « au charme fou ». Nous aussi bien sûr, nous allons à Scandola, aux îles Lavezzi  ou aux calanques de Piana. Mais nous aimons aussi découvrir des lieux demeurés à l’écart de la touristification, rencontrer des personnages de roman, prendre le temps de voir ce que nous voyons se transformer en féérie sous la lumière.

Démarcations tranchées et zones périphétiques

Les frontières des villes de la côté sont imprécises. Que sont donc les longues étendues des zones « péri-urbaines », ces endroits qui peu à peu deviennent la vraie ville, mais qui en attendant sont un espace indéfini entre la route et le centre, à la fois parking géant, et lieu offrant les services essentiels ?

Aux 4 chemins. Porto-Vecchio

Les limites des villages de l’intérieur sont nettes. Il n’est pas besoin de remparts pour marquer la démarcation  entre Cervione et la montagne.  L’arrondi parfait du village qui épouse les courbes de la colline n’a pas changé depuis des décennies.

Cervione

Les rues étroites

Pas de longue promenade car nous sommes venus avec une amie récemment opérée. Elle s’installe pour nous attendre à la terrasse d’un café de la rue principale, A Traversa. De là, elle sera comme sur un balcon au-dessus de la plaine, même si aujourd’hui les îles d’Elbe et de Montecristo sont invisibles (on ne les voit bien que le matin ou après la pluie !).

Nous faisons quand même un petit tour à l’église baroque, ex-cathédrale Saint-Erasme, admirant l’envol de deux anges baroques, souriant du luxe avec lequel on a habillé un poupon figurant l’enfant Jésus ; je vois surtout ses belles manchettes brodées et je me demande quelle vieille femme pieuse lave et repasse ce vêtement.

Cathédrale Saint-Erasme
Anges de la cathédrale Saint Erasme
Le Sauveur du monde

Nous ressortons. Les maisons sont hautes et sévères. Rares sont les fenêtres où sèche du linge. Beaucoup de volets sont fermés. Qui habite encore au village, faisant le trajet dans la plaine pour la moindre course jusqu’au Géant ou chez Leclerc ? Les rues ne sont jamais droites et plus la lumière est intense plus les ombres y sont violentes. Je marche dans un film d’Antonioni.

La rue du musée à Cervione
Au premier plan, la statue du roi Théodore Ier

Les Corses ne sont pas rancuniers qui commémorent l’éphémère royauté de Théodore de Neuhoff, sans lien avec la Corse, sans fortune et sans troupes, qui sera couronné roi de corse en avril 1736 sur la promesse de débarrasser l’île de la tutelle génoise. Son aventure, qui durera 8 mois rappelle celle du héros de Kipling, bien qu’elle s’achève de façon moins tragique dans une prison pour dette

Voce Nustrale

Un peu plus loin dans la cour du musée ethnographique que nous ne visiterons pas pour ne pas laisser notre amie seule trop longtemps, nous rencontrons  l’animatrice de Voce Nustrale qui diffuse des émissions en  langue corse. Elle nous accueille, offre des auto-collants, promet de dédicacer des chansons si nous l’appelons. Quelle énergie pour faire vivre et comprendre l’intérêt de la langue corse !

Nous revenons au café boire une bière à l’ombre d’un parasol. A côté de nous, un vieux esseulé laisse l’après-midi passer entre nonchalance et mélancolie noire.

Le temps de mai est d’un bleu céleste. A mi-pente sur la colline d’en face, on voit une demeure, sans doute bâtie par un capitaine qui avait fait fortune en Amérique, qui aimait les forêts et qui voulait vieillir dans le silence des grands châtaigniers,  en ne s’occupant que de ses rêves.

Il y a du monde sous les parasols. Les gens sont comme partout très inquiets à cause des rumeurs de guerre généralisée, plus encore à cause de l’inflation déjà bien palpable, mais pour quelques heures, ils s’occupent à regarder l’étonnante rapidité des vols d’hirondelles. Rares dans les villes de la côte, les hirondelles reviennent chaque année nicher sous les vieux toits de Cervione et leurs cris aigus sont l’essence même de la joie de mai, malgré tout.

