Les touristes « font » la Corse. Ils visitent les « quinze lieux incontournables » de l’île et reviennent avec des photos « époustouflantes » et des descriptions de villes « au charme fou ». Nous aussi bien sûr, nous allons à Scandola, aux îles Lavezzi ou aux calanques de Piana. Mais nous aimons aussi découvrir des lieux demeurés à l’écart de la touristification, rencontrer des personnages de roman, prendre le temps de voir ce que nous voyons se transformer en féérie sous la lumière.
Démarcations tranchées et zones périphétiques
Les frontières des villes de la côté sont imprécises. Que sont donc les longues étendues des zones « péri-urbaines », ces endroits qui peu à peu deviennent la vraie ville, mais qui en attendant sont un espace indéfini entre la route et le centre, à la fois parking géant, et lieu offrant les services essentiels ?
Aux 4 chemins. Porto-Vecchio
Les limites des villages de l’intérieur sont nettes. Il n’est pas besoin de remparts pour marquer la démarcation entre Cervione et la montagne. L’arrondi parfait du village qui épouse les courbes de la colline n’a pas changé depuis des décennies.
Cervione
Les rues étroites
Pas de longue promenade car nous sommes venus avec une amie récemment opérée. Elle s’installe pour nous attendre à la terrasse d’un café de la rue principale, A Traversa. De là, elle sera comme sur un balcon au-dessus de la plaine, même si aujourd’hui les îles d’Elbe et de Montecristo sont invisibles (on ne les voit bien que le matin ou après la pluie !).
Nous faisons quand même un petit tour à l’église baroque, ex-cathédrale Saint-Erasme, admirant l’envol de deux anges baroques, souriant du luxe avec lequel on a habillé un poupon figurant l’enfant Jésus ; je vois surtout ses belles manchettes brodées et je me demande quelle vieille femme pieuse lave et repasse ce vêtement.
Cathédrale Saint-ErasmeAnges de la cathédrale Saint ErasmeLe Sauveur du monde
Nous ressortons. Les maisons sont hautes et sévères. Rares sont les fenêtres où sèche du linge. Beaucoup de volets sont fermés. Qui habite encore au village, faisant le trajet dans la plaine pour la moindre course jusqu’au Géant ou chez Leclerc ? Les rues ne sont jamais droites et plus la lumière est intense plus les ombres y sont violentes. Je marche dans un film d’Antonioni.
La rue du musée à CervioneAu premier plan, la statue du roi ThéodoreIer
Les Corses ne sont pas rancuniers qui commémorent l’éphémère royauté de Théodore de Neuhoff, sans lien avec la Corse, sans fortune et sans troupes, qui sera couronné roi de corse en avril 1736 sur la promesse de débarrasser l’île de la tutelle génoise. Son aventure, qui durera 8 mois rappelle celle du héros de Kipling, bien qu’elle s’achève de façon moins tragique dans une prison pour dette
Voce Nustrale
Un peu plus loin dans la cour du musée ethnographique que nous ne visiterons pas pour ne pas laisser notre amie seule trop longtemps, nous rencontrons l’animatrice de Voce Nustrale qui diffuse des émissions en langue corse. Elle nous accueille, offre des auto-collants, promet de dédicacer des chansons si nous l’appelons. Quelle énergie pour faire vivre et comprendre l’intérêt de la langue corse !
Nous revenons au café boire une bière à l’ombre d’un parasol. A côté de nous, un vieux esseulé laisse l’après-midi passer entre nonchalance et mélancolie noire.
Le temps de mai est d’un bleu céleste. A mi-pente sur la colline d’en face, on voit une demeure, sans doute bâtie par un capitaine qui avait fait fortune en Amérique, qui aimait les forêts et qui voulait vieillir dans le silence des grands châtaigniers, en ne s’occupant que de ses rêves.
Il y a du monde sous les parasols. Les gens sont comme partout très inquiets à cause des rumeurs de guerre généralisée, plus encore à cause de l’inflation déjà bien palpable, mais pour quelques heures, ils s’occupent à regarder l’étonnante rapidité des vols d’hirondelles. Rares dans les villes de la côte, les hirondelles reviennent chaque année nicher sous les vieux toits de Cervione et leurs cris aigus sont l’essence même de la joie de mai, malgré tout.
Je suis en train de visiter Bruxelles une fois les séminaires terminés. Cette nuit, Kiev a été attaquée par l’armée de Poutine qui se fiche bien de rentrer dans une ville martyre pourvu qu’elle y entre en vainqueur. Je ressens tout et son contraire, loin, très loin de la guerre qui vient de commencer en Ukraine, et en même temps coincée dans une Belgique étrangère loin de la France (à une heure trente de Paris !), avec une sensation de malaise qui va en s’accentuant pendant que je déambule sur la Grand-Place en regardant les tourelles, les frontons, les pignons et les médaillons tout à coup illuminés par le soleil qui réveille l’éclat de l’or. Mon mari s’énerve tout à coup « Trop d’or ! Trop d’or ! », mais c’est seulement parce qu’il a mauvaise conscience, lui aussi et nous commençons une discussion idiote. « Tu exagères, c’est fantastique, cet endroit, etc. ».
Les façades dorées de la Grand-Place
Rue au Beurre, rue du Poivre, rue des Harengs, rue Chair et Pain, rue du Marché aux herbes, des noms pour faire semblant d’arpenter le Bruxelles des corporations médiévales : dans ces rues, des pizzerias, des restaurants espagnols, maghrébins ou des Chez Léon. Il n’y a pas de ville à l’abri du temps et du tourisme. Les noms sont là comme les derniers signes du passé disparu.
Place sainte Catherine, la fontaine Anspach, ses lézards géants ou crocodiles, ses griffons à tête de chien. Nous étions si occupés avec les animaux que n’avons pas levé les yeux vers les allégories féminines disposées autour de l’obélisque.
Fontaine Anspach au crocodileFontaine Ansrach à la chimère
Comme cette ville est désorganisée (encore plus en ce moment où des grues hérissent tous les quartiers !)
De temps à autre, l’arrière des bâtiments est abattu et on garde les façades qui serviront à déguiser la transformation. Presque partout, des ensembles hétéroclites : il n’y a pas de place qui ne soit abimée par un édifice de béton ; les bâtiments anciens peuvent être coiffés d’énormes écrans publicitaires. Je n’aime pas non plus l’architecture 19ème des palais du Mont des Arts dont la lourdeur est bien étrange quand on songe à la beauté des maisons brabançonnes de la Grand-Place, à l’élégance des bâtiments de l’Art nouveau. Et pourtant on se sent bien à Bruxelles. Peut-être à cause du calme de rues silencieuses et vides si proches de la cohue des zones touristiques.
La cathédrale Saint-Michel-et-Gudule domine une butte où ont déjà éclos les crocus du printemps
Saint-Michel-et-Gudule
C’est un beau bâtiment, un peu massif, qui ne soulève pas l’enthousiasme, mais voici qu’on arrive devant une chaire baroque. On appelait chaire de vérité cette chaire de la cathédrale avec sa représentation théâtrale et dramatique d’Adam et Eve chassés du paradis :
Tournée vers l’ange, Eve, n’aperçoit pas le squelette, alors que nous, les spectateurs de l’âge chrétien, nous voyons les doigts osseux de la Mort presque au-dessus de sa tête.
Hendrik van Verbruggen 1699. chaire de la cathédrale Eve et la mort
La sculpture parle de la condition humaine qui résulte du premier péché, avec des vies désormais accompagnées par la Mort.
De l’autre côté de la colline, nous arrivons rue des Sables où Horta avait dessiné un comptoir de tissus aujourd’hui converti en musée de la BD
Horta. Musée de la BD
Il y a d’autres bâtiments de Horta au-delà du jardin zoologique ; pour les regarder, nous traversons une ville turque. De paisibles matrones à foulard, beaucoup d’enfants. Les demeures d’Horta sont si peu entretenues qu’on n’en devine pas l’élégance. Tout le monde parle turc, m’a-t-il semblé, dans ce quartier. De brassage de population, je n’en vois guère…
Au centre-ville, le français et le flamand alternent. Quand je demande en français mon chemin, je ne me heurte pas à un refus ou à une réponse en flamand comme ça m’était arrivé il y a une dizaine d’années. Mais la chanteuse Adèle chante sa peur du séparatisme dans sa chanson j’aime Bruxelles :
Et si elle se sépare et qu’on ait à choisir un camp
Ce serait le pire des cauchemars, tout ça pour une histoire de langues
Les relations entre langues sont enchevêtrées avec la politique. Je le ressens particulièrement en ce moment où Poutine fait envahir un pays en invoquant les mêmes arguments que les arguments allemands de 1938 : en 1938 pour Hitler, les citoyens tchécoslovaques de langue allemande étaient « des Allemands », dont le territoire, les Sudètes, devait revenir à l’Allemagne. Pour Poutine, les citoyens ukrainiens de langue maternelle russe sont « des Russes ». (Les Ukrainiens auraient dû garantir des droits linguistiques à ces russophones, mais de là à envahir un pays au nom du déterminisme ethnique, il y a un fossé qui nous bouleverse). Pourtant, partout en Europe, on voit monter une demande d’Etat-Nation confondant peuples, religions, langues. Hier, c’était en Catalogne, Aujourd’hui les discours de Zemmour séduisent de nombreux Français… alors qui peut parier sur la stabilité du couple Flamands/Wallons)
Le lendemain, il fait froid et humide. Nous trouvons refuge dans les musées royaux de la colline des Beaux-Arts.
