A Montpellier

Qu’on appelle ça stage ou académie, ce qui fait plus chic, peu importe ! Ce sont 6 jours de chant l’après-midi, et de concerts le soir. Les matinées, nous les utilisons comme bon nous semble. On peut se promener dans la ville, suivre les ruelles en forte pente, s’arrêter dans de minuscules gargotes, déjeuner pour 10 euros de raviolis chinois et d’une salade de concombres du Yunnan… Les prix sont tellement bas que les restaurants sont pris d’assaut par des étudiants aussi joyeux que peu argentés. On dirait que la ville ne se vide jamais de sa jeunesse.

Les faubourgs de Montpellier ont leur lot de personnes survivant de minimaux sociaux ou de quelques emplois hospitaliers, entassées dans des habitats insalubres, dans des cités où des gamins sans avenir font les idiots, mais après les dernières années passées à Paris, le centre paraît doux à vivre.

Les statistiques ont beau évoquer des vols et des « incivilités », l’impression de relations gentilles et insouciantes prédomine…

…et on revient la nuit sans se retourner.

Montpellier est une ville de fontaines, souvent majestueuses ; la plus célèbre est celle de la place de La Comédie, toute entourée des bâtiments merveilleusement kitsch du 19e siècle.

Montpellier, place de la Comédie. La fontaine aux Trois grâces

L’eau est précieuse dans ce territoire ingrat de l’Hérault où le Lez est exsangue quand il ne déborde pas, où les cailloux affleurent, où la végétation est rabougrie et grise. Aussi, les places de la ville ont toujours l’air nettoyées du jour, sentent le frais, et les brumisateurs des terrasses offrent un peu d’humidité aux passants.

J’ai l’impression d’une ville bâtie sur un tertre. Les rues dégringolent vers la partie basse, certaines tellement raides qu’on évite les chaussures glissantes pour ne pas déraper sur les pavés.

Il y a partout des palais anciens, ornés de portails sculptés, de ferronneries, de belles poignées.

Rue de la Loge
Poignée de porte

Même dans les immeubles non restaurés, on trouve parfois un détail à aimer.

Et puis il y a la cathédrale défendue par des tours massives, incroyablement hautes et épaisses qu’on appelle des poivrières.

Les poivrières de la cathédrale Saint Pierre

Le musée Fabre

Le musée Fabre est idéal. Il n’est pas trop fréquenté. Il a un fond classique étoffé et des collections importantes de Bazille, de Courbet et de Soulages. C’est l’occasion de s’arrêter devant des peintres que j’ai croisés par hasard lors d’expositions.  Ainsi Georges-Daniel de Monfreid, le père de l’écrivain baroudeur qui a fait rêver les adolescents d’après-guerre. J’ai aimé son portrait de fillette lors de l’expo pastel d’Orsay et voici le portrait d’un ami, René Andreau. On  connaît Monfreid en tant qu’ « ami fidèle de Gauguin ».  Pour la deuxième fois, je m’enchante de ses couleurs, ici des rouges orientaux. Peut-être, l’attitude du modèle n’était-elle pas jugée assez virile ? Elle devient regardable en 2023.

Georges-Daniel de Monfreid. Le peintre René Andreau

Emile Friant est aussi un peintre bien oublié qui émerge peu à peu au hasard de balades dans les musées de province. Je me souviens d’une toile poignante intitulée La Toussaint, conservée par le musée de Nancy. Ici, ce sont des ados qui luttent et la scène dit de l’enfance quelque chose de fondamental qui réveille la nostalgie des spectateurs.

Emile Friant. La Lutte

Chaque fois que je croise les toiles de Bazille, je pense « Comme il a bien su montrer ce garçon qui fait la sieste dans la chaleur, ce pays dans la lumière de l’été. Il faudrait que je prenne le temps de mieux le regarder. » Une fois de plus, ce sera pour la prochaine fois.

Mais voici l’orgueilleux Courbet de Bonjour monsieur Courbet, le peintre à la barbe pointue que son mécène salue respectueusement  (au fond comme saluaient les donateurs médiévaux, mais il est vrai qu’il s’inclinaient devant Dieu et non devant l’art moderne).

Même sentiment des pouvoirs de la peinture dans ces Baigneuses que je détestais à vingt ans pour leur absence de grâce. Aujourd’hui, je suis fascinée par la monumentalité du corps de la femme nue.

Devant le petit tableau intitulé A Palavas un tel sentiment d’immensité qu’on pense aux vers de Baudelaire, son ami :

La mer est ton miroir tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame.

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer

A Palavas

J’avoue que cette fois, je m’ennuie tranquillement devant les Outrenoirs de Soulages, quitte à me laisser surprendre de temps en temps par les grands coups de pinceaux bleus traversant le noir de toiles plus anciennes :

La Theresienmesse de Haydn

Des leçons de piano de l’adolescence, Haydn m’avait laissé le souvenir de sonates dont j’avais envie de dire « pas mal, mais c’est du sous-Mozart » et voici que par la grâce d’un stage de chant choral, je découvre la puissance de synthèse de ce compositeur. Dans la Theresienmesse, on chante des mélodies expressives, ainsi le Qui Tollis qui appartient à son temps avec les effets dramatiques qui feront le succès des opéras de Mozart ou bien l’émouvant Et Incarnatus,  (laissé hélas aux solistes, mais c’est le destin des choristes que de passer à côté des plus beaux airs).  Pour se consoler, le chœur a à chanter des fugues baroques, et des danses sur des airs sacrés, dans une atmosphère de fête heureuse. Le Gloria est même jubilatoire ce qui atténue les effets grandioses soulignés à grands coups de trompette. 

Pendant cinq jours, notre quarantaine de choristes s’est entraîné à articuler, à s’appuyer sur des consonnes, à écouter le pupitre voisin (« quand les ténors ont le thème, ils le chantent forte, mais juste après les ornements, ils doivent murmurer pour que le thème entonné par la voix suivante soit bien audible). Les conseils se ressemblent d’un chef à l’autre :  attaquer avec un fort appui sur les consonnes avant même de chanter prononcer les KKK « mettez de l’air dans vos consonnes KKKHHH  pour kyrie ; ne jamais prononcer à la française les voyelles « i, u, é », les remplacer par des « oe » qui arrondissent la voix ; écourter les notes tenues pour que les voix ne tourbillonnent pas dans les églises ; ne jamais ânonner note à note, chanter des lignes, chaque note portant jusqu’à la suivante. Les conseils sont les mêmes, mais Hugues Reiner est lui-même chanteur et il sait comment aider, par quel mouvement de la respiration, des bras, du torse, on peut parvenir à ce qu’il souhaite. Il n’hésite pas pour faire comprendre le « swing » de Haydn à ordonner « Allez-y. Dansez ! Chantez en dansant. » Le troupeau des choristes malhabiles exécute plutôt un piétinement sans grâce aucune, mais quand même se dit qu’il approche un peu le secret de cette musique.

Il nous a pris comme nous sommes : des gosiers de retraitées pour la plupart. Certes, capables de déchiffrer à peu près une partition, mais sans très belles voix et comme à l’habitude avec un vrai déficit de basses et ténors : Au fait ! Pourquoi donc, les femmes à la retraite se lancent-elles joyeusement dans de multiples activités, alors que la plupart des hommes s’abstiennent ?

Hugues Reiner a commencé par faire rire le groupe ; il l’a soudé par le rire. Il a tout de suite repéré quelques profils, l’inspectrice des impôts, l’infirmière psychiatrique, la directrice des ressources humaines, ce qui lui permet d’interpeler des personnes et de ne pas s’adresser à un groupe abstrait… Qui dira sa patience répétant pour la dixième fois qu’il veut entendre le « t » final de « et » prononcé à la latine sur le deuxième temps pour que tout le monde s’arrête simultanément et qui doit constater qu’une fois de plus un choriste a oublié la consigne. Parfois cependant enivré de sa propre gaîté, il raille, … il blesse. Le groupe consterné attend la fin de l’orage, sachant qu’il ne mord pas par malveillance, mais parce qu’il y a un concert à préparer.

Au bout de cinq jours, nous donnons avec engagement un concert « au chapeau ». Il y a du monde, mais l’église n’est pas pleine, malgré les gens partout en ville. La grande majorité est indifférente à ce qui n’est plus du tout son héritage. Serait-il possible que la musique de Haydn soit abandonnée ? J’ai le sentiment douloureux que cette perte est possible, que notre société risque d’oublier en silence la si forte expérience de cette musique fabriquée en commun.

Manet et Degas à Orsay

Alors, cette exposition ?

