Tout Fontainebleau est planté, travaillé, organisé par l’homme. Un peu partout, on voit des marques de cette exploitation millénaire.
La Table du roi
Non loin de Bois-le-Roy, une de ces traces étonne. Arthur et ses chevaliers auraient pu s’asseoir sur ces sièges de pierre dissimulés dans les profondeurs de Fontainebleau. C’est la Table du roi, sculptée en 1723. Chaque année, le 1er mai, le Grand Maître des Eaux et Forêts entouré de ses officiers s’y rendait pour recevoir les redevances et les présents rituels des usagers du bois : l’abbesse du Lys portait un jambon et deux bouteilles ; un boulanger de Melun donnait un grand gâteau ; les pêcheurs ayant des pêcheries sur le Loing et la Seine dans l’étendue de la maîtrise de Fontainebleau devaient un plat de poisson ; le Maître des Hautes Œuvres (le bourreau) de Melun un grand gâteau et deux deniers, les nouveaux mariés apportaient un gâteau et cinq deniers (abbé Guilbert 1731, t. 2. p. 192) . La procession des donateurs se déroulait au milieu de la forêt et les officiers consommaient ensuite ces victuailles en s’installant autour de la table de grès après avoir convié le peuple à une fête qui se prolongeait toute la nuit.
Ce matin de mars, Fontainebleau parle d’autant plus à l’imagination que la forêt est encore plongée dans l’hiver. Partout des branches et des troncs noirs sur un sol de feuilles mortes pareil aux longs chemins d’hiver où erraient les chevaliers bretons quand ils poursuivaient le Graal. Le souvenir des romans de Chrétien de Troyes est d’autant plus prenant que la nature n’y est pas représentée comme un symbole, mais comme réelle, avec ses chevaliers qui courent les bois et gaspillent leur temps à suivre des traces évanescentes… Le conte dit qu’ils croient suffisamment à leur rêve pour s’obstiner jusqu’à ce que leur songe advienne, éblouissant.
Chaque année, nous aussi, nous faisons effort pour substituer à la réalité de l’hiver les images secrètes d’un printemps qui n’est encore que le fantôme d’une saison. Dans l’air froid d’un matin un peu brumeux, notre besoin de printemps nous apprend l’espérance.

Dans ce secteur de la table du Roi, les forestiers ont planté des chênes ; certains sont devenus colossaux, de ces chênes que les hommes ont baptisés pour dire qu’ils sont uniques.

Route du Chêne aux chiens, à 30 mètres de la route de l’Epine foreuse, celui-ci se nomme les Sept Frères, d’après les sept tiges de son bouquet. Il faut au moins être quatre pour l’entourer. Les troncs les plus gros, cependant, ne font pas toujours les arbres les plus majestueux. Pour être vraiment imposant, il faut que l’arbre soit isolé, qu’il soit seul à déployer ses branches contre le ciel. Celui-ci est peut-être un peu trop entouré. Il va falloir revenir et le regarder avec sa feuillaison pour voir comment il s’inscrit dans le paysage.
Débute ensuite une zone argileuse avec deux petites mares. Dans la première, les iris d’eau pointent déjà. Les eaux prisonnières seront peut-être asséchées l’été car je n’ai pas vu le ruisseau qui vient les alimenter, mais la végétation pousse irrésistiblement qui veut vivre, recommencer :