Gabriel Grupello. Fontaine murale aux dieux marins, 1675
Je ne sais plus quelle Amphitrite et quel triton sont représentés dans cette fontaine placée en bas de l’escalier principal, mais j’ai pris la photo à cause du trou qui perce le sein par où l’eau devait couler… Les statues bruxelloises coulent par tous les orifices !
Dans ce musée, il y a les tableaux que je connais si bien que je les les revois distraitement et d’autres que je connais et où je découvre encore et encore de nouvelles images qui m’accompagneront.
Bruegel bien sûr avec le grouillement de personnages si petits qu’on ne voit pas immédiatement le sens des scènes. Dans Le Massacre des innocents, il faut les regarder une à une pour que s’organise le contraste entre les soldats cruels, paisibles, sur leurs chevaux avec les villageois suppliant qu’on épargne leurs enfants. L’attaque des Russes est dans nos têtes et charge ce tableau d’un sens tragique. Nous avions rêvé de paix avec la Russie, si proche par la culture du reste de l’Europe, en oubliant qu’il n’y a plus de peuple civilisé une fois qu’il est happé par la brutalité de la guerre.
Vers la gauche du tableau, un couple discute avec un soldat qui a déjà saisi leur bébé, mais qui se retourne pour écouter ce qu’ils essaient de négocier. Le père traîne sa fille par le bras. Son index pointe vers la fillette qui résiste : « Prenez la fille et épargnez le garçon ». C’est la première fois que je discerne l’index de ce père qui, en sacrifiant sa fille, espère sauver son fils. Le triomphe du mal, c’est aussi d’entraîner les gens ordinaires à des choix terrifiants. Autant et plus que la structure d’ensemble du tableau, ce sont tous ces épisodes qui composent Le Massacre des Innocents. Le dispositif de Bruegel consiste à montrer les récits minuscules et abominables qui donnent le sens de ce qui se passe.
Prenez plutôt notre fille ! (Massacre des Innocents par Bruegel, le fils. Détail)
Je revois la chute des anges rebelles, troublant mélange d’images oniriques et de réalisme tout droit hérité de Jérôme Bosch et des enlumineurs. Les ailes immenses du grand machaon porte-queue, la tête bouclée d’un ange dont le corps a la forme d’une fraise… Les Bruegel peignent des personnages aux contours nets, aux couleurs délimitées sans vibrations. Les visages grotesques, sont à peine esquissés, suggérés à l’aide de deux traits. Et c’est suffisant ! Pas étonnant que la Belgique soit le royaume de la BD.
Bruegel. La Chute des anges rebelles. détail
Revoilà des Rubens. Qu’est-ce qu’un tableau qui nous touche ? Pourquoi les grands Rubens ne me font pas signe, tandis que je vois le génie dans les 4 esquisses d’une tête de Maure ?
Le musée de Bruxelles se croit obligé de montrer ces dessins accompagné d’un texte de repentance qui s’accuse d’avoir trop longtemps laissé le titre d’origine Quatre études sur la tête d’un nègre, devenu « inapproprié » et rebaptisé Esquisses pour des têtes de Maure en 2007-2008. Pas sûr que le visiteur habitué à penser qu’un Maure est un habitant de l’ancienne Mauritanie, que l’on appellerait aujourd’hui un Berbère du Maghreb…. s’y retrouve.
Il aurait peut-être mieux valu expliquer sur un cartel que « nègre » n’avait pas de valeur insultante à l’époque de Rubens, mais le tabou nord-américain l’a une fois de plus emporté. Le musée craint que la communauté africaine de Belgique trouve la nouvelle dénomination tout aussi offensante… Il ferait mieux de souligner la place qu’occupait la représentation d’un Africain dans toutes les Adorations des rois mages peintes par Rubens. Voici un détail de celle de Bruxelles !
Rubens. L’Adoration des Mages de Bruxelles
J’apprivoiserai Jordaens une autre fois. Le sous-sol contient des centaines de tableaux du 19e et surtout ceux de Constantin Meunier dont je ne me lasse pas.
Constantin Meunier, Le Creuset brisé
La frise des métallurgistes aligne les hommes de profil selon une ligne descendante qui va des ténèbres de gauche jusqu’au rouge de la fournaise à droite. Le travail des forges a remplacé les peines de l’enfer et ce n’est plus le langage des mains qui dit le sens des tableaux comme au temps de la peinture classique, mais le mouvement des corps, l’arc de cercle d’un dos ployé qui répond à l’arc de cercle d’une roue. Meunier montre la peine des ouvriers traités en esclaves et leur noblesse comme personne.
Le musée contient cent autres merveilles comme ce Vuillard, Les deux écoliers, mais nous sommes éreintés.
Vuillard. Les deux écoliers
Juste une halte devant la Circé fin de siècle qui annonce Me too. Il est clair qu’on n’attend pas de ces porcs une quelconque capacité à procurer un peu de volupté à la froide Circé.
Gustav Adolf Mossa. Circé
Nous voici dans le Thalys si confortable qu’on ne le sent pas partir ; nous glissons dans le noir jusqu’à Paris où l’on retrouve les actualités. L’Ukraine constate qu’elle est seule. L’Europe qui n’a ni armée, ni industrie, ni goût du sacrifice hésite devant les sanctions économiques qui la toucheront autant qu’elles vont toucher le pouvoir russe. Combien de temps notre monde douillet va-t-il continuer ainsi en affichant sa faiblesse, sa nostalgie du temps d’avant, ses musées qui sont le double fantasmé de sa grandeur passée ?
Moi qui ai l’air critique, je ne sais pas ce que voudrait dire « aider l’Ukraine ». Je fais comme tout le monde. Je bavarde et j’ai honte.
Références
Mauriscus en latin signifiait noirâtre. Au 1er siècle avant J.-C, la Mauretanie était un royaume berbère, qui correspondait à ce que nous appelons l’Afrique du Nord. Le terme s’emploie aussi après la conquête de la péninsule ibérique pour désigner les Musulmans résidant en Europe, et parfois des hommes venus d’Afrique au sens large. La tragédie d’Othello a comme sous-titre Le Maure de Venise. (voir Robert historique)
Notre collection en question #museumminquestions (réseaux sociaux@fineartsbelgium
Du manoir de Varengeville aux « sauvages » de l’église Saint-Jacques de Dieppe et aux ogres de l’enfance
L’armateur-corsaire, ses capitaines et les nouveaux mondes
Jehan Ango était un armateur dieppois de la Renaissance. Jean Parmentier qui naviguait pour lui sur « La Pensée « et écrivait des vers lettrés l’a appelé le « Magnifique ». De fait, il représente l’alliance locale de la finance et des idées nouvelles qui fit à une autre échelle la splendeur des Médicis.
A sa grande époque, Ango possédait plus de 30 navires et n’hésitait pas (avec la bénédiction du roi de France) à faire attaquer les navires portugais. Jean Fleury, son capitaine-corsaire, a totalisé plus de 300 prises dont, en 1522 au large des Açores, tout un trésor aztèque que Cortés avait envoyé à Cadix. L’or, les épices, les bois du Brésil, le coton, les ivoires (qui aujourd’hui font la réputation du musée de Dieppe), des centaines de perroquets et de singes sapajous arrivaient dans les entrepôts sans même qu’il y ait besoin d’aller les chercher jusqu’au Nouveau Monde. http://nanienormandie.canalblog.com/archives/2015/08/01/32432310.html)
Ango a participé aux grandes découvertes en envoyant des navires à Terre-Neuve (1523), au Brésil (1526 à 1529), aux côtes de Guinée et aux îles de la Sonde. En 1529-1530 ; les deux frères Parmentier, dont Jean qui était son ami, arrivèrent à Sumatra à bord de « La Pensée », et du « Sacre ». Un autre de ses capitaines, Giovanni da Verrazzano visita la côte est de l’Amérique du Nord et planta le drapeau du roi de France à l’embouchure de l’Hudson, emplacement du futur New-York. Pourtant, alors que Christophe Colomb et Vasco de Gama sont célébrés dans toute l’Europe, les navigateurs normands ont été bien oubliés. Il faut être dans le manoir d’Ango pour entendre parler d’eux. (L’Empire aujourd’hui comme hier est le maître des mémoires et au 16ème siècle le « Nouveau Monde » était portugais et espagnol).
En récompense de ses services, Ango fut anobli. Il se fit bâtir à Dieppe une belle maison dont la façade était ornée par des sculptures des fables d’Esope. Il y entassait des meubles, des miroirs de Venise et des peintures italiennes. Cette maison et la plupart des 2 725 maisons dieppoises furent brûlées en 1694, quand la flotte anglo-néerlandaise bombarda la ville.
