Aller de l’avant, sans me poser trop de question. Juste aller de l’avant parce que c’était mon frère et que c’est l’homme que j’ai le plus aimé au monde, avec son ami Eric Choquet, le premier propriétaire de la maison qui a permis que l’aventure démarre.
Parce que Pascal Cribier était un génie et que par testament il m’a légué son jardin à charge de l’entretenir sans y rien changer.
Voilà le jardin, et peut-être que vous penserez. C’est ça le célèbre jardin ? Il nous montre un paysage normand, c’est tout. Mais regardez mieux. Nulle part vous ne verrez ces vallons au sol tantôt creusé, tantôt bombé, ce paysage avec des ouvertures vers le lointain.
Mon frère, la taille, c’était son truc, il taillait les bois pour faire pénétrer la lumière. Les gens ne voyaient pas l’artifice. Ils disaient « Quelle belle allée ! », sans se rendre compte que la ligne de fuite qui les emmenait vers la profondeur du bois avait été voulue par mon frère.
Il jouait avec des lignes et des couleurs. Il avait taillé des arbustes pour avoir un feuillage sombre et derrière, on voyait se dresser les verticales des troncs blancs des bouleaux.
Il rabattait sévèrement quatre petits arbres à deux mètres. Quatre parce qu’on attend toujours que les décors aillent par trois.
Moi qui voulais seulement voyager sans rien posséder, me voilà dans le Bois de Morville pour toujours. Moi qui voulais être moi sans rien devoir à personne, je vois ma vie tissée avec la sienne et asservie au jardin. Parfois je me dis « J’arrête. Ce n’est pas de mon âge de monter à trente mètres pour élaguer des arbres et il y en a 70 à tailler, là tout de suite. » Parce que je n’avais aucune vocation de propriétaire, ni de jardinier. Mais mon frère Pascal Cribier était un génie. Je le savais et je dois à sa mémoire de sauver son œuvre.
Vous venez au début novembre ce n’est pas la meilleure saison. Vous ne verrez pas encore les couleurs d’automne et vous ne verrez plus la prairie. C’est pourtant une invention merveilleuse de Pascal. Installer une prairie sur un talus pour clore la pelouse. Revenez l’été quand le pré dessine une bordure de lumière qui s’agite dans le vent. Il n’y a pas besoin d’entasser les couleurs des massifs, on peut jouir de la beauté de simples graminées. Monochromes et variées à l’infini. Maintenant, tout le monde fait ça. Mais c’est lui qui a eu l’idée le premier.
Voici un petit clos. Vous voyez les bancs enfouis dans les herbes. Il faut imaginer les fleurs à partir du printemps, mais attention aux frontières qui empêchent les couleurs et les parfums de déborder.
J’ai peur de ne pas arriver à sauvegarder sa vision. Les choses changent et je n’arrive pas à les empêcher de changer. Je me désole parce que j’use en vain ma vie sans même maintenir le jardin comme il l’aurait voulu.
Je fais de mon mieux et j’échoue. Depuis quelques années, la sécheresse sévit partout, même dans ce jardin orienté au nord. Les fougères remplacent le lierre. Le changement s’étend sournoisement.
Ils étaient trois à avoir voulu Le Bois de Morville. Je n’ai pas encore parlé de Robert Morel, le maître jardinier indispensable qui comprenait si bien la nature normande. C’est à trois que ces hommes ont transformé un val humide en jardin. Quelquefois je suis venu aussi les aider à dessoucher. Tout à la main parce que les engins ne passaient pas. Allez, je vous emmène dans le sous-bois jusqu’au petit fleuve. Je dis fleuve parce qu’il aboutit à la mer, mais pour le moment, on dirait quelques flaques d’eau. Grâce aux petits barrages, le jardin des prêles a résisté au manque d’eau de ces derniers temps.