Nos amis les animaux. La prolifération des troupeaux abandonnés en Corse

L’autre jour, au barrage de l’Ospédale, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec un jeune taureau qui se promenait en liberté à deux pas d’une route fréquentée.

Barrage de l’Ospédale. Rencontre avec un taureau

Certes, il avait l’air placide, mais que se serait-il passé s’il n’avait pas apprécié la couleur de nos tee-shirts… ?? Personne n’a encore été encorné près du barrage, mais il y a eu des accidents graves ailleurs.

Un autre jour, c’étaient les vaches qui étaient installées sur des routes en Castagniccia, bien décidées à ne pas céder la place aux automobilistes, comme au bon vieux temps d’avant le tourisme. Nous avons trouvé ça plutôt drôle sur le moment, mais François qui vit là à l’année décrit une situation difficile :

« Tu comprends, avant les primes étaient attribuées en fonction du nombre de bêtes que possédait un éleveur. Tu as vu les vaches maigres qui vivent ici. Elles étaient invendables, mais ça n’empêchait pas de toucher la prime. A présent, les règles ont changé. Il faut diminuer son cheptel, l’élever sur une grande surface jusqu’à obtenir des animaux utilisables pour le lait ou pour la viande. Et puis, il pleut moins et il faut compléter l’alimentation en achetant du fourrage. Ceux qui ne pouvaient pas suivre parce que leurs terrains n’étaient pas assez grands se sont désintéressés de leur troupeau… Résultat : il y a des milliers de bêtes qui divaguent et comme elles ne sont pas marquées on ne peut pas retrouver leurs propriétaires.

Au Cuscione, les chevaux retournent à l’état sauvage. Cela fait belle lurette que personne ne les réclame, ni n’essaie de les dompter. L’été, ils sont  broutent sur le plateau. Ça vous plaît bien à vous, les Parisiens. Vous vous précipitez sur vos appareils photos en vous racontant Mon amie Flicka, mais il y a à peu près 300 chevaux qui broutent à qui mieux mieux sur le plateau, et il reste seulement des chardons pour les moutons des bergers qui louent des terrains aux communes.

En hiver, les chevaux descendent à la limite de la neige. Livrés à eux-mêmes, ils pénètrent dans les jardins à la recherche de nourriture et font des dégâts. C’est bien joli de s’exclamer sur le bonheur des bêtes qui vivent en totale liberté, mais c’est un peu court ! 

Certains maires s’alarment, d’autant qu’ils sont considérés comme responsables en cas d’accident. Ceux qui font enfermer les bêtes reçoivent des menaces.

Des habitants excédés ont commencé à « régler le problème » à leur façon : le 26 juillet, deux vaches ont été tuées à coups de fusil sur une route et le sous-préfet appelle à euthanasier les animaux errants dont on ne peut identifier le propriétaire. Mais sur Facebook une pétition circule, accompagnée de messages comme celui-ci : « Les animaux se conduisent correctement, pas les humains. Qui abattre ? »…

Peut-être les amis des animaux proposent-ils d’enclore les humains ?

https://wordpress.com/stats/post/7312/passagedutemps.wordpress.com

Printemps corse

Maquis

Dès que ça a été possible, nous sommes partis vers la Corse, délicieuse au printemps : le maquis est en fleurs et les parfums sont déjà si puissants que la moindre brise les apporte par bouffées.

Maquis près de Porto-Vecchio

La Corse sauvage des bords de mer, c’est le maquis ; le maquis, c’est la Corse. D’ailleurs, ce nom commun, entré dans le français au 18ème siècle, vient du corse machja que les étymologistes font remonter au latin macula (ils expliquent que le paysage est comme tacheté par les arbustes) ou à mucchiu, le ciste, une composante essentielle du maquis. Au printemps, les plantes les plus griffues n’ont pas trop poussé : peu de ronces et de salsepareilles. Un dédale d’arbousiers, de bruyères arborescentes, de myrtes et de lentisques pistachiers et surtout des cistes en fleurs.