Le Manoir d’Ango
Après 1530, Ango voulut avoir une résidence d’été à Varengeville–sur-Mer. Aux deux tours médiévales d’un manoir, il fit ajouter une aile Renaissance avec une loggia à l’italienne supportée par quatre colonnes.
« Il pouvait, dit la vendeuse de billets, apercevoir ses trois-mâts rentrant au port de Dieppe depuis une des tours. » Briques rouges et mosaïques polychromes de briques de silex et de grès ornaient les murs.
Manoir d’Ango. Détail du décor de mosaïquesLe Pigeonnier depuis la loggia
La plupart des médaillons Renaissance ont été détruits, mais restent une femme de profil et son compagnon qui approche les lèvres pour l’embrasser. S’agit-il de l’armateur amoureux ou de François Ier et de la reine, représentation qu’un courtisan peut commander pour honorer le roi et pour s’honorer de son amitié ?
Manoir d’Ango. Le médaillon des amoureux
Pour que la vie d’Ango nous touche, il fallait aussi l’effondrement de sa fortune : après la mort de François Ier, Henri II refusa de rembourser les frais avancés pour le ravitaillement des 146 bateaux de guerre rassemblés en 1544 contre les Anglais à la demande du roi. La disparition de Marguerite de Navarre, grâce à qui l’armateur obtenait le droit d’attaquer les bateaux ennemis à son profit, accélère la dégringolade. Le temps de cocagne était passé : traqué par ses créanciers, mis quelques temps en prison pour détournement de fonds, il ne lui restait qu’à mourir près de son énorme pigeonnier nobiliaire.
Ses héritiers vont occuper le manoir jusqu’à la Révolution Française. Le domaine devient alors une exploitation agricole avant d’être sauvé par l’irremplaçable Mérimée et classé Monument Historique. Au début du 20ème siècle, il attire les surréalistes : André Breton y rédige Nadja dont un passage évoque la neige des plumes qui tombent (du pigeonnier ?) et se transforment en colombe blessée, changeant par là-même Ango en demeure de rêve. A l’arrivée, nous cherchions en vain ce fragment dans nos mémoires pendant que nous remontions l’allée de platanes balayée par le vent.
« […] voici que la tour du Manoir d’Ango saute, et que toute une neige de plumes, qui tombe de ses colombes, fond en touchant le sol de la grande cour naguère empierrée de débris de tuiles et maintenant couverte de vrai sang ! (Nadja)
Le pigeonnier pouvait accueillir 1600 boulins (couples de pigeons). Aujourd’hui, il est presque vide : Il n’y aura pas de mise à mort.
Désormais, le nom d’Ango évoquera aussi l’armateur et encore l’image entraperçue d’un des propriétaires : pendant que nous escaladions les escaliers pour voir nous aussi les bateaux entrer dans le port de Dieppe, il a ouvert brusquement une porte pour rappeler un petit chien jaune. Je me demande ce qui décide un homme normal, propriétaire de petit chien, à s’atteler à la reconstruction d’un château qui menaçait ruine. Toute une vie est passée à ce labeur ! Les subventions obtenues sont largement dépensées pour répondre au cahier des charges des Monuments historiques., mais sans elles, impossible de réparer des toitures. Même pas en rêve !
La frise des sauvages à l’église Saint-Jacques de Dieppe
Nous retrouvons Jehan Ango à l’église Saint-Jacques de Dieppe.
Dieppe. Eglise Saint-Jacques
Bon catholique, soucieux de notabilité, l’armateur a financé outre une chapelle, une frise sculptée représentant des Tupis du Brésil, des Malgaches, des Indigènes de Sumatra… A gauche, ce seraient des Africains de Guinée : l’homme brandit une sagaie ; la femme allaite un bébé. Ils sont nus. Entre eux, un arbre et un gros serpent.
Dieppe. Eglise Saint-Jacques. Détail de la frise « des Sauvages »
Le bas-relief a une raideur de carton-pâte, mais cette réincarnation exotique d’Adam et Eve n’a rien de méprisant. L’image humanise « les sauvages » et annonce L’Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry (1578) où le missionnaire calviniste, qui vécut un moment au milieu des Toüoupinambaoults, décrit chaleureusement ces anthropophages qui mangent leurs ennemis, mais sont infiniment moins féroces que les catholiques envers les réformés.
Des Amérindiens arrivaient parfois jusqu’en Normandie. On a une description datant de 1550 de la « Joyeuse entrée du roi Henri II et de sa cour » à Rouen (les rois de ce temps-là passaient leur vie à visiter les villes du royaume où ils étaient accueillis par de belles processions). Dans le défilé figuraient 250 matelots normands grimés en Indiens, mais aussi 50 Indiens tupi – alors alliés des Français contre les Portugais. (https://journals.openedition.org/jsa/8773). En France, les Indiens étaient des hommes libres et plusieurs travaillèrent sur les chantiers navals de Normandie.
Il se peut que d’autres aient figuré dans un spectacle de 1527 offert par Ango et conçu par Jean Parmentier pour célébrer la paix entre Henri VIII d’Angleterre et François Ier : la procession s’ouvrait par un char de la Vertu escorté par Platon, Cincinnatus, Lycurgue, Priscien, Aristote, etc. Venaient ensuite les grands capitaines : Hector, Jules César et Alexandre dont le trône était « posé sur un grand drap d’or frisé porté par huit nègres ». Au-dessus, un dais tissé « par les Indiens des Indes occidentales ». Devant, marchait un « page orné de petites plumes des Indes méridionales ». Un char de « la Momerie » fermait la marche où figuraient des bourgeois de Dieppe, déguisés en Brésiliens, dénudés et le corps peints. Y avait-il aussi des Tupis ?
Ces échanges intercontinentaux entre alliés contre les Portugais éclairent le chapitre « Les Cannibales » (I. 31) des Essais de Montaigne (1ere édition 1580) qui relativise l’horreur qu’inspire le cannibalisme et insiste sur l’humanité de ces habitants du Nouveau Monde :
« Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage (234) »
Montaigne envisage sans condescendance cette culture différente, dont il admire la poésie et le mode de vie.
Ils sont sauvasges, de mesme que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là où à la vérité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et détournez de l’ordre commun que nous devrions appeler plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu (234)
Il loue la vertu civique des Indiens qui les fait s’indigner devant la répartition des ressources entre notables « gorgez de toutes sortes de commoditez » et pauvres « décharnez de faim » qui mendient aux portes des riches. Le cannibalisme, pour horrible qu’il soit, est « extreme vengeance » à l’encontre de l’ennemi vaincu, et n’est pas pire que les violences inter-religieuses qui ravagent l’Europe ou que les tortures que les juges infligent aux condamnés. La conclusion du chapitre enfonce le clou en raillant l’attachement européen à des coutumes vestimentaires qui empêche de voir des semblables dans les Indiens :
« Tout cela (leurs coutumes) ne va trop mal : mais quoy, ils ne portent pas dehaut-de-chausses ! « (245)
Guerriers cannibales et ogres mangeurs d’enfants
En fait de cannibalisme, Montaigne vient trop tard pour moi. Ses sages maximes lues pendant les années de lycée n’ont pas effacé les chants et les récits de ma petite enfance : Il était un petit navire n’est-ce pas cette histoire de matelots qui, manquant de vivres, veulent dévorer le plus petit ?
On tira à la courte paille
Pour savoir qui sera mangé Ohé ! Ohé matelot
Le sort tomba sur le plus jeune
C’est donc lui qui sera mangé Ohé, ohé
Le mousse est sauvé à temps par des milliers de poissons qui sautent dans le navire et rassasient l’équipage. Nous hurlions à tue-tête le refrain joyeux, cependant, les couplets auraient dû nous terrifier si nous, petits enfants à chair tendre, y avions réfléchi. Il y avait bien sûr également la rencontre de l’ogre et du Petit Poucet ou celle du Chaperon rouge avec un homme à peine déguisé en loup.
Ces ogres étaient nos pères et nos voisins et leur noirceur carnassière ne venait pas d’une colère guerrière « extrême », mais d’une barbarie archaïque et cruelle qui réunissaient tout ce que nous ne savions pas encore nommer, la peur du viol, de la pédophilie, de la famine et du cannibalisme.
Lestringant, Frank, Le cannibale. Grandeur et décadence
Montaigne, Michel de, (éd 1962)[1580@, Les Essais, Paris, Garnier.
Perrone-Moisés, Beatriz , « L’alliance normando-tupi au xvie siècle : la célébration de Rouen », Journal de la Société des Américanistes, 2008,94.1, https://journals.openedition.org/jsa/8773
Thévet, André, (1997, [1557]) Les Singularitez de la France Antarctique, (réédition par F. Lestringant dans Le Brésil d’André Thevet, 1997, éd. Chandeigne).
Vercel, Roger, 1943, Visages de corsaires, Paris Albin Michel
A Varengeville , le temps hésitait entre soleil et orages.
L’église qui glisse vers l’abîme
On a visité le cimetière marin où se trouvent mélangées les tombes des villageois et les tombes de célébrités comme celle du compositeur Albert Roussel ou de Georges Braque. Dans l’église un Christ roux de Michel Ciry, en post-adolescent un peu chétif et très seul. Emouvant.