Il aurait sans doute mieux valu s’abstenir de commentaires sur des peintres majeurs qui sont tous deux des acteurs essentiels de la nouvelle peinture des années 1860-80. Du moins, ils donneront peut-être envie à mes lecteurs de relire Malraux ou Foucault. Les Voix du silence m’ont appris à aller voir ce que Malraux appelait « la picturalisation du monde » de Manet : « le vert du balcon, le peignoir rose d’Olympia, le balcon framboise du petit Bar, l’étoffe bleue du Déjeuner sur l’herbe, de toute évidence sont des tâches de couleur, dont la matière est une matière picturale, non une matière représentée » (1951, p.114)

Et bien sûr l’exposition permet de revoir le Balcon si célèbre, son fond noir qui contraste avec les robes blanches des femmes, avec la note vert cru des volets et des ferronneries du balcon.

https://www.arts-in-the-city.com/2023/03/24/manet-degas-au-musee-dorsay-en-images-lexposition-sublime-de-deux-geants-de-la-peinture/

Même dans une esquisse comme le portrait de sa femme avec un chat sur les genoux, il y a ce noir puissant qui par contraste fait paraître la couleur plus fraîche et vibrer la masse pyramidale de la robe rose.

Madame Manet

Et la puissance des noirs de Manet qui rend le regard lumineux n’est jamais aussi forte que dans les portraits de Berthe Morisot :

Berthe Morisot reposant

Plus tard, Foucault m’a conduite à m’intéresser à la stylisation brutale de cet art. Il rappelait que la peinture ancienne s’évertuait à tricher grâce aux obliques pour évoquer la troisième dimension. Manet, disait Foucault, avait entrepris de ramener le regard sur la surface du tableau délimité par le cadre en barrant ce point de fuite.

Sur la plage

L’important n’était pas que la plage soit ressemblante, mais qu’elle figure en quelque sorte autant le tableau que le sujet : les bandes horizontales ont la densité de la peinture, sable beige, mer et ciel bleus (clair tirant vers le blanc, sombre puis clair à nouveau tirant vers le rose). Elles contrastent avec les verticales des personnages, l’ensemble rappelant le cadre.

Quand j’allais voir Manet avec Foucault je « voyais » d’abord la fin des illusions de la représentation qui permettait de faire advenir le tableau comme matérialité.

Je suis aujourd’hui, peut-être sous l’influence du mouvement féministe, sensible à la provocation réaliste des œuvres exposées :

Le regard de Victorine Meurent, modèle d’Olympia, est direct, intense. Il me tire vers l’intérieur du tableau, mais il regarde aussi à travers moi, au loin, refusant toute complicité et son opacité même semble dénoncer l’ordre masculin.

Olympia

Et Degas ?

Ce billet est bien mal rédigé ! J’ai escamoté Degas alors que l’exposition est justifiée par un parallèle évoquant les relations des deux peintres pendant leur vie, leur rivalité, leur amitié et la proximité de leur recherche. Pas d’excuses, sinon que Manet, pour moi, est incomparable… Il me semble par ailleurs que Degas est un peu desservi par la  faible présence des pastels où il est prodigieux. Or ceux-ci sont regroupés dans l’exposition Pastels. De Millet à Redon qui se tient dans une salle voisine du musée.

L’intérêt pour la vie des humbles, serveuses de bar, prostituées, repasseuses, lavandières, danseuses du corps de ballet, rapproche Manet et Degas dont les plus beaux tableaux s’éloignent des genres nobles et de la mythologie. Abandonnant la grande histoire, ils peignent des lieux et une époque modernes, cafés, et salles de spectacle (plutôt coulisses des salles de spectacles).

La Repasseuse

Le rapprochement oblige aussi à s’intéresser aux différences. Quand Degas montre des scènes intimes de bain et de coiffure, c’est en dissimulant le visage des modèles ramenés à des corps anonymes.

Degas

Ce qui me touche, dit une amie, c’est que les corps de Degas sont détachés du souci de plaire. D’habitude, dans la peinture, les femmes projettent des ondes érotiques puissantes. Elles se redressent, ou s’offrent, elles se cambrent ou s’abandonnent, mais on n’oublie jamais qu’elles sont faites pour être regardées. Au fond, la publicité ne fait que prolonger les leçons de la peinture. Partout dans les villes, on lit des injonctions : « Perdez du poids ! Faites du sport ! Plus qu’un mois avant la plage ! » Cet appel à une auto-évaluation permanente rappelle la parade des femmes pour les hommes. Degas, lui, montre des corps traversés par la fatigue qui ont renoncé à se mettre en scène ; les prostituées entre deux clients se lavent, s’essuient ou se coiffent, absorbées dans des soins de toilette sans coquetterie. Les danseuses ont abandonné leur port de tête, les clientes des cafés, épaules tombantes et regard perdu n’ont aucun désir de plaire.

La présence de ces corps féminins fatigués m’émeut beaucoup.

Deux références

Foucault, Michel, 1971, https://etyen.be/sites/default/files/professeur/lapeinturedemanet_foucault.pdf

Malraux, André, 1951, Les Voix du silence. La galerie de la Pleiade, Paris Gallimard.

L’atelier-musée de Bourdelle avec une exposition de Philippe Cognée

Un musée-jardin au centre de la ville

Musée gratuit de la Ville de Paris. Café-restaurant au 1er. 18 rue Antoine Bourdelle (métro Montparnasse)

Je me souviens mal du musée d’avant la restauration. Il me semble qu’il n’a pas été modifié de fond en comble. D’ailleurs, les notices expliquent qu’il s’agissait surtout de consolider le bâtiment du 19e siècle et de le protéger de l’humidité. Pourtant, tout semble s’être éclairé. On arrive dans un atelier, îlot préservé du Montparnasse des années 30, près des emplacements où Rodin, Dalou, Carrière travaillaient.

Bourdelle. La leçon de l’antique

Ce qui m’étonne le plus dans les sculptures de Bourdelle, c’est la constance des thèmes. A côté des bustes de célébrités, des allégories monumentales pour esplanades, qui ne me plaisent qu’à moitié, à côté du cavalier de bonze, morceau de bravoure attendu de la part d’un grand sculpteur, il y a des œuvres dont les thèmes sont empruntés à la mythologie grecque sur lesquelles Bourdelle est revenu toute sa vie, variant les matériaux, les dimensions, stylisant quelques traits afin d’accentuer la structure des formes.

La Force, l’Eloquence, la Victoire et la Liberté. Musée Bourdelle. Photo Martine Halimi
Détail de la statue colossale du général argentin Carlos Alvear, acteur de l’indépendance de l’Argentine

Il a donné un corps à des centaures, des nymphes…

Baigneuse au jardin

Son Héraklès archer, les jambes écartelées au-dessus du vide, le buste tendu, a acquis peu à peu son visage archaïque, aminci, aux yeux en amande, au nez dans le prolongement du front, accordé au mouvement du corps. Les écoliers de France dans les années 60 se servaient encore de cahiers ornés d’une gravure représentant cet Herakles inscrite pour toujours dans leur mémoire.

Herakles. salle des plâtres
Herakles au visage en arrêtes, yeux en amandes, bouche en forme de flèche
Héraklès dont le monstrueux pied d’appui n’exprime plus que la force

Ainsi sa Pénélope, dont nous avons souvent vu une copie de loin en contrebas du Ministère des Finances presque à hauteur du pont, ici placée au milieu de la salle des plâtres. Elle a, raconte la notice, le visage de la première épouse Stéphanie Ven Parys et le corps de la seconde, son élève Cléopâtre Sevastos, avec son déhanchement antique et le plissé de sa robe si semblable aux cannelures des colonnes de Grèce.

Pénélope. Bronze. Photo JM Branca
A l’atelier. Cléopâtre Stevanos

J’ai vu trop vite la section qui explique la préparation des bronzes depuis le modelage jusqu’à la coulée finale. Je voulais profiter du jardin des statues car le musée prête des sièges aux visiteurs qui veulent s’y installer pour dessiner ou tout simplement prendre le frais sous les lilas.

Musée Bourdelle : dessiner au jardin

Philippe Cognée et la crise de l’art

Nous sommes allés voir l’exposition Philippe Cognée D’après la peinture. Bien qu’il déclare dialoguer avec l’œuvre de Bourdelle, son travail me paraît très éloigné de l’équilibre entre classicisme et modernisme que ce dernier recherchait. L’exposition commence par des images du monde réel, du moins à le regarder de loin. Le supermarché Leclerc est hyperréaliste et pourtant flou parce que le peintre a recouvert le tableau achevé d’une cire recouverte d’un film en plastique. Fondue au contact d’un fer à repasser, une fois le film arraché, la cire vient faire trembler la peinture. Les contours sont moins nets, les pigments se mélangent et laissent apparaître une image vibrante.

Philippe Cognée. Supermarché

J’ai été fascinée par ses tableaux de fleurs. Le cadrage, la disposition sur des fonds sombres uniformes et surtout le changement d’échelle ajoute de l’intensité à la représentation et  apparentent pivoines et amaryllis aux personnages de Bacon.

C’est une harmonie de blanc nacré pour les amaryllis. Philippe Cognée évoque dans la notice, les danseuses Loïe Fuller et Isadora Duncan, cachées dans le tourbillon de leurs voiles, agitées par une musique silencieuse. Les pétales de l’amaryllis déploient leurs arabesques dans un dernier élan avant la pesanteur de la mort.