Cette végétation est parcourue de sentiers qui ne mènent nulle part et que l’on emprunte au hasard avec le plaisir de se perdre en l’absence de points de repères. C’est évidemment « pour de faux », puisqu’il suffit de descendre pour retrouver la mer et puisque la zone commence seulement à repousser après un incendie, mais on a le temps de se raconter les histoires de ceux qui « prenaient le maquis ».  Le français a plusieurs mots pour désigner le fait de se réfugier dans la nature pour échapper aux autorités. Cependant, le succès de maquis et de maquisards se comprend quand on se promène dans cette végétation. Dès que les arbustes grandissent, ils constituent des tunnels de verdure où aucun gendarme, ni hélicoptère ne peut trouver les fugitifs qui se cachent. De là, maquis a été employé pour désigner ceux qui résistaient aux autorités. On parle du maquis du Vercors pour désigner les maquisards. Quand le mot a acquis son nouveau sens, pendant la dernière guerre, il était encore chargé des connotations du maquis, à la fois refuge protecteur et milieu hostile, à la végétation rocailleuse et peu pénétrable.

Quand le vent s’arrête, une pluie froide et têtue détrempe les chemins. C’est un paradis pour les fleurs de rocailles. Au milieu d’une piste, de minuscules iris ont réussi à écarter la terre et à éclore.

Les Iris sauvages du chemin

Toujours ce plaisir à sentir la force qui pousse la nature. Ils sont d’un bleu magnifique. On se penche. On les regarde.

Ambivalence de l’Herbe de l’Ascension

Près du village de T., on peut escalader de grandes plaques de granite, fleuries de plantes grasses d’un rouge pourpre, des sedum pourpiers, je crois  (sedum moronense, confirme la flore ).

A Cupulatta, l’herbe de l’Ascension (sedum pourpier étoilé)

La vieille cousine à qui nous racontons notre promenade nous dit : «  Ah ! vous êtes allés à Cupulatta  (cupulatta, c’est la tortue en corse et peut-être que l’endroit se confondait avec une tortue géante portant les enfants juchés sur son dos). Quand j’étais petite, l’école était tout près. On se retrouvait là à la sortie des classes. » Elle ajoute : « Aujourd’hui, c’est trop tôt pour cueillir l’herbe de l’Ascension. Il faut attendre le jeudi à l’aube, se lever dans la nuit, ramasser les plantes avec les racines et les ramener avant le soleil levant. Quand j’étais jeune, on les accrochait au mur dans les maisons, la tête en bas : si les tiges se redressaient et si les fleurs s’ouvraient pour la Saint Jean, on était protégés du malheur pour toute l’année… Attention ! le sort s’inversait si le soleil était déjà levé, ou si la plante dépérissait.  »

Le lendemain, on déjeune avec des cousins de la montagne. « On a hésité à vous apporter l’Arba di Ascinzioni.

̶ Vous avez bien fait ! Papy nous envoyait toujours en ramasser, mais une année, les tiges ne sont pas remontées et notre chien a commencé à dépérir, et puis il est mort. Depuis, on n’y va plus ! »

Je comprends mal comment a pu perdurer cette coutume. Bien sûr, nous avons gardé beaucoup de traditions liant le destin de l’homme et les forces de la nature, à commencer par la coutume des sapins de Noël. Ce n’est pas l’irrationalité qui m’intrigue, plutôt le risque qu’on acceptait de prendre il y a encore quarante ans. Pourquoi ramener chez soi une plante magique, tellement ambivalente qu’elle peut vous faire du mal au lieu de vous protéger ?