Nous nous arrêtons au premier muret. La brume du matin s’est levée et sous le soleil qu’aucun feuillage ne vient tamiser il fait soudain bon comme un jour d’avril. Un couple arrive par le chemin de l’Epine Foreuse qui vient de la mare aux Evées (ou OEvées si l’on fait dériver le nom des œufs pour indiquer que la mare avait des poissons portant des œufs ?). Les promeneurs sont âgés, minces et d’allure sportive. Tous les deux sont masqués. Je leur dis :
– Vous croyez que c’est utile le masque, ici où nous sommes seuls et séparés par 5 mètres même quand nous nous croisons ?
La dame regarde autour d’elle comme si des essaims de coronavirus voletaient alentour, prêts à pénétrer dans son nez.
– Vous comprenez, vous, pourquoi le virus circule en Corrèze où il n’y a pas grand monde ? Mon avis est qu’on ne sait pas grand-chose sur ce virus.
La mare artificielle des Evées : « dans une telle forêt un bûcheron est un vandale »
Après le muret commencent des fossés séparés par des talus qui rayonnent depuis la mare aux Evées. Ces chenaux ont été creusés sous Louis Philippe pour assécher des bas-fonds marécageux et ne laisser qu’un réservoir central suffisamment profond pour qu’il reste de l’eau l’été. Avant les travaux, la zone était nauséabonde et dangereuse. On y pénétrait peu. Le pourtour a été aménagé et un banc a été installé pour les promeneurs, les terre-pleins ont été plantés de chênes, d’épicéas et de peupliers. Les aménageurs de 1837 souhaitaient que de nouvelles plantations poussant de façon homogène et donc faciles à exploiter, permettent aux propriétaires de dégager du profit. Ils se félicitèrent ainsi des travaux :

« [..] nous dirons qu’avant 1830 la mare aux OEvées était un vrai cloaque, un repaire de crapeaux (sic) et de bêtes aussi horribles. A cette époque, afin de donner de l’occupation aux ouvriers sans travail et sans pain, le roi Louis Philippe fit consacrer une somme assez considérable à l’assainissement de ce marais malsain ; alors des tranchées ont été ouvertes dans toute la longueur ; les terres rejetées sur les côtés sont aujourd’hui couvertes de jeunes plantations dont on a tout lieu d’espérer la réussite. Un bassin a été creusé au milieu pour resserrer les eaux dans un espace moins considérable, en sorte que ce terrain, d’environ 32 arpents d’étendue, est aujourd’hui sauvé des inondations et rendu à la culture.
Le 5 octobre 1833, le roi Louis-Philippe étant à Fontainebleau, voulut s’assurer par lui-même dans quel état étaient les nombreuses plantations jusque-là exécutées par ses ordres dans la forêt : la mare aux OEvêes ne fut point oubliée. A son retour de Melun, ou sa majesté était allée passer en revue la garde nationale de cette ville, elle s’y fit conduire, y mit pied à terre et la parcourut dans tous ses sens. Déjà elle était dans un état salubre, qui, d’année en année, ne fera que s’améliorer. Ce lieu si pittoresque, si cher aux habitants de Melun, dont il est la promenade favorite, est donc devenu, grâce à la sollicitude du roi des Français pour la classe pauvre du pays, un rendez-vous d’été plein de charmes, un jardin public que visiteront toujours avec une nouvelle satisfaction les nombreux voyageurs attirés à Fontainebleau par ses souvenirs, les belles choses que renferme son palais et les admirables sites de sa forêt. Quatre promenades en forêt de Fontainebleau, Jamin E., 1837, H. Rabotin, Fontainebleau, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55252000.texteImagep. 213. (cité dans un document de Médard Thiry et Marie Liron « La Mare aux Evées revisitée »)
Comme aujourd’hui les écologistes, les Romantiques défendent la nature authentique et dénoncent ceux qui ne pensent qu’au profit. Jules Janin est le premier à s’émouvoir :
La mare aux Evées était jadis une vaste crapaudière, il est vrai, mais c’était le sublime du genre, le désordre primordial le plus vigoureux, le fouillis marécageux le plus riche, entouré d’un vaste amphithéâtre des arbres le plus vieux et les plus remarquables […] Les forestiers ont cru faire un coup de maître en appliquant sur ce terrain les principes du dessèchement des marais ; et vite, on s’est mis à faucher le fouillis aquatique, puis à pratiquer des saignées qui se rattachent à une petite mare centrale, et il en est résulté un beau soleil dont les rayons sont des fossés d’eau verte, et des digues de sable jaune, ce que voyant, les forestiers se sont applaudis car ils avaient réussi une figure fort régulière : « Ah ! Messieurs, disait un garde à des artistes, on a fait une belle chose de la mare aux Evées depuis que vous l’avez dessinée : c’est de toute beauté maintenant ! » Ce n’est pas tout. Sur les digues qui séparent les rigoles-rayons de cet admirable soleil, on a planté force peupliers blancs de Hollande, et autres arbres aquatiques dont on a fait briller le profit au bout d’une perspective de vingt années. Cette ignoble pépinière est destinée à masquer dans tous les sens la vue de ce site d’arbres séculaires, le plus grand et le plus pittoresque que nous connaissions en ce genre. Mais, hélas ! la réalité, qui ne respecte pas plus les théories des forestiers que celle de bien d’autres savants fait languir et jaunir une grande partie de ces vilains bois blancs de manière à faire espérer qu’ils mourront avant d’avoir acquis une hauteur d’homme. En revanche, il restera toujours un soleil bien ridicule. (Jules Janin, « Profanation de Fontainebleau », L’Artiste, 1839, p.291)
C’est vrai ! Les bords des Evées cimentés et bien dégagés n’ont plus rien du marais touffu où les serpents et les crapauds étaient chez eux et où on risquait d’attraper les fièvres. Ils font penser aux bassins artificiels des jardins publics. En 1837, la vue devait être encore plus navrante. Les bûcherons avaient tout dégagé et emporté tout ce qui pouvait être exploité. Les canaux géométriquement disposés et la mare étaient terriblement nus, mais n’en déplaise à Jules Janin, autour de la mare, les arbres ont bien poussé, en particulier les cyprès chauves venus de Louisiane.