Philippe Cognée. Amaryllis blancs. Photo JM Branca

Les pivoines sont plus angoissantes. Les pétales n’ont plus la force de l’élan. Leurs grenats, leurs violets évoquent des chairs sanglantes au bord de la décomposition. Plus encore que les blancs amaryllis, les pivoines sont des vanités qui donnent à voir la vie juste au bord de la mort.

Philippe Cognée. Les pivoines
Une pivoine. détail

J’ai vu sans trop m’y attarder le catalogue de Bâle. Pendant des années, Philippe Cognée a déchiré des pages significatives du catalogue de la grande foire de Bâle pour les repeindre » : 1100 « repeintures », entre copie et recouvrement, sont exposées. Le peintre donne ainsi à voir son affrontement avec ses contemporains. Je dis affrontement, mais il faudrait plutôt dire emprise selon l’intitulé de l’exposition : « La peinture d’après ».

Philippe Cognée. Catalogue de Bâle. Photo M. Halimi

Le catalogue s’adresse aussi à nous qui consommons de la peinture. D’abord on s’amuse à identifier  les peintres, Picasso, Giacometti, Rothko, Bazaine ( ?)… Pour la plupart des œuvres, on ne peut pas.  Alors quoi ? La peinture est-elle menacée par une sorte d’obsolescence programmée comme les objets du supermarché ? Peut-on parler encore des trésors de l’art alors qu’un nouveau style apparaît chaque année, qui efface le précédent ? L’abus d’art ne mène-t-il pas à l’anéantissement de l’art ?

Le propos de Philippe Cognée est sévère. De la trivialité du supermarché à l’accumulation commerciale d’une société d’images, à ces fleurs épuisées au bord de la mort, il nous parle d’une société en voie de désagrégation.

A l’opéra : Les Puritains et Nixon on China

Le hasard des réservations a fait que nous avons vu successivement Les Puritains de Bellini au Théâtre des Champs-Elysées, puis Nixon in China à la Bastille.

On ne peut pas assister à des spectacles plus contrastés.

Les Puritains au Théâtre des Champs-Elysées

Verrière-plafond-lustre du Théâtre des Champs-Elysées

Le livret des Puritains de Calo Pepoli est indigent :

Elvira est la fille d’un partisan de Cromwell. Elle va cependant épouser son amoureux Lord Arthur Talbot, un partisan des Stuart, grâce à l’intervention de George Valton, frère de son père.

L’amoureux éconduit, le jaloux Riccardo, déclare qu’il ne pourra assister au mariage car il doit convoyer une prisonnière d’État. En échangeant quelques mots avec cette dernière, Arturo comprend qu’il s’agit d’ Henriette d’Angleterre (Enrichetta), destinée à être décapitée sur ordre de Cromwell. Elvira, par jeu, a posé son voile de mariée sur le front d’Enrichetta, Arturo décide soudain de faire évader la reine dissimulée sous le voile de sa fiancée. Riccardo reconnaît sa prisonnière malgré son déguisement. Comprenant le parti qu’il peut tirer de la situation pour épouser Elvira, il laisse Arturo s’enfuir avec sa prisonnière. Le chœur des Puritains maudit la trahison d’Arturo et Elvira perd la raison persuadée d’être abandonnée.

La voici délirante, convaincue d’être attendue à l’église par son bien-aimé (Quella voce sua soave … Vien diletto in ciel). Telle une Ophélie italienne, elle court les bois en chantant un vieil air qu’elle partageait avec Arturo, Cinta di fiori. Celui-ci, qui a échappé à ses poursuivants, lui répond soudain. A peine réunis et à peine Elvira a-t-elle retrouvé la raison, qu’ils sont surpris par des soldats. Il ne leur reste qu’à mourir ensemble (Alto là ! Fedel drapello !). Soudain, des trompettes résonnent pour annoncer une fin encore plus invraisemblable : les Stuarts ont été vaincus et Cromwell a prononcé une amnistie afin de rassembler les deux factions ce qui permet à Arturo et Elvira de se marier sans délai.

Elvira est une version « modérée » de toute une série d’héroïnes écrasées par la société qui contrarie leurs amours. Ses proches et les Puritains admirent de façon obsessionnelle sa pureté (comprendre qu’elle est vierge et fidèle), pureté qu’incarne son soprano stratosphérique qui s’arrête juste avant que la note se change en cri de souffrance. Si son mariage échoue, cette chaste jeune fille n’a d’autre choix que la folie ou la mort, seules issues envisageables pour échapper à l’enfermement familial et clanique.

De mise en scène, il n’était pas question au Théâtre des Champs Elysées qui donnait l’opéra en version concert. Il ne restait que le chant, mais nous sommes chez Bellini. Stendhal (qui n’appréciait qu’à moitié Bellini) évoquant des compositeurs du 18e siècle comme Cimarosa, écrivait que certains compositeurs « inventaient en mélodie » ([1829, 1997], 502) : Les Puritains sont inventés en mélodies. L’œuvre est une succession d’airs magnifiques, le plus souvent mélancoliques, avec des phrases qui s’étirent, qui s’étirent indéfiniment. J’ai grandi avec La Callas qui me mettait les larmes aux yeux en chantant Rendetemi la speme (« Rendez-moi l’espoir ») comme une invitation personnelle à trouver une dernière jouissance dans un chant éperdu.

Jessica Pratt chante avec moins d’intensité, cependant son agilité vocale exceptionnelle fait merveille dans cette musique qui trouve son chemin entre illusion et égarement. Elle est si sûre d’elle, que je n’ai pas ressenti l’angoisse qui accompagne souvent l’écoute de ces airs sidérants où les sopranos risquent de rater la note suraiguë de leur vocalise.

Nixon on China

Depuis l’opéra : l’ange de la Bastille reflété dans les fenêtres d’un immeuble

Nixon in China, c’est tout l’inverse. La musique répétitive de John Adam n’est pas mal du tout et Gustavo Dudamel dirige impeccablement une partition aux rythmes périlleux, mais j’aurais du mal à l’écouter sans l’appui des paroles et de la mise en scène. Le livret politique et psychologique d’Alice Goodman est intelligent, ironique sans être manichéen ; la mise en scène de Valentina Carraso, un régal.

En 1971, la Chine invite Nixon pour rompre son isolement. L’équipe de ping-pong américaine avait amorcé ce rapprochement en faisant une tournée en Chine un peu auparavant (et perdu son match 13/0 ce qui est rappelé dans l’opéra). C’est pourquoi le prologue montre une partie au ralenti avec deux pongiste  un bleu pour les Etats-Unis, un rouge pour la Chine.

Une des parties de ping-pong qui rythment la visite du président des Etats-Unis

Nixon (Thomas Hampton), sa femme, (Renée Fleming), et Kissinger atterrissent dans un grand avion-aigle et sont accueillis par les dirigeants dans un salon-bibliothèque où les livres ne sont que des trompe-l’œil. Les vrais livres sont au niveau inférieur, invisibles pour les invités. Ils servent en fait de combustible pour chauffer la résidence. Pendant que Mao cherche à discuter philosophie avec Kissinger, un intellectuel est battu dans ce sous-sol.

Pat Nixon visite une fabrique d’éléphants en verre, elle rencontre les gens dans une ferme de cochons, une école. La mise en scène qui utilise des figurines de carton avertit que tout ceci est un simulacre… Pat chante son émerveillement d’être en Chine et rêve d’un avenir pacifique « This is phophetic ». C’est un air magnifique que Renée Fleming chante avec simplicité et avec une émotion communicative !  Elle se promène dans un parc suivie par l’affectueux dragon rouge de l’Opéra de Pékin. La femme de Mao, Jiang Qing, offre alors une représentation de son opéra révolutionnaire que Pat Nixon trouve atroce. Jian Quing remet les choses à leur place à coups d’aigus tranchants. La vérité, c’est l’affrontement brutal entre les deux peuples.

Une ferme modèle avec ses cochons de carton. La visite n’est qu’une mise en scène

La dernière partie s’ouvre sur le témoignage d’un professeur du conservatoire de musique de Pékin, torturé et emprisonné pendant la Révolution culturelle. Les Américains sont pour leur part représentés par des images des bombardements du Viet Nam, ce qui relativise évidemment la comédie du rapprochement que chaque dirigeant jouait au premier acte.

Les tables de ping-pong sont renversées. Les couples présidentiels ne dialoguent plus. Chacun des vieux dirigeants regrette sa jeunesse auprès de sa femme. Mao, soudain vêtu d’une chemise hawaïenne, rêve de pêcher des petits poissons dans une rivière du Hunan. Nixon, réconforté par sa femme, se souvient d’avoir toute une nuit attendu la mort lors des bombardements japonais. Ce sont des gens normaux, faillibles et pourtant ils ont changé l’histoire.

 Il n’y a que le sage Chou-en-Laï (Xiaomeng Zhang) pour se demander à la fin « De tout ce que nous avons fait, qu’y a-t-il eu de bien ? »

Photo Télérama. Le départ des Américains

J’ai donc vu mon premier opéra contemporain politique.

https://www.lepoint.fr/culture/trois-raisons-de-courir-voir-nixon-in-china-a-l-opera-de-paris-25-03-2023-2513536_3.php

r esmusica.com/2023/04/01/entree-remarquee-de-nixon-in-china-a-bastille/

Stendhal, [1829, 1997], Promenades dans Rome, Paris Folio Classique.

