Les Choses. Une formidable exposition au Louvre

12 octobre 2022 – 23 janvier 2023

Vous n’êtes pas allés voir la grande exposition du Louvre, Les Choses. Une histoire de la nature morte. Les natures mortes vous ennuient. Vous avez tort de vous abstenir.

Ni naturelles, ni mortes

La commissaire, Laurence Bertrand Dorléac, refuse d’ailleurs la notion de nature morte (il est dommage que le sous-titre réintroduise de l’ambiguïté) et son exposition multiplie les exemples d’œuvres où les objets ne sont ni morts, ni endormis, au risque (mais est-ce un problème ?) de rendre incertaines les frontières du genre. C’est notre rapport aux choses qu’interrogent les œuvres rassemblées, qui vont des tableaux aux sculptures et aux extraits de films. Une phrase de Victor Hugo affichée au seuil de la première salle avertit : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue ».

Je me suis parfois perdue dans un propos complexe, en particulier dans la première salle où voisinent le grave et le burlesque, l’ancien et le contemporain : La Madeleine de la Tour, un extrait de Tarkovski, mais aussi L’Epouvantail de Buster Keaton que reprend Spoerri dans Le Repas hongrois, nature morte faite d’assiettes et de reliefs de repas collés à la verticale. Mais je préfère errer dans le labyrinthe des œuvres commentées selon plusieurs plans, et jouir de la multiplicité des pistes ouvertes que de suivre un parcours uniquement chronologique.

Une histoire en 15 séquences chronologiques et thématiques

La chronologie sert cependant d’axe principal à une réflexion sur l’art occidental (quelques œuvres venues d’autres continents ne sauraient compenser le cantonnement à l’art européen) : on part de l’héritage antique, où l’on observe des thématiques qui se maintiendront comme la tête de mort encadrée par la couronne d’un roi et par la besace d’un mendiant, rappel de la vanité des biens terrestres.

Memento Mori (Mosaïque de Pompéi)

Puis vient le Moyen-Age et les objets symboliques de la foi. Ce ne sont pas des objets qui sont peints, mais des choses qui signifient et renvoient obstinément à la lecture chrétienne des œuvres. Les lys et les iris associés à la Vierge sont connus, mais je n’avais pas remarqué les deux oranges que Rogier Van der Weyden (1435-1440) place sur le manteau de la cheminée dans son Annonciation et qui sont, explique le cartel, une allusion au péché originel que rachètera le Christ puisque les oranges se disent pommes de Chine en néerlandais.

Les pommes de Chine de l’Annonciation de Van der Weyden

Accumulation, prédation

Vient ensuite le triomphe de la consommation avec les étals des marchés, les fleurs, ainsi que les collections amoncelées que présentent les peintres à partir du milieu du 16e siècle. L’abondance excessive est joyeuse, même si elle relègue les hommes aux marges des choses.

Snyders. Nature morte aux légumes 1610 (avec deux silhouettes de laboureurs à l’arrière-plan)
Une scène de genre : le Marché aux poissons de Joachim Beuckelaer 1570  où les marchands prennent eux-mêmes les teintes des tranches de thon. Tout au fond, en grisaille, La pêche miraculeuse.
Anne Vallayer-Coster. Coquillages : l’âge des collections

Mais l’opulence peut inquiéter. Au milieu des tables chargées de victuailles ou de bouquets floraux, Van Aast cache des mouches, libellules, papillons, lucanes et autres lézards qui troublent la sérénité de la scène de leur présence importune. Ils nous renvoient de manière métaphorique à la destinée humaine en suggérant le pourrissement, la putréfaction inéluctables.

Balthasar Van den Aast, Fruits et coquillages (Détail). Avant le pourrissement

Cette section rejoint la critique actuelle de l’hyper-consommation et de l’avidité capitaliste, ce que dit explicitement le titre de la séquence Accumulation, échange, marché, pillage. Le questionnement était aussi celui des contemporains et c’est ce qu’annonçait dès l’entrée La Madeleine à la Veilleuse de Georges de la Tour. La clarté limitée vient frapper le visage de la sainte et sa main qui repose sur un crâne. Les objets posés devant elle sur la table sont rares, deux livres, un fouet, un crucifix. La fragilité de la flamme est un rappel de la fragilité de l’existence humaine.  La Tour peint la pénombre, la solitude et le silence. Est-ce que Madeleine se repent ? Est-ce qu’elle laisse la vie s’écouler lentement dans l’attente de quelque chose qui n’est pas là et qu’elle désire ? C’est ce que suggère la juxtaposition de l’œuvre avec un extrait de Stalker, le film de Tarkovski (un des plaisirs de l’exposition est ce dialogue entre des œuvres d’époques différentes qui vient empêcher les interprétations trop simples).