Lorsque son feuillage vire au rouge brique, le cyprès chauve ne ressemble pas du tout à un cyprès. On lit d’ailleurs qu’il appartient à la famille des genévriers. En mars, tronc et branches sont encore nus. On remarque seulement les étonnantes racines aériennes pneumatophores qui permettent à cet arbre des marécages de respirer. De loin, c’est comme si on voyait un jardin chinois.

Le forestier détesté par Janin se nommait Achille Marrier de Bois d’Hyver. Les Archives départementales de Seine-et-Marne rappellent que l’assainisseur des marais a aussi fait planter 5 600 ha de pins sylvestre afin de combler les landes et 800 ha de feuillus. Dès 1848, il y avait 45 000 pins supplémentaires en forêt et dans bien des endroits, on lui doit le visage actuel de Fontainebleau. Il a aussi fait partie de ceux qui ont baptisé les routes et les carrefours. Plusieurs noms lui rendent d’ailleurs hommage (route Marrier, route Bois d’Yver, dont le nom m’a fait rêver puisque je lui cherchais une signification allégorique).
En 1872, Victor Hugo développe un thème plus subtil. Selon lui, la forêt et ses paysages font partie du patrimoine artistique de la France et c’est au nom d’une image de cette nature aménagée, telle que fixée par les peintres de Barbizon au XIXe siècle, qu’il ne faut pas aménager davantage. Nous connaissons encore cette tension :
Monsieur Rioffrey, Secrétaire général du Comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau.
[Décembre 1872.]
Vous avez raison de compter sur mon adhésion.
Il faut absolument sauver la forêt de Fontainebleau. Dans une telle création de la nature, le bûcheron est un vandale. Un arbre est un édifice ; une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire.
Je vous envoie bien cordialement ma signature. Victor Hugo https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Hugo_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_Impr._nat.,_Correspondance,_tome_III.djvu/3
La robe couleur de forêt
Mais comment retourner à la D 606 ? Je pose la question à une petite dame qui arrive à vélo. Sa tignasse est tout emmêlée et sa jupe tourbillonne autour d’elle. Des sacs à provisions sont accrochés au guidon. Elle pose le vélo, va fourrager dans un fossé en tenant retroussée sa jupe noire, revient, prend un sac et s’apprête à repartir, mais elle s’arrête pour me renseigner. Sa réponse est si embrouillée que nos amis l’ont cru dérangée, mais c’est nous qui la dérangions. Il faut quand même que je demande ce qu’elle fait :
– Que cherche-t-elle ? Que ramasse-t-elle dans les fossés ?
– Tout le monde me pose la question. Je ne ramasse pas, je donne aux oiseaux.
Aucune remarque sur la nécessité de préserver l’équilibre des espèces, pas de célébration des oiseaux, mais des gestes concrets dont l’effet, certes local, est plus effectif que bien des discours sur l’écologie.
En repartant, on perçoit mieux le système des fossés creusés en étoile à partir de la mare. Ils sont remplis d’une eau noire et stagnante qui prend des tons d’étain dès que le ciel s’y reflète. Les dessins des branches reflétées dans l’eau rappellent les marbres que nous avions vus en Ariège, le « grand antique noir » d’Aubert, même si le reflet du ciel est plus terne que le blanc brillant du marbre.