Le musée Jean-Jacques Henner

Jean-Jacques Henner (1829-1905)  qui avait son atelier à Pigalle et vivait rue La Bruyère n’a jamais habité l’hôtel particulier du 43 avenue de Villiers où est installé son musée. Le lieu a en fait été acquis et aménagé par le peintre Guillaume Dubufe (1853-1909) avant d’être vendu par ses héritiers à la veuve du neveu de Henner. Celle-ci y a rassemblé la collection d’œuvres laissées par son oncle et a fait don du musée à l’Etat à condition que le lieu reste consacré à J.-J. Henner.

La visite de ce musée peu fréquenté a le double intérêt de nous montrer ce qu’était un atelier d’artiste en vue de la fin du 19e siècle et de nous faire découvrir Jean-Jacques Henner. Portraitiste recherché…

il était célèbre en son temps pour ses nus féminins aux poses alanguies, au corps pâle et à la chevelure rousse.

Une icône patriotique

Jean-Jacques Henner est aussi l’auteur d’un tableau iconique, « L’Alsace. Elle attend ».

Henner Jean Jacques (1829-1905). Paris, musée Jean-Jacques Henner. JJHP1972-15.

Le tableau a été offert par des industriels de Thann à Gambetta qui avait organisé la résistance aux Prussiens et qui, député à l’Assemblée, avait, contrairement à ses collègues, refusé la capitulation de la France et l’annexion. Il représente une jeune fille en costume de deuil qui regarde frontalement le spectateur. Ce tableau a beaucoup de force par sa retenue. La douleur ne s’accompagne d’aucun geste démonstratif, le peintre n’ajoutant pas à l’émotion les signes de l’émotion. Son modèle a la détermination calme des saintes, tout en étant suffisamment individualisé pour ne pas se réduire à une allégorie.

Cependant l’image est opaque (comme toujours). Pour en comprendre la signification , il faut lire la sentence inscrite à droite de la toile ainsi que la date, 1871, inscrite à gauche : Ce que la jeune femme attend, c’est le retour de l’Alsace dans la France. Le visiteur n’est pas invité à partager un deuil, mais à entendre l’appel à la libération. Gambetta montrait le tableau à ses visiteurs et appelait la jeune fille « Ma fiancée »

Indépendamment de sa valeur picturale, le tableau est passionnant pour ce qu’il dit de notre rapport à l’histoire. Il correspond au moment de l’histoire de la propagande où les informations s’accompagnent de plus en plus souvent d’images reprenant les discours sous une forme émotionnelle. Les Français se sont reconnus dans cette personnification de l’Alsace et l’Alsace de Henner a été bientôt reproduite sous forme de gravures largement diffusées.

gravure en noir et blanc de Flameng (hélas ! moins réussie que l’original) BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Pour ceux qui ont traversé les années structuralistes et « l’Empire des signes », le tableau d’Henner rappelle la force des images et souligne qu’elles ne se ramènent pas à leur décodage langagier et imposent leur incarnation irréductible.

Ce retour sur l’histoire des provinces perdues en 1871 est aussi l’occasion d’un parallèle avec le temps présent. Certains Français considèrent avec incompréhension la guerre entre Ukrainiens et Russes. Afin de préserver la paix et les commodités du monde d’avant, ils voudraient que les Ukrainiens renoncent à la Crimée et au Donbass et acceptent la vision de Poutine pour qui un russophone a pour vocation de rejoindre l’ethnie slave.

A 150 ans de distance, ces débats ont été les nôtres. Ceux qui luttaient contre le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne défendaient une conception de la patrie, proche de celle des Ukrainiens, conception que Renan a formulée dans un texte remarquable :

« La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j’expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l’ethnographie. C’est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès. [… ]                       

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (Renan, 1882)

On n’est pas citoyen, expliquait Renan, en raison d’une origine, mais par attachement à une communauté politique. J’adhère à cette définition ‘politique’, la seule possible d’ailleurs dans un pays comme le nôtre qui accueille des populations venues du monde entier. Elle s’oppose à la conception ethnique propre à l’Allemagne, et aujourd’hui à la Russie.

La visite du musée Henner est ainsi une occasion de réfléchir à l’imaginaire patriotique qui légitime le sacrifice d’une génération, au moment où les historiens pour la plupart antimilitaristes insistent surtout sur la souffrance des soldats des deux bords et sur l’absurdité des guerres.

Le peintre officiel

La carrière de Henner est celle d’un peintre reconnu du Second Empire et de la 3ème République. Il gravit toutes les marches de la carrière des honneurs : médaillé aux Salons, élu à l’Académie de beaux-arts, il est membre de plusieurs associations d’artistes, d’écrivains et d’hommes politiques. Pour autant, il est invité aux expositions des artistes modernes ; il fréquente Edouard Manet et vote en sa faveur pour l’attribution d’une médaille. Les courants dans l’histoire de la peinture qui m’apparaissaient sans communication et même hostiles, n’étaient peut-être pas si inconciliables. On n’était pas dans le camp de Monet ou dans le camp de Gervex et de Cabanel… ou du moins, des peintres comme Henner habitaient des quartiers voisins, s’invitaient et s’estimaient.

L’Hôtel de Dubufe pas trop loin de l’hôtel de Guermantes

L’hôtel de Dubufe (racheté par les héritiers de J.-J Henner) est situé dans un quartier d’artistes, non loin des demeures de Manet, de Debussy,  de Fauré, de Puvis de Chavannes, d’Edmond Rostand… Le quartier est aussi près du « faubourg Saint-Germain », où Proust imagine la demeure d’Oriane de Guermantes, appellation toute métaphorique, puisque situé sur la rive droite, bien loin de l’église et du boulevard Saint-Germain du 6ème et du 7ème arrondissements. Vivre plaine Monceau n’empêche pas Oriane d’être la maîtresse du premier salon du « faubourg. ». :

Le jardin du Musée Henner, petit et enclavé est devenu un joli jardin d’hiver qui accueille des concerts

Alsace noire, Italie brumeuse

Les étages comportent des salles disposées autour d’un patio central.

Balustrade de l’escalier, et frise orientale

La salle Alsace présente des toiles de jeunesse représentant le Sundgau.

On y voit essentiellement des paysages et des portraits de proches dont un petit tableau avec des bâtiments d’un noir profond sous un ciel blafard. Un noir où n’entre aucune couleur.

La salle Italie est surprenante : après son prix de Rome, Henner vivra 5 ans dans ce pays. Il en ramène de petits formats. Laissant de côté, les lumières du soir idylliques qui baignent les tableaux de Vernet, de Granet ou de Corot, Henner peint un palmier dans la brume, un paysage de landes sous un ciel stagnant.

Au troisième étage, l’atelier de la place Pigalle a été reconstitué avec ses nus masculins sa toile des Naïades (1877), un peu de mobilier :

Musée Jean-Jacques Henner. L’atelier

La Femme qui lit

Parmi tous les portraits de jeunes femmes rousses, j’aime beaucoup celui de la femme qui lit.

Les tableaux de femmes liseuses ont peu à peu quitté la thématique religieuse, de la Vierge avec son Livre d’Heures ou la thématique amoureuse d’une femme avec la lettre de son amant, pour représenter le pur plaisir de la lecture. De Fragonard à Renoir, Fantin Latour, Renoir, Berthe Morisot, Félix Valloton, Henri Matisse, nombreux sont les peintres de scènes de lecture, mais il en est peu qui peignent une liseuse nue.

Berthe Morisot. Jeune-fille lisant

La belle rousse de J.-J. Henner, absorbée dans sa lecture, est dans un autre monde comme si elle ne savait pas que nous l’observons.

Ce portrait me touche. Malgré les reflets dont je n’ai pu me débarrasser et le cadrage imparfait qui font de cette photo une photo ratée, il m’évoque le bonheur intime de la lecture quand on peut se livrer à la voix silencieuse qui se forme dans les pages imprimées en ignorant toute autre présence.

Bibliographie

https://musee-henner.fr/

http://elisabethpoulain.over-blog.com/2017/06/l-alsace-elle-attend-la-jeune-alsacienne-vue-par-j.j.henner-1871.html

BNF  sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b102134790

Ernest Renan, 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Calmann Lévy https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_qu%E2%80%99une_nation_%3F.

Les Choses. Une formidable exposition au Louvre

12 octobre 2022 – 23 janvier 2023

Vous n’êtes pas allés voir la grande exposition du Louvre, Les Choses. Une histoire de la nature morte. Les natures mortes vous ennuient. Vous avez tort de vous abstenir.