Et puis je me dis que ces actes magiques ne sont pas si éloignés de notre rapport à la médecine. Les médicaments sont efficaces. Ils peuvent aussi faire du mal. Dans mon enfance, on s’accommodait des effets négatifs et on se réjouissait des vaccins qui permettaient d’éradiquer des maladies mortelles ou très invalidantes. Aujourd’hui, on dénonce vigoureusement la duplicité des thérapeutiques au nom du principe de précaution. Cela me fait penser aux échecs du vaccin Astra Zeneca ou aux mise-en-garde de certains contre les vaccins à ARN messager. Les pouvoirs publics peinent à convaincre les citoyens d’accepter quelques morts au bénéfice de l’immunité collective ! Des « vaccino-sceptiques » nombreux dénoncent l’orgueil imprudent d’apprentis sorciers inventeurs de médicaments qui se révèleront des poisons.

Les bulimes cannibales

Il avait plu toute la nuit. Le matin, des grappes de sortes d’escargots à coquilles coniques avaient envahi le jardin. J’avais déjà vu des coquilles vides d’un rose pâle et je croyais que des enfants avaient ramassé sur la plage et abandonné des bulots. D’ailleurs l’extrémité des « coquillages » était abimée. C’est sans doute pour ça qu’ils avaient été jetés.

Mais j’étais confrontée à un grand rassemblement de  bulots limaceux qui s’agglutinaient en particulier contre les murets. Les coquilles étaient plutôt couleur de terre, c’est pourquoi je n’ai pas vu tout de suite l’étendue du problème, mais bientôt, je n’ai plus vu qu’eux.

Bulimes tronqués

Certes, ils avaient l’air engourdis, peu actifs. J’aurais pu cohabiter avec eux tranquillement s’ils n’avaient pas été si nombreux et si je n’avais eu la désagréable sensation du crissement des coquilles explosant sous les pieds pendant que j’inspectais le jardin. Leur prolifération était cauchemardesque.  J’ai fait ce qu’on fait à présent : taper sur un moteur de recherche escargots longs, Corse…et je suis tout de suite tombée sur les bulimes tronqués, « espèce invasive autour de la Méditerranée ». Tronqués, parce que le cône qui protège ces bestioles se casse de lui-même lors de la croissance, peut-être pour ôter un peu de poids à la coquille.

Bulime tronqué

J’ai appris qu’ils étaient omnivores avec une prédilection pour les escargots et les limaces. Les Anglais les appellent d’ailleurs Snails Destroyers. Ils s’attaquent peu aux plantes et ne grimpent pas aux arbres et les agriculteurs les utilisent parfois pour se débarrasser des escargots. (De fait, je n’en vois pas beaucoup au jardin). Malheureusement, les bulimes croquent aussi les vers de terre, pourtant bien utiles.

J’en ai ramassé quelques centaines que j’ai noyés dans de l’eau savonneuse sur les conseils d’une voisine, mort cruelle, je dois dire, mais les bulimes qui se nourrissent préférentiellement d’espèces proches m’apparaissent un peu comme des gastéropodes cannibales. Je n’aimerais pas rencontrer des gisements de bulimes géants !

Thievant Claire, Desideri Lucie, Michel, Albin, 2000, Almanach de la mémoire et des coutumes : Corse, Paris, Albin Michel

Trésor de la langue française (entrée maquis)

Bulime tronque, Wikipédia

Occi (1) Haute-Corse : histoire de Fra Felice

Au Moyen Age, Occi village de Balagne aujourd’hui abandonné, avait été implanté sur la crête d’une colline pour que les habitants puissent se protéger des razzias. Les ruines d’une tour de guet témoignent de cette fonction défensive. Au 19e siècle, elle avait perdu sa nécessité et les paysans étaient descendus vers la plaine.

Occi. Une tour de guet ?
Occi. Ruine aux chardons

Une fois escaladé le chemin qui monte au  village, on tombe sur un écriteau qui retrace l’histoire de son dernier habitant, mort vers 1918 et ce panonceau ajoute la rêverie à la promenade.