Les tranchées elles sont bordées par des talus humides couverts de mousse. Quand le soleil brille, le vert de la mousse devient extraordinairement vif. Si l’on se penche sur l’eau on découvre alors que sortent de l’ombre du talus des rouges-bruns épais, mordorés comme certains velours et on pense qu’à la place de Peau d’âne on aurait demandé au roi une robe couleur de forêt.

https://archives.seine-et-marne.fr/fr/achille-marrier-de-bois-dhyver-1794-1874
Broch, Louis, les inscriptions de la forêt de Fontainebleau du XVIIeme siècle à nos jours, https://fr.calameo.com/books/00007944277e3fd16dc58
Guilbert, Pierre, (Abbé). Description historique des château, bourg et forest de Fontainebleau contenant Une Explication Historique des Peintures, Tableaux, Reliefs, Statues, Ornemens qui s’y voyent ; & la vie des Architectes, Peintres & Sculpteurs qui y ont travaillé. Paris, André Cailleau, 1731. Deux volumes in-12 (17 cm x 10 cm), 4-6-4-243-14-310 p. https://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001101334626
https://hal-mines-paristech.archives-ouvertes.fr/hal-02395434/document
Janin, Jules , « Profanation de Fontainebleau », L’Artiste, 1839, p.291 https://gallica.bnf.fr/ark:/12 148/cb343612621/
… Et Yves Bonnefoy qui parle si bien des récits arthuriens dans « L’Attrait des romans bretons », L’Imaginaire métaphysique, Paris, Le Seuil, 2006.
Merci de rendre hommage à cette belle forêt dont le mystère a bercé mon adolescence
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Merci à vous pour ces paroles gentilles… Les portes de la forêt viennent de se refermer pour un mois. Je ne verrai pas le printemps à Fontainebleau
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» une robe couleur de forêt » quel beau début ce serait pour un conte !
J’aime beaucoup ces forêts trouées d’eau, mares ou étangs qui éclairent les bois, lieux ouverts de reflets et de transparences .
» l’etang est un miroir que l’on aurait tiré, au petit jour, des armoires de l’herbe » Philippe Jaccottet
( Paysages avec figures absentes)
Je vous laisse, chère Sonia, continuer vos promenades avec ce poète…
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Philippe Jacottet ? A ma grande honte, je ne l’ai toujours pas lu, mais puisque les forêts nous redeviennent inaccessibles, il est temps de me plonger dans sa poésie. Au moins le Covid nous délivre un peu de la pression de l’actualité… Juste avant le confinement, nous avons traversé la forêt de Saint-Germain jusqu’à Conflans-Saint-Honorine… C’est vrai qu’il faut des « trouées » mares, bords de chemi,, petites clairières pour que des fleurs et des oiseaux s’installent.
PS: A quand votre blog ?
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Je suis tout à fois malhabile pour l’informatique et incertaine sur le contenu de ce blog !
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Je suis tout à la fois malhabile en informatique et incertaine sur le contenu de ce blog!
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