Ni naturelles, ni mortes

La commissaire, Laurence Bertrand Dorléac, refuse d’ailleurs la notion de nature morte (il est dommage que le sous-titre réintroduise de l’ambiguïté) et son exposition multiplie les exemples d’œuvres où les objets ne sont ni morts, ni endormis, au risque (mais est-ce un problème ?) de rendre incertaines les frontières du genre. C’est notre rapport aux choses qu’interrogent les œuvres rassemblées, qui vont des tableaux aux sculptures et aux extraits de films. Une phrase de Victor Hugo affichée au seuil de la première salle avertit : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue ».

Je me suis parfois perdue dans un propos complexe, en particulier dans la première salle où voisinent le grave et le burlesque, l’ancien et le contemporain : La Madeleine de la Tour, un extrait de Tarkovski, mais aussi L’Epouvantail de Buster Keaton que reprend Spoerri dans Le Repas hongrois, nature morte faite d’assiettes et de reliefs de repas collés à la verticale. Mais je préfère errer dans le labyrinthe des œuvres commentées selon plusieurs plans, et jouir de la multiplicité des pistes ouvertes que de suivre un parcours uniquement chronologique.

Une histoire en 15 séquences chronologiques et thématiques

La chronologie sert cependant d’axe principal à une réflexion sur l’art occidental (quelques œuvres venues d’autres continents ne sauraient compenser le cantonnement à l’art européen) : on part de l’héritage antique, où l’on observe des thématiques qui se maintiendront comme la tête de mort encadrée par la couronne d’un roi et par la besace d’un mendiant, rappel de la vanité des biens terrestres.

Memento Mori (Mosaïque de Pompéi)

Puis vient le Moyen-Age et les objets symboliques de la foi. Ce ne sont pas des objets qui sont peints, mais des choses qui signifient et renvoient obstinément à la lecture chrétienne des œuvres. Les lys et les iris associés à la Vierge sont connus, mais je n’avais pas remarqué les deux oranges que Rogier Van der Weyden (1435-1440) place sur le manteau de la cheminée dans son Annonciation et qui sont, explique le cartel, une allusion au péché originel que rachètera le Christ puisque les oranges se disent pommes de Chine en néerlandais.

Les pommes de Chine de l’Annonciation de Van der Weyden

Accumulation, prédation

Vient ensuite le triomphe de la consommation avec les étals des marchés, les fleurs, ainsi que les collections amoncelées que présentent les peintres à partir du milieu du 16e siècle. L’abondance excessive est joyeuse, même si elle relègue les hommes aux marges des choses.

Snyders. Nature morte aux légumes 1610 (avec deux silhouettes de laboureurs à l’arrière-plan)
Une scène de genre : le Marché aux poissons de Joachim Beuckelaer 1570  où les marchands prennent eux-mêmes les teintes des tranches de thon. Tout au fond, en grisaille, La pêche miraculeuse.
Anne Vallayer-Coster. Coquillages : l’âge des collections

Mais l’opulence peut inquiéter. Au milieu des tables chargées de victuailles ou de bouquets floraux, Van Aast cache des mouches, libellules, papillons, lucanes et autres lézards qui troublent la sérénité de la scène de leur présence importune. Ils nous renvoient de manière métaphorique à la destinée humaine en suggérant le pourrissement, la putréfaction inéluctables.

Balthasar Van den Aast, Fruits et coquillages (Détail). Avant le pourrissement

Cette section rejoint la critique actuelle de l’hyper-consommation et de l’avidité capitaliste, ce que dit explicitement le titre de la séquence Accumulation, échange, marché, pillage. Le questionnement était aussi celui des contemporains et c’est ce qu’annonçait dès l’entrée La Madeleine à la Veilleuse de Georges de la Tour. La clarté limitée vient frapper le visage de la sainte et sa main qui repose sur un crâne. Les objets posés devant elle sur la table sont rares, deux livres, un fouet, un crucifix. La fragilité de la flamme est un rappel de la fragilité de l’existence humaine.  La Tour peint la pénombre, la solitude et le silence. Est-ce que Madeleine se repent ? Est-ce qu’elle laisse la vie s’écouler lentement dans l’attente de quelque chose qui n’est pas là et qu’elle désire ? C’est ce que suggère la juxtaposition de l’œuvre avec un extrait de Stalker, le film de Tarkovski (un des plaisirs de l’exposition est ce dialogue entre des œuvres d’époques différentes qui vient empêcher les interprétations trop simples).

A partir du dix-huitième siècle, l’art du dépouillement et de la solitude se prolonge avec Chardin, puis Manet et Van Gogh, peintres de la beauté des choses ordinaires.

Vincent Van Gogh, La chambre de Van Gogh à Arles (1889)

La partie consacrée à la fin du 20e siècle et au 21e siècle est plus compliquée à résumer. Tantôt, le monde des choses abandonnées dans un monde vide est sinistre : artichauts de Giorgio de Chirico (Mélancolie d’une après-midi, 1913), chaussures dans le désert de la photographe Sophie Ristelhueber.

Sophie Ristelhueber, photographe de guerre. Chaussures dans le désert

Tantôt, les artistes jouent à déranger l’ordre des choses. Le porte bouteilles de Duchamp, repositionné, interroge la frontière entre art et industrie :

Duchamp. Le Porte-bouteilles

Meret Oppenheim s’amuse à assembler une queue d’écureuil en guise d’anse phallique et douce à prendre en main et un verre de bière mousseuse pour suggérer un écureuil bien érotique et Dali fait vivre sa nature morte dans un grand tableau où les objets s’envolent.  

Meret Oppenheim. L’Ecureuil
Dali. Nature morte vivante

Une œuvre de l’Américaine Nan Golding que je connaissais pour des photos crues de souffrances et d’extase, et qui apparaît ici apaisée et contemplative, prolonge avec délicatesse, les jeux de la nature avec la lumière.

Nan Goldin. 1er jour de quarantaine

L’exposition se termine par une scène de Zabriskie Point où un personnage d’Antonioni imagine une  gigantesque explosion détruisant une villa, les meubles, les objets, et les vêtements qu’elle contenait et la lente retombée des débris.

Des chemins de traverse

L’organisation chronologique est sans cesse dérangée par des questionnements transversaux. Ainsi le thème des influences et des emprunts, la Desserte de Matisse réinterprétant par exemple le tableau de Davidsz de Heem (personnellement, il me permet de m’intéresser à un art d’apparat qui m’aurait bien ennuyée, sinon).

Davidsz de Heems. Fruits et riche vaisselle sur une table (1640)
Henri Matisse, Nature morte d’après « La desserte » de Davidsz de Heem (1915)

« La bête humaine »

J’ai appris aussi à regarder autrement les nombreuses représentations d’animaux mis à mort et suspendus verticalement. Bien sûr le boeuf écorché de Rembrandt, mais aussi des trophées de chasse, le lièvre écorché de Chardin, le poulet de Ron Mueck, attaché par les pattes et pendu à un crochet comme une réminiscence d’un corps crucifié :

Chardin. Le Lièvre (vers 1730)
Ron Mueck. Le Poulet

Je ne mesurais pas l’omniprésence de la thématique de la violence exercée contre les animaux, ni l’angoisse que suscite le spectacle de l’agneau de Zurbaran prêt à être immolé, saisissant d’être détaché sur un fond noir, ou l’effet de la tête de bouc de Ribera, de la tête de mouton de Goya, de l’œil accusateur de la vache de Serrano, évoquant le sacrifice de Saint Jean-Baptiste, (explique le cartel de l’exposition).

Attribué à Jose de Ribera. Tête de bouc
Goya. Nature morte avec des côtes et une tête d’agneau
Andres Serrano. Cabeza de Vaca. 1984

Je ne savais pas qu’ils étaient si nombreux les peintres du meurtre des animaux. Voici encore la truite de Courbet d’autant plus tragique que le poisson est encore vivant, mais déjà perdu, et que ses dimensions inhabituelles font que nous contemplons notre mort en le regardant.

Juste avant l’asphyxie. La Truite de Courbet

Dans cette identification entre victimes animales et victimes sacrées, l’homme n’est qu’une victime de plus pour un Géricault hanté par la mort.

Membres amputés de condamnés exécutés

J’ai appris à repérer les objets qui passent d’un tableau à l’autre : couteaux placés à l’oblique pour donner de la profondeur à l’espace (ce qui fait qu’on ne s’étonne pas de le voir traverser la toile en volant chez Dali), ou asperges nouées en fagot, celles de Coorte bien avant celles de Manet célébrées par Proust.

Coorte. Les Asperges, 1697

J’apprends à observer les fonds : le noir permet à Juan Sanchez Cotan de projeter en avant les objets, de les faire surgir de la nuit jusquà les sortir du cadre.

Juan Sanchez Cotan, Nature morte au gibier, légumes et fruits (1602)

Au contraire, Chardin invente une harmonie chromatique, estompe les contours et construit une atmosphère tiède, malgré les signes d’un présent menacé, ce qu’annoncent la minuscule tache rouge de la braise dans le fourneau de la pipe, la mousse de la bière qui va s’évaporer.

Chardin. La Tabagie. Vers 1737.