Félix Giudicelli était né à 1830 à Lumio et il appartenait à la plus riche famille d’Occi, propriétaire de la quasi-totalité des maisons et de plus d’un tiers du territoire de la commune. Comme il avait fait des études en Italie et qu’il pouvait écrire des vers latins, il était la gloire de la maison et j’imagine que ses vieilles tantes pensaient qu’elles vivaient avec Virgile ressuscité.

L’époque étant héroïque, il s’était aussi affilié aux Carbonari qui, en Italie, luttaient contre les Autrichiens. On se réunissait dans des salles obscures pour échanger à voix basse de beaux arguments, sur les gouvernements constitutionnels et l’unité italienne. C’est là peut-être qu’il croisa le futur Napoléon III. Il évoquait souvent le sauf-conduit qu’il tenait de sa main.  

De retour au village, il se fit appeler Monsieur le Comte. Il s’habillait toujours en redingote et chapeau haut de forme. Et il remerciait en italien quand la boulangère lui rendait la monnaie du pain « Grazie Signorina ». « Du grand théâtre pour un public de bergers et de cultivateurs. – Vous croyez  que c’est excentrique et décalé ? Il n’y a que les imbéciles de Paris qui pensent que c’est en pure perte, car les Corses ont le goût du grand ! Et ne croyez pas qu’il soit contradictoire d’être Monsieur le Comte dix-neuvième du nom, d’aimer porter de jolies redingotes de drap fin, et d’être patriote ».

Cependant le village d’Occi perdait peu à peu ses habitants au profit de Lumio, moins âpre, où on avait élargi la route pour permettre le passage des charrettes. Il resta. Sa maison était peut-être la grande maison avec son mur soutenu par un contrefort.

Occi. Ruine au contrefort

Sur le panonceau, l’intrigue paraît ensuite discontinue. Le comte au chapeau haut de forme est devenu Fra Felice, un ermite. Bien sûr, on peut changer vers la fin de sa vie et trouver autant de plaisir dans la sainteté qu’on en avait à jouer l’aristocrate.

Il avait laissé derrière lui le théâtre du monde. En bas, c’était Lumio, avec cet art des bourgs corses de s’arrondir au flanc d’une colline,

Lumio. Vue générale

avec l’ église et son charmant buffet d’orgue, décoré de guirlandes et d’instruments…

Lumio. Le buffet d’orgue

et ces  petits cafés où les hommes restent tranquillement assis devant une bouteille fraîche et deux verres de pastis à critiquer le gouvernement et à réinventer le monde. En devenant Fra Felice, Félix Giudicelli voulait s’éloigner du monde où on est capable de s’entretuer pour un verger de pêchers ou pour les yeux noirs d’une Juliette de village. Il était loin à présent des passions villageoises pour la terre, les biens, les familles.

C’est seulement quand le vent venait de la mer, qu’il entendait sonner les cloches de Lumio.

Dans ces hauteurs, on peut s’enorgueillir de solitude et de pauvreté. Mais en fait, peut-on parler de pauvreté pour de longues journées gonflées de soleil à regarder les milans tourner calmement dans le ciel, et pour la volupté qu’il trouvait à ramasser des mûres presque sèches le long des chemins et à cueillir des figues pas plus grosses que le pouce ? Avec un quignon de pain, c’était royal. Devant ses yeux, la baie de Calvi. Le jour, quand la colline brûle sous le soleil, la lumière qui ruisselle de partout efface toutes les couleurs, mais le soir on mesure l’étendue de la vue.

Baie de Calvi (depuis la colline d’Occi)

Avec la voie lactée au-dessus de sa tête, il se disait que le royaume était proche.

II me plaît de l’imaginer ainsi, sec et maigre comme sa colline de rocs et de maquis.  Même si Fra Felice était tout autre dans le monde réel, ce que j’ai retenu – ou rêvassé – de sa vie s’accorde parfaitement avec les ruines et avec la vue extraordinaire. Une fiction vraie en quelque sorte qui ajoute du sens à ce lieu

.voir Occi 2 : https://passagedutemps.wordpress.com/2019/09/28/histoire-docci-2-la-rebati-plus-beau-quavant/