Depuis le cimetière, la vue va jusqu’où nos yeux peuvent aller : le ciel et la mer changent sans cesse : doré puis gris ; verte puis grise. Les prés sont luisants et la falaise mélange la craie et les coulées de boue ocre, imposant l’image de la destruction à venir. Des falaises blanches paraitraient hors du temps. Ici, les traces noires annoncent la catastrophe climatique qui approche. D’ailleurs, je viens de lire dans les informations d’Ouest France que l’église repose sur un sol de plus en plus instable et glisse lentement vers l’abîme. La falaise haute de 80 mètres est attaquée par l’érosion. Un jour tout sera englouti !
Monet. L’Eglise de Varengeville (sd). banque d’images adstor
La cabane de Monet dans la Gorge des Moutiers
Les valleuses sont des vallons perchés, suspendus au-dessus du niveau actuel de la mer. Celle-ci s’appelle, je crois, Gorge des Moutiers, si escarpée, malgré les aménagements, qu’on peut hésiter devant le gouffre béant en-dessous.
Gorge des Moutiers
Monet venait souvent y peindre.
Monet peint en contrebas de l’église (la cabane du prêcheur est aujourd’hui détruite) (10.2307_community.13605448-1)
Gorges de Vasterival
Un peu plus loin, au niveau du phare d’Ailly, la descente est plus commode, même si la roche est tendre et si la terre peut s’effondrer lors d’une prochaine tempête.
Inscriptions dans la craie
En bas, on découvre une plage de galets, jonchée de rochers sombres couverts de verdure. Un paysage d’une beauté extraordinaire.
Varengeville. Plage du Petit Ailly
A chaque vague, l’eau recouvre la plage jusqu’au milieu avant de repartir en petits filets ruisselants, A chaque vague, les creux se remplissent et on ne sait trop si la marée est montante ou descendante. On s’inquiète un peu de ne pouvoir regagner à temps la valleuse, jusqu’à ce qu’un, moins sot, ait l’idée de regarder l’heure de la marée sur son téléphone.
Sur cette plage trempée et froide, les gros blocs évoquent des animaux sortis de la mer dans des temps anciens.
Plus loin, le calcaire ressemble à des ossements, d’autant plus blancs qu’ils succèdent aux rochers noirs et verts.
Assis, tranquille devant l’immensité
Avec la petite ville de Saint-Valery établie dans un large vallon, le paysage cesse d’être terrible. C’est le 1er novembre. Saint-Valery somnole. Les habitants sont partis honorer les âmes de leurs morts et les cafés sont presque tous clos. Tout de même, sur le quai une poissonnière a ouvert et jette à la mer les entrailles des poissons, attirant une volée de cormorans qui tournoient, battent furieusement des ailes, plongent en poussant des cris affreux et remontent dévorer les déchets qu’ils ont attrapés.
Un homme est assis près de la plage. Il n’a pas besoin de penser à quelque chose. Il reste là tranquille devant l’immensité
Aller de l’avant, sans me poser trop de question. Juste aller de l’avant parce que c’était mon frère et que c’est l’homme que j’ai le plus aimé au monde, avec son ami Eric Choquet, le premier propriétaire de la maison qui a permis que l’aventure démarre.
Parce que Pascal Cribier était un génie et que par testament il m’a légué son jardin à charge de l’entretenir sans y rien changer.
Voilà le jardin, et peut-être que vous penserez. C’est ça le célèbre jardin ? Il nous montre un paysage normand, c’est tout. Mais regardez mieux. Nulle part vous ne verrez ces vallons au sol tantôt creusé, tantôt bombé, ce paysage avec des ouvertures vers le lointain.
Mon frère, la taille, c’était son truc, il taillait les bois pour faire pénétrer la lumière. Les gens ne voyaient pas l’artifice. Ils disaient « Quelle belle allée ! », sans se rendre compte que la ligne de fuite qui les emmenait vers la profondeur du bois avait été voulue par mon frère.
Bois de Morville. Une allée
Il jouait avec des lignes et des couleurs. Il avait taillé des arbustes pour avoir un feuillage sombre et derrière, on voyait se dresser les verticales des troncs blancs des bouleaux.
Bois de Morville. Horizontales des houx sombres. Verticales des bouleaux clairs
Il rabattait sévèrement quatre petits arbres à deux mètres. Quatre parce qu’on attend toujours que les décors aillent par trois.
Bois de Morville. La taille raducale de quatre féviers d’Amérique
Moi qui voulais seulement voyager sans rien posséder, me voilà dans le Bois de Morville pour toujours. Moi qui voulais être moi sans rien devoir à personne, je vois ma vie tissée avec la sienne et asservie au jardin. Parfois je me dis « J’arrête. Ce n’est pas de mon âge de monter à trente mètres pour élaguer des arbres et il y en a 70 à tailler, là tout de suite. » Parce que je n’avais aucune vocation de propriétaire, ni de jardinier. Mais mon frère Pascal Cribier était un génie. Je le savais et je dois à sa mémoire de sauver son œuvre.
Vous venez au début novembre ce n’est pas la meilleure saison. Vous ne verrez pas encore les couleurs d’automne et vous ne verrez plus la prairie. C’est pourtant une invention merveilleuse de Pascal. Installer une prairie sur un talus pour clore la pelouse. Revenez l’été quand le pré dessine une bordure de lumière qui s’agite dans le vent. Il n’y a pas besoin d’entasser les couleurs des massifs, on peut jouir de la beauté de simples graminées. Monochromes et variées à l’infini. Maintenant, tout le monde fait ça. Mais c’est lui qui a eu l’idée le premier.
Voici un petit clos. Vous voyez les bancs enfouis dans les herbes. Il faut imaginer les fleurs à partir du printemps, mais attention aux frontières qui empêchent les couleurs et les parfums de déborder.
J’ai peur de ne pas arriver à sauvegarder sa vision. Les choses changent et je n’arrive pas à les empêcher de changer. Je me désole parce que j’use en vain ma vie sans même maintenir le jardin comme il l’aurait voulu.
Je fais de mon mieux et j’échoue. Depuis quelques années, la sécheresse sévit partout, même dans ce jardin orienté au nord. Les fougères remplacent le lierre. Le changement s’étend sournoisement.
Ils étaient trois à avoir voulu Le Bois de Morville. Je n’ai pas encore parlé de Robert Morel, le maître jardinier indispensable qui comprenait si bien la nature normande. C’est à trois que ces hommes ont transformé un val humide en jardin. Quelquefois je suis venu aussi les aider à dessoucher. Tout à la main parce que les engins ne passaient pas. Allez, je vous emmène dans le sous-bois jusqu’au petit fleuve. Je dis fleuve parce qu’il aboutit à la mer, mais pour le moment, on dirait quelques flaques d’eau. Grâce aux petits barrages, le jardin des prêles a résisté au manque d’eau de ces derniers temps.
Et puis nous allons remonter par la valleuse. Pour drainer l’humidité et stabiliser le terrain marécageux, mon frère avait imaginé un système de sillons artificiels. N’approchez pas de ces rigoles. La terre est gorgée d’eau. Les chevreuils qui sont passés ont marqué la pelouse et je ne sais pas combien de temps il va falloir avant que les empreintes ne s’estompent. Si vous piétinez vous aussi, le jardinier va me tuer.
Bois de Morville. Les rigoles de la Valleuse.
A présent, ne vous retournez pas avant d’entrer dans la maison pour que ce soit une surprise quand nous serons là-haut !
Entrez. De la maison non plus, je n’ai rien touché. Juste recollé le papier là où il se décollait. Vous me direz qu’elle est banale, cette maison. Je sais bien, mais ils ne l’avaient pas modifié, alors je ne m’autorise pas. Et puis, venez voir la grande baie ouverte sur la valleuse et tout au bout le triangle de la mer.
La Valleuse et la mer depuis le salon (photo Jean-Marie B.)
Quand je m’assieds le soir, j’ai parfois les yeux qui se remplissent de larmes. Je ne sais pas trop si c’est la beauté du paysage ou le manque de Pascal et de son ami.
Nous avons profité des journées botaniques de Varengeville (30 et 31 octobre 2021). Mais le jardin se visite sur rendez-vous en écrivant à : vallondemorville@gmail.com
L’autre jour, au barrage de l’Ospédale, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec un jeune taureau qui se promenait en liberté à deux pas d’une route fréquentée.
Barrage de l’Ospédale. Rencontre avec un taureau
Certes, il avait l’air placide, mais que se serait-il passé s’il n’avait pas apprécié la couleur de nos tee-shirts… ?? Personne n’a encore été encorné près du barrage, mais il y a eu des accidents graves ailleurs.