Illusion ou reconstruction

On peut aussi lire l’exposition comme une hésitation entre la représentation des choses comme illusion et la présentation des choses comme reformulation. La belle armoire trompe-l’œil aux bouteilles et aux livres d’un médecin de 1470 en est un bel exemple,

 Nature morte aux bouteilles et aux livres (1470)

…. alors que de Cézanne à Matisse, les artistes tournent le dos aux images fidèles, s’émancipent de l’illusionnisme, creusent l’écart entre le monde et les signes, Cézanne montrant des arabesques des obliques, des sphères et non des pommes et des nappes. Matisse faisant basculer le plan horizontal de la table à la verticale.

Cézanne. La Table de cuisine (1888-1890)
Henri Matisse, Nature morte aux oranges (1912)

Mais cette opposition entre réalisme et reconstruction est une simplification. Bien avant que l’art du 20e siècle ne se détourne de la reproduction, Luis Egidio Melendez peignit avec beaucoup de minutie des pastèques d’une taille monstrueuse aux chairs rouges et offertes et les disposa dans un paysage d’orage… Fidélité réaliste ou scène onirique ?

Luiz Melendez, Pastèques et pommes dans un paysage (1771)

Le Musée de Montmartre

Communards et Versaillais

Depuis la station Barbès-Rochechouart, le chemin qui mène au sommet de la butte est bien raide. L’appellation Escalier du Calvaire, appelle inévitablement des plaisanteries sur ce nom… « Calvaire, oui, calvaire du piéton ! ».

Escalier du Calvaire

En haut de l’escalier, on est accueillis par le chat hilare qui couvre les murs des quartiers populaires de Paris, par un ours méditatif tenant un discours inspiré de Lao Tseu et par quelques dessins mêlant fantastique et géométrie. Une autre fois, je reviendrai pour voir si ces personnages se promènent ailleurs dans Montmartre.

Voici l’opulent Sacré Cœur. Dans mon enfance, ma famille, non sans arrière-pensée politique, raillait, cette « meringue indigeste » : c’est de Montmartre qu’était parti le mouvement de la Commune. L’insurrection avait éclaté le 17 mars 1871 pour empêcher le gouvernement de saisir les 171 canons qui défendaient la ville contre les Prussiens. La Commune avait d’abord été une réaction patriotique contre ceux qui pactisaient avec l’ennemi. Très vite, le gouvernement avait fui à Versailles et pendant environ deux mois, les Communards étaient restés maîtres de Paris où ils avaient installé un régime de souveraineté populaire avant d’être combattus et défaits… Or c’est dans le Nord-Est de Paris, à l’emplacement où les canons avaient été confisqués que devait être édifié le Sacré-Cœur. Même si le principe de la construction avait été décidé auparavant, ce monument énorme symbolisait la vengeance contre la ville rebelle et le retour de l’ordre moral. 150 ans après la chute de la Commune, on se réunit toujours au Mur des Fédérés en mémoire des derniers combattants massacrés par les « Versaillais ». Cette Mémoire blessée a fait hésiter la mairie de Paris jusqu’en 2022. Fallait-il vraiment inscrire la basilique à l’inventaire des monuments à protéger au risque de déclencher des affrontements (aujourd’hui, le Sacré-Cœur est inscrit, mais non classé et bénéficie d’une moindre protection) ?

Depuis longtemps, le nom des rues est supposé rétablir un peu d’équilibre : l’adresse du Sacré-Cœur, est le 35 rue du Chevalier-de-la- Barre, du nom d’un jeune homme de 19 ans exécuté en 1760 de façon atroce pour ne pas s’être découvert au passage d’une procession. Le square situé sous le Sacré-Cœur a reçu pour sa part le nom de Louise Michel, héroïne de la Commune et féministe optimiste qui rêvait d’égalité :

Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.

En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.

Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.

Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde ! Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars. (Mémoires. p. 103)

Aujourd’hui, la mémoire révolutionnaire des Communards a quasi disparu au profit du vernis esthétique qui recouvre le quartier. Les dix millions de touristes qui visitent Montmartre ont plutôt en tête les images du film Amélie Poulain et c’est cette beauté de carte postale qui inquiète les vieux Parisiens.

Des pavés, des pavés devenus patrimoniaux et non plus émeutiers mènent jusqu’au 12 rue Cortot.

Au 12 rue Cortot, le Musée de Montmartre

Notre visite au musée de Montmartre a eu lieu entre deux averses tièdes, délicieuses, qui ont rafraichi les jardins et réveillé l’odeur de l’herbe mouillée et des roses de septembre. C’est un des plus charmants musées de Paris par la grâce de trois beaux jardins presque campagnards avec des arceaux fleuris, des arbres sombres qui dominent la célèbre vigne plantée sur l’arrière de la butte.

Un des jardins Renoir. Au fond, le Château d’eau

Ces jardins ont reçu le nom d’Auguste Renoir qui séjourna deux ans rue Cortot avant de déménager en 1889, pour le Château des Brouillards.

La maison de la rue Cortot était délabrée, ce qui ne gênait nullement Renoir, mais par contre elle offrait l’avantage d’un grand jardin qui s’étendait derrière, dominant une vue magnifique sur la plaine Saint-Denis. (Jean Renoir 1981)

Il faut imaginer l’endroit, à la lisière de Paris, quand il était encore entouré de bicoques en ruine, avec le carré de vignes de Montmartre, et le Lapin Agile. Par cette journée estivale, c’est un havre de paix. On s’assied autour d’une des petites tables de jardin. On mange pour pas trop cher une salade de pâtes dont le nom « à l’italienne » promet davantage que le résultat : une plâtrée de pâtes avec trois feuilles de roquettes et de minuscules bouts de tomates et de jambon. Mais il fait bon ; on entend vaguement les bruits assourdis des conversations des tables voisines. On se sent loin.

Les vignes du Clos Montmartre, protégées des oiseaux et le Lapin Agile

Le musée est installé dans une bâtisse ancienne qui abrite une collection permanente dédiée au souvenir des années qui vont de 1870 à 1950. C’est le Paris imaginaire des Américains qui célèbrent le french Cancan et admirent les photos de Jane Avril  et d’Yvette Guilbert avec ses gants noirs (comme sur les dessins de Toulouse –Lautrec) dont les noms sont associés au Moulin Rouge.

Jane Avril
Yvette Guilbert

Une salle est dédiée au  théâtre d’ombres du cabaret du Chat Noir ainsi qu’aux dessins japonisants d’Henri Rivière :

Le logo du cabaret « Le Chat noir ». Adolphe Willette
Henri Rivière. Théâtre d’ombres (malheureusement les reflets rendent les images inphotographiables)

L’atelier-appartement de la belle Suzanne Valadon, modèle puis peintre, a été reconstitué. Elle y vivait avec son amoureux André Utter et son fils Maurice Utrillo plus célèbre qu’elle. Pour la première fois, je regarde vraiment un de ses tableaux. Je suis impressionnée par sa force. J’espère que le mouvement féministe lui vaudra davantage de reconnaissance.

Suzanne Valadon. Nu au miroir, 1909

Camoin, le fauve discret

Camoin a occupé un atelier dans cette demeure.

Vue depuis l’atelier de Camoin. Les coings

Quand nous sommes passés au musée, une exposition lui était consacrée. Même si celui qui se désignait comme un « fauve en liberté » est plutôt sage comparé à ses camarades, parcourir l’exposition, c’est voir des toiles dont la composition repose sur un jeu de couleurs sans clair-obscur. Un fauve donc !

Voici l’arrivée du printemps. Un printemps encore froid, mais qui convoque le bleu de la mer, le violet des collines, l’orangé du sol, éclairés par les jaunes, roses, verts des arbres en fleurs, et par un jaune acide qui suffit à vivifier l’ensemble.

Le Printemps. 1921. Collection particulière

Dans d’autres tableaux l’influence de Cézanne se sent peut-être trop…

Camoin. Les Baigneuses. 1912. Musée Granet à Aix-en-Provence

ou celle de Matisse

Portrait d’un jeune Marocain 1913

L’exposition a fait une place aux croquis que Camoin a faits pendant la guerre de 14-18 de ses compagnons de misère.

Portraits de camarades de combats

Il y a quelques très beaux tableaux. La Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez est bien à Camoin : à l’intensité des couleurs, il  préfère l’harmonie d’un ciel nuageux, d’une mer terne et de la voile du bateau, qui hésite entre le gris-rose et le gris-bleu.

Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez. 1925. Musée de l’Annonciade.

C’est la même recherche que l’on retrouve dans les Marocains dans une rue. Une large bande claire anime la couleur prune des collines reprise en plus sombre par l’ombre du premier plan, sans qu’il soit besoin de notes violentes. Après, il ne reste qu’à guider le regard par des lignes obliques, murs, groupes de personnages, pour aller du premier plan vers la profondeur du tableau. 

Marocains dans une rue. 1913. Collection particulière

En repartant, je me demandais si Camoin aurait aimé que son nom soit attaché à ce quartier, ou s’il aurait préféré rester un passant, car c’est une drôle d’identité que celle de Montmartre, avec toutes les couches de mémoire qui s’y superposent, Commune de Paris, catholicisme de la fin du 19ème siècle, Belle Epoque… Bien qu’il ait habité là, Camoin cherchait quelque chose de différent. Ses plus beaux tableaux substituent au paysage parisien les images d’une ville du bord de mer où se rencontrent le ciel, la terre et l’eau.