A partir du dix-huitième siècle, l’art du dépouillement et de la solitude se prolonge avec Chardin, puis Manet et Van Gogh, peintres de la beauté des choses ordinaires.

Vincent Van Gogh, La chambre de Van Gogh à Arles (1889)

La partie consacrée à la fin du 20e siècle et au 21e siècle est plus compliquée à résumer. Tantôt, le monde des choses abandonnées dans un monde vide est sinistre : artichauts de Giorgio de Chirico (Mélancolie d’une après-midi, 1913), chaussures dans le désert de la photographe Sophie Ristelhueber.

Sophie Ristelhueber, photographe de guerre. Chaussures dans le désert

Tantôt, les artistes jouent à déranger l’ordre des choses. Le porte bouteilles de Duchamp, repositionné, interroge la frontière entre art et industrie :

Duchamp. Le Porte-bouteilles

Meret Oppenheim s’amuse à assembler une queue d’écureuil en guise d’anse phallique et douce à prendre en main et un verre de bière mousseuse pour suggérer un écureuil bien érotique et Dali fait vivre sa nature morte dans un grand tableau où les objets s’envolent.  

Meret Oppenheim. L’Ecureuil
Dali. Nature morte vivante

Une œuvre de l’Américaine Nan Golding que je connaissais pour des photos crues de souffrances et d’extase, et qui apparaît ici apaisée et contemplative, prolonge avec délicatesse, les jeux de la nature avec la lumière.

Nan Goldin. 1er jour de quarantaine

L’exposition se termine par une scène de Zabriskie Point où un personnage d’Antonioni imagine une  gigantesque explosion détruisant une villa, les meubles, les objets, et les vêtements qu’elle contenait et la lente retombée des débris.

Des chemins de traverse

L’organisation chronologique est sans cesse dérangée par des questionnements transversaux. Ainsi le thème des influences et des emprunts, la Desserte de Matisse réinterprétant par exemple le tableau de Davidsz de Heem (personnellement, il me permet de m’intéresser à un art d’apparat qui m’aurait bien ennuyée, sinon).

Davidsz de Heems. Fruits et riche vaisselle sur une table (1640)
Henri Matisse, Nature morte d’après « La desserte » de Davidsz de Heem (1915)

« La bête humaine »

J’ai appris aussi à regarder autrement les nombreuses représentations d’animaux mis à mort et suspendus verticalement. Bien sûr le boeuf écorché de Rembrandt, mais aussi des trophées de chasse, le lièvre écorché de Chardin, le poulet de Ron Mueck, attaché par les pattes et pendu à un crochet comme une réminiscence d’un corps crucifié :

Chardin. Le Lièvre (vers 1730)
Ron Mueck. Le Poulet

Je ne mesurais pas l’omniprésence de la thématique de la violence exercée contre les animaux, ni l’angoisse que suscite le spectacle de l’agneau de Zurbaran prêt à être immolé, saisissant d’être détaché sur un fond noir, ou l’effet de la tête de bouc de Ribera, de la tête de mouton de Goya, de l’œil accusateur de la vache de Serrano, évoquant le sacrifice de Saint Jean-Baptiste, (explique le cartel de l’exposition).

Attribué à Jose de Ribera. Tête de bouc
Goya. Nature morte avec des côtes et une tête d’agneau
Andres Serrano. Cabeza de Vaca. 1984

Je ne savais pas qu’ils étaient si nombreux les peintres du meurtre des animaux. Voici encore la truite de Courbet d’autant plus tragique que le poisson est encore vivant, mais déjà perdu, et que ses dimensions inhabituelles font que nous contemplons notre mort en le regardant.

Juste avant l’asphyxie. La Truite de Courbet

Dans cette identification entre victimes animales et victimes sacrées, l’homme n’est qu’une victime de plus pour un Géricault hanté par la mort.

Membres amputés de condamnés exécutés

J’ai appris à repérer les objets qui passent d’un tableau à l’autre : couteaux placés à l’oblique pour donner de la profondeur à l’espace (ce qui fait qu’on ne s’étonne pas de le voir traverser la toile en volant chez Dali), ou asperges nouées en fagot, celles de Coorte bien avant celles de Manet célébrées par Proust.