Un autre jour, c’étaient les vaches qui étaient installées sur des routes en Castagniccia, bien décidées à ne pas céder la place aux automobilistes, comme au bon vieux temps d’avant le tourisme. Nous avons trouvé ça plutôt drôle sur le moment, mais François qui vit là à l’année décrit une situation difficile :
« Tu comprends, avant les primes étaient attribuées en fonction du nombre de bêtes que possédait un éleveur. Tu as vu les vaches maigres qui vivent ici. Elles étaient invendables, mais ça n’empêchait pas de toucher la prime. A présent, les règles ont changé. Il faut diminuer son cheptel, l’élever sur une grande surface jusqu’à obtenir des animaux utilisables pour le lait ou pour la viande. Et puis, il pleut moins et il faut compléter l’alimentation en achetant du fourrage. Ceux qui ne pouvaient pas suivre parce que leurs terrains n’étaient pas assez grands se sont désintéressés de leur troupeau… Résultat : il y a des milliers de bêtes qui divaguent et comme elles ne sont pas marquées on ne peut pas retrouver leurs propriétaires.
Au Cuscione, les chevaux retournent à l’état sauvage. Cela fait belle lurette que personne ne les réclame, ni n’essaie de les dompter. L’été, ils sont broutent sur le plateau. Ça vous plaît bien à vous, les Parisiens. Vous vous précipitez sur vos appareils photos en vous racontant Mon amie Flicka, mais il y a à peu près 300 chevaux qui broutent à qui mieux mieux sur le plateau, et il reste seulement des chardons pour les moutons des bergers qui louent des terrains aux communes.
En hiver, les chevaux descendent à la limite de la neige. Livrés à eux-mêmes, ils pénètrent dans les jardins à la recherche de nourriture et font des dégâts. C’est bien joli de s’exclamer sur le bonheur des bêtes qui vivent en totale liberté, mais c’est un peu court !
Certains maires s’alarment, d’autant qu’ils sont considérés comme responsables en cas d’accident. Ceux qui font enfermer les bêtes reçoivent des menaces.
Des habitants excédés ont commencé à « régler le problème » à leur façon : le 26 juillet, deux vaches ont été tuées à coups de fusil sur une route et le sous-préfet appelle à euthanasier les animaux errants dont on ne peut identifier le propriétaire. Mais sur Facebook une pétition circule, accompagnée de messages comme celui-ci : « Les animaux se conduisent correctement, pas les humains. Qui abattre ? »…
Peut-être les amis des animaux proposent-ils d’enclore les humains ?
Il y a d’abord ce paysage : un plateau près de l’église San Giovanni Battista datée du 12e siècle, un village minuscule entouré à 360 degrés par des montagnes noyées dans un brouillard bleuté et des pentes couvertes d’une végétation de chênes verts. Une belle photo de l’Inventaire de Carbini fait sentir la puissance inquiétante de la végétation et l’isolement du village (http://corse-carbini.fr/inventaire/index.html)
Carbini. L’Alta Rocca
L’église romane
Carbini a été sauvée grâce à Mérimée, alors inspecteur général des monuments historiques, qui visite les lieux en 1839 et s’émerveille devant l’église, édifice « … le plus ancien, le seul ancien qui subsiste en Corse ». Il en rapproche l’architecture des exemples pisans et demande une allocation pour une restauration qu’on ne peut laisser à la charge d’une paroisse misérable. Lors de la visite de Mérimée subsistait seulement le premier étage du campanile, séparé de l’église, avec sa fenêtre divisée par une colonne. Mais on pouvait deviner sa forme élancée remarquable. Viollet le Duc le reconstruira en le coiffant d’un toit pyramidal.
Campanile de l’église Saint-Jean-Baptiste
Dorothy Carrington, qui s’appuie sur les travaux de Geneviève Moracchini-Mazel, consacre un chapitre saisissant de son livre La Corse à Carbini. Je complète ses informations par les renseignements glanés de la bouche d’Alain Mondoloni que nous rencontrons devant l’église en train d’expliquer le monument à deux belles jeunes filles pressées de retrouver leurs copains. Nous les avons remplacées volontiers. A. Mondoloni, dentiste à la retraite, sacristain de l’église et auteur de la partie historique du site de Carbini, n’était pas mécontent de recommencer la visite pour un nouvel auditoire. Nous sommes repartis ravis de la rencontre avec cet homme éloquent et passionné.
Tout près de l’église Saint-Jean, on observe les traces de l’église de San Quilico, aujourd’hui ruinée.
Eglise de Carbini. Au premier plan, les vestiges de San Quilico
L’église est d’un beau style roman. Elle a la couleur de granit du pays, mais une croix grecque aux branches creuses, placée sous le fronton, trahit son origine : c’est la signature des Pisans.
L’harmonie vient des proportions, mais il y a aussi des éléments de décor. Avec Alain Mondoloni, nous apprenons à voir les creux sphériques, prêts à recevoir des décors de céramique que les maçons préfabriquaient en quelque sorte puisqu’ils s’encastrent à la jointure de quatre pierres. Autour de la croix grecque, ils sont trois (comme la Trinité bien sûr). Tout autour de l’église le symbolisme des chiffres se poursuit de façade en façade… Nombre 4 de la terre comme les 4 saisons, nombre 7 des jours de la Création, nombre douze des apôtres.
Il faut regarder longuement pour voir apparaître sous les modillons les formes rudimentaires, grossièrement taillées et altérées par les ans, qui évoquent des animaux symboliques,, des signes géométriques.
Trop maladroit pour sculpter un visage dans le granite, le sculpteur a inscrit sur un modillon deux trous pour les yeux, un pli pour le nez. Il n’a même pas essayé de figurer une bouche. Sans expression, désindividualisée, la pauvre face à peine arrachée à la pierre dure joue cependant sa fonction de signe humain…
Plus loin, on devine une silhouette d’oiseau, le Saint Esprit, placé au-dessus du serpent, qui ne peut être que le serpent de l’Apocalypse.
La Colombe du Saint-Esprit et le signe du Serpent
Traces modestes, d’autant plus émouvantes qu’elles témoignent d’une lecture de l’Apocaypse de Saint Jean, dit Alain Mondoloni. « Regardez, regardez ! Il n’y a pas de hasard : ce plateau à la croisée des chemins de montagne et de la route qui montait de Porto Vecchio, les hommes préhistoriques l’ont fréquenté, et vous pouvez être sûrs qu’ils considéraient déjà le lieu comme sacré. Les Romains ont sûrement construit un temple et Geneviève Morachini-Mazel lorsqu’elle a fouillé l’édifice de San Quilico » a trouvé des stèles en marbre et des pièces de monnaie de l’époque romaine. Le besoin d’élévation spirituelle est bien plus ancien que notre pauvre mémoire historique.
Les Giovannali
Ce qui rend Carbini inoubliable, c’est aussi l’histoire des Giovannali dissidence franciscaine du 14e et du 15e siècle, (les Corses écrivent Ghjuvannali), de leur brève implantation, en particulier à Carbini, et de leur martyre.
L’histoire n’est jamais totalement objective, même si elle a rapport à la vérité. Elle vit de cette tension entre la subjectivité du chercheur, et le sérieux de son travail de documentation. Elle s’enracine dans les préoccupations du présent. Par exemple, la constitution d’une mémoire nationale accompagne la constitution de la France au 19e siècle chez Michelet, ou de nos jours les revendications féministes suscitent les thématiques de la jeune histoire des femmes. En Corse, les Giovannalli, fidèles à l’idéal franciscain et hostiles aux seigneurs cupides et cruels qui régnaient alors, deviennent des modèles de l’esprit d’insurrection corse. Leur mémoire resurgit avec chaque épisode de révolte : soulèvement paysan de Sambocuccio, remise en cause de la prééminence de la noblesse de Pascal Paoli. De nos jours, elle accompagne la dénonciation du caractère « oppressif » de la tutelle française et a inspiré un chant du groupe Canta u populu corsu : les Corses font de l’histoire pour changer la société.
Mes notes s’appuient sur Dorothy Carrington, Geneviève Moracchini et Alain Mondoloni : la secte a été introduite en 1310, par un certain Ristoro, avec l’autorisation de deux membres du Tiers-Ordre de Marseille. (On parlait de Tiers-Ordre pour des confréries ouvertes à tous ceux, homme et femme, marié ou non, qu’attiraient l’idéal de Saint François). Les Franciscains étaient bien implantés dans l’île. Ils possédaient huit monastères et Carbini était un choix judicieux, suffisamment éloigné de l’évêché d’Aleria pour que la confrérie échappe à la surveillance de l’évêque. Les Ghjuvannali affirmaient qu’on ne devait rien avoir à soi. Ils affirmaient que hommes et femmes étaient égaux. Ils s’imposaient des pénitences, prônaient jeûne, humilité, simplicité, pauvreté, ascétisme, non-violence et abstinence, renonçant au sacrement du mariage et ils étaient hostiles à la hiérarchie de l’Eglise catholique et aux fastes de la curie romaine.