Et puis nous allons remonter par la valleuse. Pour drainer l’humidité et stabiliser le terrain marécageux, mon frère avait imaginé un système de sillons artificiels. N’approchez pas de ces rigoles. La terre est gorgée d’eau. Les chevreuils qui sont passés ont marqué la pelouse et je ne sais pas combien de temps il va falloir avant que les empreintes ne s’estompent. Si vous piétinez vous aussi, le jardinier va me tuer.
A présent, ne vous retournez pas avant d’entrer dans la maison pour que ce soit une surprise quand nous serons là-haut !
Entrez. De la maison non plus, je n’ai rien touché. Juste recollé le papier là où il se décollait. Vous me direz qu’elle est banale, cette maison. Je sais bien, mais ils ne l’avaient pas modifié, alors je ne m’autorise pas. Et puis, venez voir la grande baie ouverte sur la valleuse et tout au bout le triangle de la mer.
Quand je m’assieds le soir, j’ai parfois les yeux qui se remplissent de larmes. Je ne sais pas trop si c’est la beauté du paysage ou le manque de Pascal et de son ami.
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Nous avons profité des journées botaniques de Varengeville (30 et 31 octobre 2021). Mais le jardin se visite sur rendez-vous en écrivant à : vallondemorville@gmail.com
Oh comme j’aime ton récit,et comme le frère y est salué,et comme c’est doux et beau ces arrondis merci,j’irai en été comme il le suggère. Là nous partons voir Mnouchkine, bises
Envoyé de mon iPad
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Merci beaucoup pour ce que tu m’écris… Tu as raison de souligner le rôle émouvant du frère dans sa lutte obstinée pour empêcher que le jardin ne disparaisse sous la végétation.
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Magnifique texte pour accompagner de très belles photos!
Merci tout plein
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Est-ce que vous connaissiez l’endroit ? C’est une alliance rare de naturel et d’artifice, de taille à la française et d’amour de ce qui pousse à l’état brut…. Nous y reviendrons sûrement à d’autres saisons
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Quelle belle promenade ! Splendides photos ! C est un peu tard dans la saison mais pour le printemps prochain ce pourrait être une idée. Est ce que le jardin est ouvert aux visiteurs individuels ?
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Je n’ai pas la réponse. Elle risque d’être négative puisque le propriétaire tient à faire visiter son jardin et ne peut sans doute pas se libérer pour deux personnes, mais qui sait !
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De Varengeville, je ne connaissais que le cimetière et la tombe de G. BRAQUE.
Merci Sonia pour la découverte de ce lieu atypique tout à la fois jardin et paysage où la nature travaillée comme un jardin apparaît finalement comme un beau paysage naturel.
Quand l’art suprême du jardinier est de disparaître. ..
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je viens de lire dans les actualités que le cimetière et l’église de Varengeville sont menacés par l’érosion. Il se peut qu’un jour la falaise s’effondre là aussi et les emporte dans sa chute.
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Texte magnifique et très émouvant.
Grande question, peut-être sans « bonne » réponse : comment entretenir un jardin qui fut l’œuvre d’un autre sans toucher à rien ?
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Je ne saurai pas trancher entre Viollet-le-Duc qui s’autorisait à reconstruire dans l’esprit de l’époque, et John Ruskin qui voulait laisser les choses en l’état, quitte à ne plus admirer que des ruines….(et ça doit valoir aussi pour les jardins), …mais là il s’agit d’une histoire d’amour et c’est ce qui la rend si belle.
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j ai visite ce jardin a la fin octobre l ombre de pascal cribier et ceux qui l on accompagne plane sur cette endroit magique je souhaite beaucoup de courage a son frere j ai vraiment beaucoup aime ce lieu et je suis persuade qu il restera a jamais
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Et peut-être que comme moi, vous voudrez revenir en juin quand la prairie aura repoussé. J’ai entendu « le frère » parler de cette prairie et depuis, je rêve de la voir un jour de brise
S.
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