BRAIRE Jean, Sur les traces des communards. Guide de la Commune dans le Paris d’aujourd’hui, Paris, Les Amis de la Commune, 1988.

MICHEL Louise, 1886, Mémoires de Louise Michel (ch 9), F. Roy, libraire-éditeur (https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_de_Louise_Michel/Chapitre_IX)

NOËL Bernard, Dictionnaire de la Commune, 2 vol., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1978.

RENOIR  Jean, 1981, Pierre-Auguste Renoir, mon père, Gallimard.

https://archives.paris.fr/r/295/la-fin-de-l-experience-et-le-souvenir-de-la-commune/

https://archives.paris.fr/arkotheque/visionneuse/visionneuse.php?arko=YTo1OntzOjQ6ImRhdGUiO3M6MTA6IjIwMjItMDktMTAiO3M6MTA6InR5cGVfZm9uZHMiO3M6MTQ6ImV4cG9fdmlydHVlbGxlIjtzOjE2OiJ2aXNpb25uZXVzZV9odG1sIjtiOjE7czo0OiJyZWYxIjtzOjM6IjI5NSI7czo0OiJyZWYyIjtzOjM6Ijk0MCI7fQ==

Au musée Fesch d’Ajaccio, le « Maître de la fertilité de l’œuf »

Ajaccio est une ville agréable, un peu moins attachante que Bastia, mais qui possède un musée étonnant pour une île restée longtemps à l’écart d’une accumulation de richesses permettant à des mécènes d’émerger.

Au musée

Dans la chaleur étouffante de la canicule, les touristes avancent lentement le long de la rue Fesch : encore une fois les boutiques, les robes, les maillots de bains! Encore une fois se traîner harassés dans les commerces de souvenirs corses garantis d’Extrême-Orient, traverser la rue brûlante jusqu’à la boutique d’en face. Les conversations se réduisent à des « Vous avez vu cette chaleur ! C’est insupportable. Il n’a jamais fait si chaud ! Ça ne peut pas durer ! ». ».

Au musée Fesch, en revanche, la climatisation fait merveille et à travers les fenêtres tamisées, les silhouettes floues des grands navires qui s’élèvent au-dessus des immeubles retrouvent leur charme.

Les navires depuis la galerie du musée Fesch

Pourtant, il n’y a pas grand monde alors que le musée est un des plus grands de France. La passion – et la situation familiale- de Joseph Fesch, oncle de Napoléon et son aîné de six ans, (1763-1839) lui ont permis d’acquérir quelques milliers de toiles et de sculptures, italiennes pour l’essentiel. Joseph Fesch, chassé de Corse par les paolistes, était entré dans l’intendance militaire de l’armée d’Italie comme garde magasin, puis a été bientôt nommé commissaire des guerres par son neveu Bonaparte. Chaque armistice s’accompagne de lourdes contributions de guerre en argent ou en nature. Et c’est le commencement d’une fortune qui lui permet d’acquérir un hôtel particulier à Paris construit par Nicolas Ledoux et surtout d’amasser une prodigieuse quantité d’œuvres d’art. Par ailleurs, le cardinal s’est offert une fin paisible en défendant le pape contre son neveu.

Château de Fontainebleau. Portrait du cardinal Fesch

Le musée est connu pour ses primitifs italiens auxquels le cardinal s’est intéressé bien avant que ces peintres soient à la mode. Même si la collection a été largement dispersée après sa mort, il reste des merveilles du temps où la peinture ne se voulait pas encore le miroir de l’homme :

Mariotto di Nardo. La Pentecôte. Détail

J’aime ces personnages encore raides, ces tableaux où la géométrie des mains dit plus que l’expression des visages,

Niccolo de Tomasso. Mariage mystique de sainte Catherine entre saint Jean-Baptiste et saint Dominique (détail)

J’aime l’impression d’un écart qui se réduit entre le réel et sa représentation jusqu’aux lignes souples de Giovanni Bellini et de Botticelli.

Bellini. Vierge à l’enfant
Botticelli. Vierge à l’enfant soutenu par un ange. Détail

Maintenant, nous déambulons au milieu d’une enfilade de vierges à l’enfant. La thématique monotone de l’art chrétien du 17e me fatigue aujourd’hui, la douceur des visages de mères inclinés vers des bébés, sans parler des têtes de vieillards, apôtres, philosophes, évangélistes… se ressemblant toutes.

Et cette rhétorique pieuse qui souligne les leçons édifiantes par de grands gestes !

Index didactique si le fidèle est distrait

Enfin, j’arrive à un tableau un tableau qui m’arrache à l’art avec un grand A. Je ne sais plus s’il est bien ou mal peint. Je n’ai plus de repères tant il refuse l’art installé. Il néglige les conventions formelles (chromatisme sans nuance, formes aplaties, contre-plongée sans arrière-plan, composition symétrique) et surtout, il s’oppose aux sujets de l’époque.

L’Inappétence de la chouette ou La Tentation de la chouette

Deux groupes entourent une chouette perchée sur le rebord d’une assiette : à gauche, un chien monté sur une chaise lui tend peut-être de la viande piquée au bout d’une petite broche ; à droite, un chat, lui aussi juché sur une chaise qui sert d’escabeau branlant, rivalise avec le chien en offrant du pain ; en dessous, un oiseau se charge d’un verre de vin. Les têtes et les corps des animaux sont réalistes, bien que les pattes soient humanisées, ce qui leur permet de tenir fermement les fourches. D’autre animaux ont un rôle mystérieux. Un lapin contrôle les mouvements du chien à l’aide d’une corde et une sorte de lézard dirige l’oiseau, lui aussi entravé par une corde. Dans un coin, un autre lapin et une oie sont habillés. Quelles que soient les espèces, les animaux ont un air de famille. Leurs yeux fardés et leurs dos cerclés de noir unifient la composition.

Plus bas, trois nabots difformes. Sont-ils les ordonnateurs d’une cérémonie sacrilège d’offrande de nourriture ? Le nain de gauche menace le chien d’un balai. Les animaux ouvrent le bec ou la gueule pour haranguer la chouette, ou pour vanter la qualité des mets proposés.

L’Inappétence de la chouette

Et la chouette, bien au centre de la composition, la seule de face, qui nous regarde ? Elle n’est ni gaie, ni triste. Impavide.

J’approche :   c’est une œuvre du « Maître de la fertilité de l’œuf ». Cette désignation saugrenue réjouit, mais n’éclaire rien. Ce n’est pas une identité et il n’y a semble-t-il pas d’œufs dans l’œuvre exposée à Ajaccio.

Le message se dérobe. Tant de détails sont incompréhensibles : les deux groupes de tentateurs sont-ils complémentaires ou s’affrontent-ils et dans quel but ? Cette chouette qui ne succombe pas à la tentation, est-elle une incarnation de la sagesse, comme le voudrait son statut d’attribut d’Athéna ? L’oiseau est-il un précurseur d’une écologie radicale plaidant pour la sobriété ? Et pourquoi pas une incarnation déchristianisée et blasphématoire du Christ repoussant les offres du malin ?

Le secourable téléphone n’est pas d’un grand secours. Les historiens d’art ont souligné des affinités entre Jérôme Bosch, Brueghel, Pieter van Laer dit le Bamboche et ce peintre inconnu, leur héritier tardif, qui viendrait de Bologne. On lui attribue une quarantaine de tableaux loufoques dont la stylisation m’évoque les images de fêtes foraines, les premiers dessins animés ou les automates que l’on offre aux enfants.

J’ai eu beau essayer de l’écrire, l’image résiste aux mots. Elle est d’une efficacité symbolique redoutable au-delà de ce que je crois qu’elle « veut dire ». Comme dans un rêve, j’en éprouve immédiatement la force.

Bibliographie

Lyevins, Verdot et Bégat, 1842, Fastes de la légion d’honneur. Biographie de tous les décorés  […] tome 2,https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi5l9qNsN35AhWahM4BHX4HC1MQFnoECBMQAQ&url=https%3A%2F%2Fgallica.bnf.fr%2Fark%3A%2F12148%2Fbpt6k39277w.texteImage&usg=AOvVaw1neuf08i_DRI_sVe47LJhX

Sur une œuvre du même peintre conservée à Dôle :

Napata et ses rois nubiens à la conquête de l’Egypte

L’exposition Napata du Louvre a le grand intérêt de montrer les liens étroits de l’Egypte et du royaume de Kouch (situé en Nubie, l’actuel Soudan), liens commerciaux, culturels et guerriers. Elle s’inscrit donc dans le mouvement critique du discours européen qui a minoré l’apport des Africains à l’histoire universelle.

La 25ème dynastie (-720, -663)

Des siècles de domination égyptienne sont évoqués par exemple par des tablettes où des captifs noirs, plume d’oiseau fichée dans la chevelure, défilent, garrotés par le cou, devant le pharaon.