On sait cependant très peu de choses sur eux et on les perçoit à travers les accusations de leurs ennemis, les inquisiteurs, qui les ont dénoncés comme des hérétiques débauchés. L’abbé Letteron écrit ainsi :
« Ils formèrent à Carbini cette secte dans laquelle les femmes entrèrent aussi bien que les hommes ; leur loi portait que tout serait commun entre eux, les femmes, les enfants, ainsi que tous les biens ; peut-être voulaient-ils faire revivre l’âge d’or du temps de Saturne qu’ont chanté les poètes. Ils s’imposaient certaines pénitences à leur manière ; ils se réunissaient dans les églises la nuit pour faire leurs sacrifices, et là, après certaines pratiques superstitieuses, après quelques vaines cérémonies, ils éteignaient les flambeaux, puis prenant les postures les plus honteuses et les plus dégoûtantes qu’ils pouvaient imaginer, ils se livraient, l’un à l’autre jusqu’à satiété, sans distinction d’hommes ni de femmes. » Abbé Letteron, Histoire de la Corse – Tome 1, Bastia 1888 – p. 220.
Cependant, l’historien romantique Alexandre Grassi explique l’émergence de la secte par les conditions atroces qu’imposent aux cerfs les seigneurs du 14e siècle. Je le cite volontiers bien qu’A. Mondoloni trouve extravagante sa thèse de l’origine cathare des Giovannali. De fait, le catharisme du Sud-Ouest de la France ne prônait ni la pauvreté ni le refus de la hiérarchie. Cependant, j’aime bien son style, encore imprégné par le premier romantisme :
La sombre physionomie de cette période c’est celle du seigneur, surtout dans la partie de l’île dans laquelle se passe le fait que nous étudions, celle du baron féodal, vautour aux serres puissantes, nichant dans un donjon, surveillant de ses yeux d’oiseau de proie le chemin raviné qui se cache au pied de la montagne et fondant tout à coup sur le voyageur qui passe. Un nom nous est resté comme le type des brigands seigneuriaux de ces années sombres, et c’est un nom qui se grave dans l’esprit, un nom sinistre : Guglielmo Schiumaguadella.Un guadello ou une guadella, vous le savez Messieurs, c’est un ravin, et les ravins étaient les seules routes d’alors. Il faut donc traduire: écumeur de ravins. Cela vaut vingt pages de commentaires. Le seigneur étend donc autour de lui une atmosphère de terreur. Chacun s’incline devant lui bien bas, très bas, mais on s’éloigne, on s’écarte quand il passe. Pour l’éviter, on s’en va vers des chemins de traverse, sans voir, et le dos courbé. Ceci c’est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des tourments de la nuit ! L’homme de la glèbe, le serf, a perdu le sommeil. Il va, vient, rode autour de la maison, rentre au foyer qui n’a plus de flamme, s’étend sur le sol humide, sous le toit crevassé qui laisse passer la froideur de la nuit, et ne peut dormir, entouré qu’il est d’animaux immondes, de larves, hideux insectes, horrible génération de la malpropreté et de la misère. Temps cruels ! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête du serf pendant le Moyen-Age ? Ecrasé par les tailles et les dîmes, il se réfugie avec ardeur dans les idées consolantes du bouleversement social. Si l’échelle pouvait revenir du ciel dans les longues nuits de sommeil ! Si le dernier degré devenait le premier ! Alors, qu’un frère de misère vienne le voir dans l’ombre et, parlant bas pour que le seigneur ou le prêtre n’entende, lui raconte mystérieusement que là-bas, bien loin de la tour ou de l’abbaye, la nuit, tandis que les nuages voilent la lune, d’autres désespérés, comme lui, se réunissent et sont libres et puissants par l’intervention des esprits invisibles, le serf alors accourra à son tour. Le dieu du baron ne peut être le sien. Le moine le lui montre toujours armé du châtiment. De désespoir, il perd sa foi. Superstitieux et ignorant, il se donne aux démons, si les démons le tentent dans une heure de sombre douleur. Et, désormais, ce sera un révolté de plus dans la grande armée des révoltés. ( https://adecec.net/parutions/les-cathares-corses.html
Certains seigneurs les soutinrent comme Polo et Arrigo d’Attalà, frères illégitimes de Guglielminuccio, seigneur d’Attala. Le courant des Ghjuvannali s’étendit ensuite jusque dans le Deçà des Monts ou Terre de Commune. Les Giovannali ne pouvaient que heurter l’église par leur refus de l’impôt.
En 1352, l’évêque d’Aleria obtient une excommunication du pape Innocent VI, confirmée en 1354. Son successeur, le bénédictin Urbain V, maintient l’excommunication et envoie un légat en Corse. Ce commissaire pontifical, soutenu par les seigneurs locaux, organise une sainte croisade militaire dans la région de Carbini et en Plaine orientale. Au nom de l’Église, de 1363 à 1364 à Carbini, à Ghisoni , au couvent d’Alesani et en d’autres villages on massacre de nombreux Ghjuvannali avec femmes et enfants.
Les derniers ont été brûlés à Ghisoni et depuis on appelle les monts qui dominent la ville Kyrie Eleison et Christe Eleison. Sinistre façon de louer Dieu.
«Les derniers Giovannalli ?, a repris A. Mondoloni, épris d’étymologie. On peut essayer de faire parler les noms. Prenez les Marcellesi. Soit dit en passant, nous sommes parents du côté de ma mère. Et bien, ce nom vient de Marseille ! Marcellesi, les Marseillais, qui ont échappé au massacre, sont toujours parmi nous ! »
Quelques titres
www. carbini.fr
Canta U Populu Corsu a interprété la chanson Ghjuvannali (écrite par Ceccè Lanfranchi) sur son album Rinvivisce.
Carrington Dorothy, éd. 2008, « Hérésies et révolution », La Corse, Arthaud, p. 155-174.
Grassi Alexandre, 1866, « Les Cathares Corses Une conférence d’Alexandre Grassi en 1866 Avec une Biographie d’Alexandre Grassi, et des notes par Antoine-Dominique, http://www.adecec.net/parutions/pdf/grassi.pdf
Moracchini-Mazel, Geneviève, 1967, Les Églises romanes de Corse, Paris Klincksieck.
En vacances, on se raconte des histoires d’esprits que les petits enfants écoutent pour avoir peur.
C’était le tour de M. : Moi, j’accepte de ressentir les choses invisibles et je suis attirée par les lieux où les fantômes séjournent. D’ailleurs ma mère m’appelait sorcière. Déjà à quatre ans, je dormais dans l’alcôve à côté du lit de mes parents. Quand ils discutaient je me réveillais et je leur disais : « Vous avez encore parlé de sous. Ce n’est pas la peine de s’inquiéter. De l’argent va arriver et ça se passait comme j’avais dit. »
Bref ! quand je suis arrivée en Corse pour la première fois par le bateau de Bastia, il fallait deux heures de route pour parvenir à Porto-Vecchio où vivait mon beau père. Au niveau du croisement avec la départementale qui va à Moïta, j’ai été frappée par une grande maison carrée sur les bords de la route. J’ai dit à mon mari « Regarde cette belle maison. Quel dommage qu’elle soit abandonnée. Les volets sont cassés. Il n’y a plus de carreaux, mais elle a de l’allure. Une maison pareille, ça me dirait bien. » Les années passaient et toujours quand nous arrivions à la hauteur de la maison, je disais : « Quel dommage qu’elle ne soit pas à moi, je ne la laisserai pas s’abimer comme ça ! »
Croisement de la route territoriale et de la route de Moïta. La maison hantée
Mais voilà qu’un jour quand nous sommes passés, il y avait des volets verts tout neufs. J’étais contente pour la maison, même si je regrettais qu’elle ne soit pas à moi.
Deux ans se sont encore envolés. La maison était une fois de plus abandonnée. Les volets n’étaient pas attachés et ils bougeaient dans le vent du soir. Il y avait un désordre incroyable de vieilles choses accumulées devant. Tout périclitait à nouveau et pourtant j’étais toujours aimantée par l’endroit : « Quelle pitié, cette belle maison. Si elle était à moi, j’en aurais fait quelque chose de beau ». Et voilà qu’il y a quelques années j’ai lu un article dans Corse Matin : les habitants disaient que la maison était hantée, que les travaux ne pouvaient pas aboutir et que des lézardes se formaient chaque fois à cause de la souffrance d’âmes en peine. » Les autorités ne croient pas aux fantômes. C’est même leur rôle d’autorités. Elles ont acheté la bâtisse en 2017 pour la transformer en maison du terroir où les producteurs de la plaine orientale pourront exposer leurs produits. Hier, nous sommes allés à Bastia et bien sûr nous nous sommes arrêtés pour voir la maison aux fantômes sur les bas-côtés de la route territoriale… Les volets ont été changés. Ils sont blancs à présent. Bien qu’il n’y ait pas un souffle d’air, nous sommes deux à avoir vu les volets de la fenêtre gauche s’écarter doucement sans que personne ne se penche à l’extérieur.
On a dit : « Quatre ans et les travaux ne sont pas finis. C’est mauvais signe. » Mais quelqu’un a répondu : « Où as-tu vu un chantier public sans retards ?»