Coorte. Les Asperges, 1697

J’apprends à observer les fonds : le noir permet à Juan Sanchez Cotan de projeter en avant les objets, de les faire surgir de la nuit jusquà les sortir du cadre.

Juan Sanchez Cotan, Nature morte au gibier, légumes et fruits (1602)

Au contraire, Chardin invente une harmonie chromatique, estompe les contours et construit une atmosphère tiède, malgré les signes d’un présent menacé, ce qu’annoncent la minuscule tache rouge de la braise dans le fourneau de la pipe, la mousse de la bière qui va s’évaporer.

Chardin. La Tabagie. Vers 1737.

Illusion ou reconstruction

On peut aussi lire l’exposition comme une hésitation entre la représentation des choses comme illusion et la présentation des choses comme reformulation. La belle armoire trompe-l’œil aux bouteilles et aux livres d’un médecin de 1470 en est un bel exemple,

 Nature morte aux bouteilles et aux livres (1470)

…. alors que de Cézanne à Matisse, les artistes tournent le dos aux images fidèles, s’émancipent de l’illusionnisme, creusent l’écart entre le monde et les signes, Cézanne montrant des arabesques des obliques, des sphères et non des pommes et des nappes. Matisse faisant basculer le plan horizontal de la table à la verticale.

Cézanne. La Table de cuisine (1888-1890)
Henri Matisse, Nature morte aux oranges (1912)

Mais cette opposition entre réalisme et reconstruction est une simplification. Bien avant que l’art du 20e siècle ne se détourne de la reproduction, Luis Egidio Melendez peignit avec beaucoup de minutie des pastèques d’une taille monstrueuse aux chairs rouges et offertes et les disposa dans un paysage d’orage… Fidélité réaliste ou scène onirique ?

Luiz Melendez, Pastèques et pommes dans un paysage (1771)

4 réflexions sur “Les Choses. Une formidable exposition au Louvre

  1. J y suis allé hier et lire ton article ne facilite pas la rédaction de mon billet. Comme d’habitude tu fais une chronique tellement précise et complète que je n aurais pas grand chose à ajouter. Plutôt à retirer d’ailleurs ces tableaux d’animaux morts de tête coupées qui me revulsent.

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    • Ah Myriam, il te reste au moins tout ce dont je n’ai pas parlé… Je pense par exemple à une séquence grinçante avec des collecteurs d’impôts, une fille qui crache des pièces d’or, etc… très anticapitaliste ! Et puis des tableaux que pourtant j’aime beaucoup (je pense par exemple à Louise Moillon) Mais je suis sûre que tu as tes favoris ! Je n’aime sans doute pas beaucoup les animaux morts, mais j’ai été secouée par la force du propos.

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  2. Bonjour Sonia, Encore une belle expo où je ne pourrais y mettre les pieds ! Pourquoi Paris n’est-il pas situé en Provence ? La plaine de La Crau est assez vaste et vide pour y mettre des millions de gens pressés, de bouchons enfumés de véhicules ronronnant, et du CO2 en pagaille !
    Heureusement vous êtes là ! et bravo pour ce billet très intéressant et très détaillé ! merci beaucoup !
    « Les Choses. Une histoire de la nature morte » comme titre n’était pas un bon choix, comment peux-t-on apparenté un rince-bouteilles suspendu par un pseudo artiste, Duchamp, à cette tête de vache à l’œil accusateur de Andres Serrano ? La chambre de Van Gogh a-t-elle un soupçon de similitude de genre avec La Truite de Courbet ? Une chose peut-elle être un animal, fût-il mort ? Mais il est vrai que le terme Nature Morte regroupe tout cela sans distinction.

    Cela étant dit, cette expo est sublime et vos commentaires tellement enrichissants et justes ! j’y retourne. Merci encore 🙂

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    • Aïe, aïe, a>ïe ! Je pensais de temps à autres que ce serait bien de prendre un café ensemble et j’ai laissé le temps passer jusqu’à votre départ en Provence. Restent les petits billets qui permettent de fabriquer une communauté de regardeurs…
      Moi, j’aime bien le titre de l’expo qui ressemble aux propos de la commissaire dans des cartels soujours pertinents : parler de la vie sociale des choses + de la façon dont elles parlent de l’absence… et multiplier les rapprochements entre les siècles. Bref ! Ouvrir les fenêtres du Louvre

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