Nubien prisonnier. Musée du Louvre

Peu à peu, le royaume de Nubie devient indépendant et attaque à son tour l’Égypte. Le roi de Napata, Piânkhy, et son frère et successeur, Taharqa, parviennent à unifier le Soudan et l’Égypte et créent la 25e dynastie. J’ai suivi l’épopée guerrière de ces Africains qui, pendant 50 ans, ont régné sur les deux royaumes (à l’exception du delta du Nil) avant d’être défaits par les Assyriens. Les statues monumentales de Doukki Gel (au nord du Soudan) témoignent de l’importance de cette civilisation égypto-africaine : l’exposition présente les copies des représentations monumentales de 7 souverains du royaume kouchite qui avaient été brisées, ensevelies, et sont restées cachées jusqu’à leur redécouverte en 2003.

Les commissaires ont choisi également d’évoquer le rôle des égyptologues, et même l’opéra Aïda, auquel l’archéologue Mariette a contribué, tant pour les costumes que pour le scénario qui met en scène les amours contrariés d’une princesse éthiopienne captive et d’un général égyptien. Ils montrent aussi le magnifique travail de Michel Ocelot  autour de son film d’animation Pharaon (un pharaon kouchite), le Sauvage et la Maitresse des Roses.

Cinq statues

Mais je viens au Louvre moins pour m’instruire que pour m’abandonner à la séduction qu’exercent sur moi quelques œuvres. N’est-ce pas la force des expositions d’ajouter de nouvelles images aux images qui nous accompagnent tout au long de la vie ?

La petite statuette du roi Taharqa (19cm) agenouillé devant le faucon sacré, qui sert d’affiche à l’exposition, est certainement une des plus belles œuvres présentées.

Taharqa faisant l’offrande du vin au dieu faucon Hemen (Musée du Louvre)

… ainsi que la déesse-vautour, protectrice du royaume du Sud, sculptée dans un granit gris, avec son bec extrêmement dur et ses ailes prêtes à se déployer quand se présentera une proie.

Statue de  Nekhbet, déesse vautour protectrice du pharaon et de la royauté du Sud (Oxford)

La sculpture monumentale d’un bélier réunit tout ce que j’aime de l’Egypte ancienne, la maîtrise des formes et des matériaux et, à travers ces couples formés d’un homme et d’un animal, les images énigmatiques du divin dans un temps où les animaux étaient puissants et les héros des nains blottis entre leurs pattes.

Le Bélier d’Amon protégeant un Aménophis III tout petit (Berlin)

Bec de vautour, cornes de bélier enroulées contre l’oreille, gueules béantes des fauves… peuvent anéantir des hommes pas plus grands que des enfants sauf si la force s’inverse en protection.

Une fois de plus, nous regardons, subjugués, les dieux égyptiens à tête d’animaux, Horus dieu- faucon, Sekhmet la lionne, protectrice du pouvoir royal, ou encore Thot, à tête d’Ibis ou de babouin (ici représenté par un babouin paumes levées, adorant le disque solaire). Ces représentations sont contradictoires, troublantes. Elles tournent le dos à la recherche du trompe l’œil qu’a si longtemps poursuivi l’art occidental, et imposent des mélanges « impossibles ». Et pourtant, elles le font de façon « réaliste ». Personne n’hésite à reconnaître les animaux. On identifie au premier coup d’œil le mufle du babouin. Les descriptions savantes résolvent ce paradoxe en invitant à ne pas voir l’animal dans les statues, seulement le système théologique abstrait qu’il est chargé d’incarner. Ainsi le babouin ne serait qu’un symbole de l’écriture et des sciences. Cependant, n’en déplaise aux spécialistes de la religion, la représentation impose la présence de l’animalité, la nature mixte des dieux, avec sa part humaine et sa part divine (ce que dit le livre de Françoise Dunand et Roger Lichtenberg). Le vérisme est si fort que les statues de quatre babouins, accolées primitivement à la base de l’obélisque de la Concorde, ont choqué le roi Louis-Philippe qui les a trouvées trop indécentes, avec leur sexe bien visible, pour orner la place

Nous passons parfois la nuit dans les rêves la frontière « infranchissable » qui nous sépare des animaux. L’art égyptien révèle à sa manière la fragilité de ces séparations et oblige à percevoir la présence de l’Autre dans le règne humain.

Thot à tête de singe

J’évoquerai encore une statuette d’Isis allaitant Horus. Les deux personnages sont raides. La mère est massive, sa position assise ajoutant à sa dignité. Elle ne semble pas participer sentimentalement à la scène et son léger sourire ne s’adresse même pas à l’enfant sur ses genoux. (D’ailleurs la déesse n’allaite pas encore ; elle pince son sein entre ses doigts pour en faire jaillir le lait).

Cette statue n’est pas « jolie », mais elle m’a rappelée les innombrables représentations de mères qui donnent le sein. Les Vierges du lait du Moyen Age, la Vierge au sein rond de Fouquet, les jeunes femmes de Renoir et de Picasso me viennent à l’esprit… La statue d’Isis et de son fils Horus diffère par bien des aspects de ces œuvres qui ont  presque codifié l’inclinaison tendre du cou de la mère, la main minuscule de l’enfant posée sur le sein. Mais les aspects essentiels sont là. La mère universelle offre le lait vital à l’enfant et cette scène ne cesse de faire retour dans l’histoire de la peinture.

Maternité. Picasso 1905

http://ressources.louvrelens.fr/EXPLOITATION/oeuvre-n-383.aspx

Dunant, Françoise et Roger Lichtenberg, 2005, Des animaux et des hommes, Une symbiose égyptienne, Monaco, Editions du Rocher.

Chiharu Shiota. Entre les fils

Carte blanche au musée Guimet (jusqu’au 6 juin 2022)

Living Inside

Des milliers de cordelettes rouges tombent d’un chapiteau et forment un rideau qui tient le spectateur à l’extérieur d’un espace aménagé sur une estrade circulaire. Entre les fils, on voit une accumulation de modèles réduits de meubles, sur lesquels sont posés les petits objets du quotidien, théières assiettes, téléviseur miniaturisés, tous ligotés et reliés les uns aux autres..

L’artiste japonaise a expliqué qu’elle évoquait ainsi  le cocon du confinement. Son prisonnier (sa prisonnière plutôt, car l’univers représenté est plutôt féminin) est captive d’un espace domestique saturé de modèles réduits de meubles, sur lesquels sont posées les petits objets du quotidien, théières, assiettes, téléviseur.

Laissons de côté les reproches d’une évocation d’un monde privilégié. Bien sûr, ceux qui se sont entassés à cinq dans 30 mètres carrés et ceux qui n’ont pas pu se confiner parce qu’ils travaillaient dans des supermarchés ou des hôpitaux, ou qui s’épuisaient à constater qu’ils n’avaient pas une minute à consacrer aux vieux des EHPAD confiés à leurs soins… trouvent que c’est là l’image d’un confinement de luxe.

Cependant, comme si la plasticienne se confondait avec un spécialiste de la micro-sociologie de l’enfermement, elle nous parle de ce que le covid a fait à beaucoup de vies urbaines.

A la différence du discours des sciences humaines cependant, le message est ambigu. Exil, ou bien repli ? Le mur de cordes est l’image d’une séparation douloureuse pour ceux qui étaient en train de tisser les fils d’amour et d’amitié que la crise a cruellement rompus ; cependant le mur a tracé un cercle protecteur autour d’un sanctuaire plein d’objets prêts à servir des recluses heureuses d’être protégées des tensions de la vie. Le chaos du monde reste à l’extérieur. Le virus n’entre pas dans cette bulle qui rappelle le temps où, petites filles, elles jouaient à la dînette cachées sous la nappe de la table de la salle à manger.

C’est au regardeur d’achever ce que la plasticienne commence et de trouver en lui le sens des images. Je ne dois pas être la seule que l’accumulation d’objets dans un espace sans présence humaine met mal à l’aise. Quels liens  pourront encore se tisser si la théière ne sert plus à préparer le thé pour le visiteur ?

Deux robes d’enfant

Ailleurs dans le musée, deux robes d’enfants sont emprisonnées dans une cage couverte d’une sorte de grande toile d’araignée faite de fils noirs entrelacés. Est-ce le passage au noir et blanc qui en fait une image du temps … ou bien la lumière, mélange d’ombre et de blancheur qui ne laisse apercevoir que des images voilées ?

C’est pour moi un rêve du passé où je sais que ce que je vois n’est qu’un cauchemar. Les vrais enfants ont été mangés par le temps. Des sœurs. La grande et la petite qui s’ennuyaient devant le jardin. On leur avait dit de rester tranquilles pour ne pas salir leurs robes. Le temps les a dévorées. Ou bien l’araignée qui les a vidées de leur substance ne laissant qu’une enveloppe translucide.

Selon l’humeur, l’image tisse des liens avec des souvenirs oubliés, restitue une vérité perdue, ou fait durement éprouver la perte d’enfants dont la vie a été détruite.