« J’ai eu d’autres expériences avec les esprits », a repris M. Tiens, une nuit, vers Noël, mon père est venu me voir. Quand il était déjà mourant, je lui avais promis : « Je penserai très fort à toi quand je ferai des choses que tu aimais particulièrement ». Ce soir-là, j’avais préparé des tripes comme il avait l’habitude de les cuisiner quand le temps des fêtes revenait, puis j’étais allée me coucher et je m’étais endormie très vite. Je dormais seule avec le chat car P. était parti en Corse préparer la maison pour les vacances. Et voilà que dans la nuit, un volet a claqué sans qu’il y ait de vent. Tout de suite après, j’ai senti un poids sur ma poitrine. Pourtant le chat était allongé à côté. Je suis restée un moment sans bouger avec ce poids qui était là, oppressant, qui m’empêchait de bouger et me gênait pour respirer, jusqu’à ce que j’aie une illumination : j’ai mordu brutalement la chose qui est tout de suite partie et j’ai recommencé à respirer normalement. Le chat s’est levé d’un bond et a couru sous la commode. Il s’est mis à faire des mouvements avec sa patte comme s’il chassait de l’air. Tout est redevenu calme sans un souffle d’air comme après un orage.
Je n’ai pas eu peur, je me suis dit que mon père était revenu me voir après cinq ans d’absence. Je te vois sourire et prendre ton air incrédule, mais comment expliques-tu pour le chat ? Un chat ne ment jamais.
Le chemin botanique de San Giovanni de Moriani
Le chemin part de San Giovanni de Moriani, minuscule village, qui a bâti au 17e siècle une église dont le très haut clocher a cinq étages.
Clocher de San Ghjuvannu di MorianiClocher de San Ghjuvannu di Moriani
Les panneaux du chemin botanique sont un peu succincts, mais qu’importe les explications minimales ou triviales sur le houx ou le châtaignier, le sentier est ainsi très bien balisé et le plus distrait des marcheurs ne risque pas de s’égarer dans les forêts de la Casitagniccicia. L’ombre est bienvenue dans la chaleur du mois d’août. Chaque arbre, même le plus ruiné, est remarquable. Le tronc des châtaigniers a le plissé des robes de jeunes filles :
Arabesques d’une racine
Les racines de hêtres ont les boucles des chevelures d’adolescents.
On croise, des chevaux des porcs et des vaches en semi-liberté.
On va de chapelle en hameau. Des gens ont vécu là sans parcourir plus de 30 kilomètres leur vie durant. La beauté raffinée d’un village sur la crète d’une colline suffisait pour toute une existence.
Au touriste pressé qui veut accumuler et « faire la Corse », c’est comme si le paysage lentement parcouru murmurait : « Tu ferais mieux d’apprendre à voir. »
Au bord de l’eau
Retour sur les plages encombrées du Sud. La plage est couverte par les corps étendus sur des serviettes colorés.
Les baigneurs ne sont pas très nombreux. Exception faite des bébés vêtus à présent des pieds à la tête, tête recouverte de petits bobs. Ils sont souvent dans les bras de papas barbus qui les emmènent dans l’eau (on dirait que notre époque compense l’évolution des hommes. Parce qu’ils aiment à présent donner des soins aux nourrissons, la mode les affuble de grandes barbes pour les viriliser)
Des enfants un peu plus âgés creusent des trous au bord de l’eau ou courent dans les vagues harnachés de brassards.
Tout à coup un groupe de jeunes gens se lève. Avec un bel ensemble, ils se jettent dans les vagues. Entrer dans l’eau, c’est plus compliqué pour moi. Je commence par héler les courageux : « Elle est bonne ? ». Comme la réponse est affirmative, il faut y aller… Une vague un peu plus forte m’éclabousse jusqu’à mi- mollet. C’est vrai que la température n’est pas si froide. Je progresse bravement centimètre à centimètre jusqu’aux hanches. Mais là, je suis bloquée. Deux nouveaux baigneurs passent et plongent pendant que je me tortille sur le bord. « Allez, jette-toi d’un coup ! Dans une seconde tu te sentiras parfaitement bien ». Sûrement ! mais il faut mouiller mon nombril, mes épaules. Les jeunes guerriers donneurs de conseil sont déjà ressortis après un 50 mètres crawlé impeccable. Moi, je reste obstinément arrêtée à l’étape des jambes. Les minutes passent jusqu’à ce qu’une une vague secourable me mouille. Un instant j’ai l’impression que mon corps qui proteste ne pourra pas supporter l’eau plus longtemps, puis je découvre qu’il a déjà apprivoisé la fraîcheur. Je suis bien.
Hélas ! j’ai pris tellement de temps pour me mouiller que les miens pensent à quitter la plage !
Avec l’été et le retour des croisières, Bonifacio redeviendra bientôt une halte obligée des croisières méditerranéennes. Il est inutile de faire la moue et de soupirer. La Corse vit largement du tourisme et la vue de la ville perchée sur ses falaises blanches est d’une beauté à couper le souffle. https://passagedutemps.wordpress.com/tag/bonifacio/, mais si vous voulez regarder au large sans vous faire bousculer, il faut essayer de venir hors saison et prendre des chemins qui s’éloignent un peu des routes, par exemple cette piste qui partant de la RN 196 à la gauche de Bonifacio, débouche sur la plage de Paragon, passe par la belle anse de Fazzio avant de mener au phare de la Madonette à l’entrée ouest de la calanque de Bonifacio.
Paraguanu (Paragon) est l’endroit où passe la limite entre l’affleurement de calcaire blanc, caractéristique du plateau de Bonifacio et le granit, la roche dominante du sud.
Le maquis est ras et sec sur les crètes, mais très vert et élevé dans les creux. Dans chaque vallon, on voit de hauts murs de pierres bâtis sans mortier qui ont permis de débarrasser les champs des cailloux et de délimiter les lopins de terre des propriétaires. Ils ont aussi un rôle écologique : ils retiennent la terre et l’humidité et arrêtent un peu le vent terrible du Sud extrême.
Baracun et murets, traces de l’agriculture traditionnelle
Aujourd’hui, les Bonifaciens ont arrêté de travailler dur dans les champs. Ce sont d’abord les grands-parents qui ont dit aux enfants de devenir fonctionnaires au lieu de faire pousser des oliviers. Plus tard, une fois les enfants sont partis sur le continent, ils sont restés des soirs à les attendre, assis sur leurs bancs de pierre dès que le soleil permettait de s’asseoir à l’extérieur moins froid que les maisons de pierre. Ils crevaient d’ennui et de solitude en attendant le retour des continentaux. La deuxième génération revenait pour les vacances, mais il suffisait d’un divorce ou d’un problème de chômage pour que s’interrompe le mouvement pendulaire du continent à l’île.
A présent, la moindre boutique de cartes postales et de faux colliers de corail rapporte davantage que l’agriculture. Les oliviers se sont ensauvagés, le maquis regagne du terrain. La plupart des baracuns sont recouverts par la végétation. (Baracun, c’est le nom bonifacien pour les cabanes à outils, cousines des bories provençaux, construites pour la plupart entre le 17e et le 19e siècles : même forme ronde, même murs de pierres sèches non maçonnés. Ils sont cependant de dimensions plus réduites. Personne ne les a habités, mais on y rangeait les outils et ils servaient peut-être pour la sieste.)
Les murets tiennent encore en partie.
Muret dans le maquisLa strada vecia construite par les Génois, bordée d’un muret. Restauré, il a été maçonné)
L’Anse de Fazzio
Puis c’est la merveille de l’anse de Fazio : la terre est rabotée, les formes gonflées des îles s’arrondissent au-dessus de l’eau qui a tantôt des couleurs claires et vertes, tantôt les couleurs vineuses de la mer d’Homère.
Anse de Fazzio
Si on se tourne vers la large ouverture du vallon, c’est une tapisserie argent et or, tissée de gros bouquets d’astérolides jaunes et de marguerites.
Bonifacio. Anse de Fazzio. Vers le maquisAsterolides maritimes
Le sentier remonte sur un plateau de maquis ras, jusqu’à la descente vers le phare d’A Madonetta dont tout le monde connaît la tourelle peinte en rouge.
Bonifacio. Phare de la MadonetteBonifacio. Chemin du phare
Villages de montagne
En mai, les villages de la montagne se réveillent de leur sommeil d’hiver. Les gens d’en bas montent préparer l’estive. Les premiers continentaux arrivent.
Architecture de l’Alta Rocca
Des maisons de l’Alta Rocca, on peut dire qu’on en a supprimé tout ce qui est superflu. Aucun décor sur des façades réduites à l’essentiel. Des murs, quelques fenêtres et la beauté ascétique du granit.
Serra di Scopamene
Parfois, un potager et ses jardiniers animent le paysage.
On parle un peu. « Vous vous rendez compte ! Un 25 mai et il fait seulement quelques degrés le matin. Rien ne peut pousser. Les plantes, ça pousse pendant la nuit et depuis un mois il fait trop froid. Tiens ! J’ai arraché des plants de melons ce matin pour mettre autre chose à la place. Et c’est le moment de repiquer les plants de salades, de tomates et de courgettes. Regardez ces coquins de geais qui nous regardent dans l’arbre ! On a beau dire qu’ils se font rares. Ici c’est le paradis des geais. Ils liquident tous les fruits. Un coup de bec… et puis les grosses guêpes s’y mettent. »
Autour du village, les circuits de promeneurs accueillent les visiteurs. Les maires de l’Alta Rocca se battent tous les jours pour que leurs communes survivent. Et ça marche. La montagne est à la mode. Des gens achètent et retapent d’anciennes demeures. Il suffit, hélas, d’héritiers qui se disputent et les maisons, invendables, pourrissent.
Le plus dur est de passer l’hiver quand il reste une poignée de personnes. Chacun veille sur les autres. Si les volets restent clos, si on ne croise pas son voisin, on vient toquer à la porte. Pour le moment, l’été approche sous le ciel bleu, le soleil tape dur. Heureusement, on peut entrer dans la châtaigneraie. Les arbres quand ils ne tombent pas malades sont bien accordés à ces villages de montagne. Leurs troncs montent sous le dôme sombre du feuillage qui étouffe le soleil et garde les sentiers frais.
Serra di Scopamene. Un châtaignier
… même si une inquiétude étrange peut saisir le promeneur qui voit leurs racines luisantes enserrer les roches jusqu’à les étouffer.
Racine de châtaignier
Espace des souvenirs
Les cousins partagent des promenades ; la forêt n’est pas encore trop envahie au printemps (et de toute façon, les touristes veulent seulement « faire la balade indiquée dans le guide » et n’ont pas le loisir de s’écarter des conseils.
L’un était parti travailler au loin avant de rentrer en Corse et de n’en plus partir. Il a pris sa retraite, est venu s’installer dans le village de son enfance.
Sa géographie du village est celle des souvenirs. D’ailleurs, il raconte au présent le passé inscrit dans chaque lieu : « Tu vois, c’est là où on jouait au foot, dans ce petit pré, c’est là qu’on allait et je croyais qu’on était loin dès qu’on avait passé le tournant…
Le jardin de pépé, tu vois, c’est là…
Tu vois le ruisseau, presque une rivière… là, il y avait une scierie. En amont, tata Rosine lavait son linge. Elle nous emmenait quand on était gamins. En voulant bouger des pierres, je suis tombé. Elle a posé une pièce de monnaie sur ma bosse. J’ai oublié si j’avais mal, mais la pièce pour faire rentrer la bosse, ça je m’en souviens bien…
Regarde celui qui passe là, c’est Pan-Pan à cause de ses grandes oreilles.
Celui qui était devenu un continental regardait passer la silhouette maigre, le visage long, mais c’était une ressemblance confuse. Il disait : « Oui ce n’est pas un inconnu, mais… » et sa voix restait suspendue.
– Regarde la maison des trois sœurs : on les appelait les sorcières à cause de leur nez, tu t’en souviens ? Une est morte. Les autres sont toujours là. Elles font le plus beau jardin du village. Leurs vrais noms c’était Catalina, Mattea et Angèle… mais des Angèle et des Mattea, il y en avait beaucoup. Angèle la sorcière, c’est pratique au moins. C’est comme Antoine Pan-Pan ! Un surnom commode pour pas mélanger avec Antoine poisson qui savait nager quand on barbottait encore.
Celui qui est parti répond vaguement, mais l’écart s’est creusé. Ses souvenirs sont partis avec le courant du ruisseau. Il n’oserait pas confier qu’il a vécu le départ de Corse comme un départ libérateur. L’arrivée dans une grande ville ouverte sur tous les possibles l’a libéré des contraintes d’un endroit où chacun juge les attitudes et les conversations des voisins. Seulement, il constate un peu tristement qu’il revient en vain.
Il entend très bien ce que le cousin n’a pas besoin de dire : « Que veux-tu que le monde m’apporte de plus ? On ne peut pas être mieux qu’ici. La vue est grandiose sur la mer. Au-dessus du village, les sommets en arrêtes, en mâchoires de loup, en aiguilles coupent très bien le vent. Nous qui sommes au flanc de la montagne, on entend le libecciu passer très haut, mais on ne le sent pas trop. Les gens du village jouent aussi bien la comédie de la vie que les gens des villes. Quand ils s’aiment, c’est le bonheur fou. Quand ils se détestent, c’est le grand jeu et c’est aussi spectaculaire que dans tes opéras et tes pièces de théâtre. »
Celui qui va repartir s’exclame encore un peu sur la belle vue, mais celui qui reste ne pense pas à regarder tout le temps la vue : elle fait simplement partie de sa vie.
Ce matin, j’ai regardé fixement le bas des murets pour continuer la chasse aux bulimes tronqués. Le vent qui souffle depuis deux jours a asséché le sol et ils sont tous rentrés dans leur antre souterraine. Avalés par les ténèbres, ils sont à présent remplacés par les fourmis. Mais celles-ci appartiennent à notre monde ordinaire. Tout a repris son cours normal. (voirhttps://passagedutemps.wordpress.com/2021/05/15/printemps-corse/)
Les touristes commencent à revenir, un peu méfiants devant les conditions à remplir : il faut un test PCR de moins de 72 heures pour avoir le droit d’entrer dans l’île. Seuls certains centres pratiquent ces tests et on ne sait plus s’il faut d’abord louer un billet ou d’abord faire un test aux résultats incertains. Pour ceux qui ont pu venir, c’est un moment idéal pour visiter l’île sans la foule habituelle. La réserve naturelle des Bruzzi entre Bonifacio et Sartène si fréquentée l’été paraît vide : il y a moins de 10 automobiles sur le parking.
Alors qu’à Paris il pleut et il fait frais, il fait tellement beau ici que cet article sera simplement fait de cartes postales : je veux montrer simplement des paysages sous un ciel bleu. Simplement, les partager. Le texte n’a qu’à se faire tout petit devant les images.
Nous sommes dans l’extrême sud de l’île, royaume du vent. Ici, le libecciu souffle 150 jours par an, même si ailleurs le ciel est calme. Alors aujourd’hui où la brise agite partout les arbres et les champs, la mer écume, les voiliers restent à l’ancre et seul un bon surfeur a osé quitter le rivage.
Le conservatoire du littoral a tracé un sentier très bien entretenu : la montée commence par la traversée d’un maquis haut. Les ombres mouvantes font des taches. Tout est maquis. La végétation et plus encore le sol avec ses dessins irréguliers en noir et blanc.
Maquis haut. Début du sentier des Bruzzi
Quand on émerge, on retrouve la lumière intense. En contrebas, la mer a la couleur des eaux polynésiennes, bleu céruléen et turquoise.
Vue depuis le sentier des Bruzzi. Du côté de Pianotolli-Caldarello
Voici les dernières villas autorisées. Bientôt, le chemin arrive à un promontoire qui domine la pointe rocheuse inhabitée et les îlots des Bruzzi. Il n’y a personne,que des cris d’oiseaux lointains.
Le vent nous gifle, pénètre les chemises qui claquent, emporte avec lui les quelques propos échangés sur le sentiment de petitesse qu’on éprouve devant ce paysage.
Pointe des Bruzzi
Sur la colline, on serpente entre les mêmes rochers, sculptés par le vent et les embruns.
Chemin des Bruzzi. Défilé entre les rochersChemin des Bruszi. Comme des murailles
La végétation s’est raréfiée : des genévriers au tronc courbé par les tempêtes, des épineux, des cistes.
Chemin des Bruzzi . Cistes et épineux
Passée la crête, le chemin redescend vers l’anse d’Arbitru. Au loin, la tour de guet d’Olmeto évoque le passé tragique d’une île en butte aux razzias des Barbaresques, qui vendaient leurs captifs sur les marchés d’esclaves d’Alger et de Tunis, ou les libéraient en échange d’une rançon. Ces attaques fréquentes ont contraint la Corse, trop petite pour assurer sa défense, à chercher une protection auprès des puissances méditerranéennes. Les Génois, maîtres de l’île pendant cinq siècles, ont construit 85 tours sur le littoral au 16ème siècle. Visibles l’une de l’autre, elles permettaient d’envoyer des messages d’alerte tout autour de l’île en moins d’une heure. Au 18ème et 19ème, la grande époque de la guerre de course était déjà passée. Cependant les pirates ont fait des prisonniers jusqu’au 19ème siècle et des confréries de pénitents s’étaient spécialisées dans la négociation avec le dey de Tunis et le bey d’Alger pour le rachat de captifs. En 1779, des ordres rédempteurs ont versé 250000 livres environ pour la délivrance d’une cinquantaine d’entre eux.
Des murs de pierres sèches rappellent qu’il y a longtemps des paysans durs à la tâche ont cultivé le sol, partout où un peu d’eau permettait de faire pousser un petit carré de blé
Chemin des Bruzzi. Au loin la tour d’Olmetto
Quelques chênes ont réussi à vivre en se laissant courber par les rafales.
Chêne travaillé par le vent
Il faut revenir sur ses pas, pour retrouver le chemin qui mène à la pointe des Bruzzi.
Pointe des Bruzzi
Du côté de Caldarello, la plage est plus abritée. Un jeune couple a posé ses serviettes. Elle, en maillot de bains deux pièces, très décolletée, un peu déhanchée, ses longs cheveux sur les épaules ; elle pose pour la photo qui célèbrera la splendeur de ses vingt ans. Nous la laissons publier ses photos sur Facebook et les envoyer à tous et nous partons sur la pointe des pieds comme on aurait fait il y a longtemps, quand on était seuls à regarder nos photos d’amour.