Salons de musique parisiens

Le concert privé

Un mail donnait l’adresse de l’immeuble et le code de l’appartement. Je n’ai hélas pas eu le temps de m’attarder dans le hall, d’admirer les marbres polychromes, les fresques, le petit amour porte-torche. A l’étage, le propriétaire a ouvert la porte, nous a accueillis en souriant et nous a fait part de l’endroit où nous pourrions trouver sa femme. « Elle vous attend au salon ».

Hall d’immeuble

Le salon-salle à manger doit bien faire 100 mètres carrés : on pourrait y installer un petit orchestre sans que l’auditoire soit trop près des musiciens. Les invités sont assis sur des sièges bien alignés réservés aux concerts. Le fond est occupé par un Steinway posé contre un papier peint qui reproduit une vue de Venise. Pas de murs chargés de portraits de famille, mais quand même un joli portrait d’une dame en rose.

Ce lieu convenait admirablement à la sonate numéro 1 pour violoncelle et piano de Brahms et aux 5 pièces dans le ton populaire de Schumann interprétées par Etsuko Hirose, la pianiste, et Guillaume Martigné, le violoncelliste. Dans les salles de concert, la musique vient de loin alors que dans ce salon, le public était entouré par le son tout proche. Les vibrations des instruments ajoutaient encore à la magie du jeu à deux quand, avant même l’attaque, on voyait les respirations s’accorder ; à la magie de l’écriture musicale où le piano luttait avec le violoncelle, l’opposition des deux instruments devenant encore plus spectaculaire avec le jeu virtuose ; à la magie du moment où on pouvait croire que les âmes s’étaient envolées derrière les paupières closes des musiciens.

Guillaume Martigné en concert

Quelquefois, des concerts privés ont lieu au printemps et par les fenêtres ouvertes entrent les parfums de merveilleux jardins. Les générations se mêlent. Même les très petits enfants écoutent.

Louise Tchalik. 2023
Concert à Fontenay-aux-Roses

La musique de chambre dans les salons du 19e siècle

Bien sûr, le phénomène de la musique en privé n’est pas neuf. Sous l’Ancien Régime on a fait de la musique de chambre chez les rois (Les musiciens de la chambre étaient les musiciens attachés à la chambre du roi, c’est-à-dire à ses appartements privés, bien distincts des musiciens qui composaient pour l’église ou pour les spectacles équestres). Des musiciens étaient aussi rattachés aux hôtels particuliers de nobles ou d’amateurs fortunés. 

Au 19e siècle encore, l’État qui n’avait pas mis en place de véritable politique musicale, se reposait sur les gens du monde qui invitaient des amateurs à écouter chez eux des musiciens.

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Pendant la Belle époque, les salons les plus réputés sont ceux de Winnareta de Polignac (héritière des machines à coudre Singer qui a épousé un prince de Polignac, heureux de refaire sa fortune). Bonne musicienne, elle soutient la création contemporaine, commande à Stravinsky, Satie ou Falla des œuvres destinées à être interprétées dans son hôtel particulier. Chez la comtesse Élisabeth Greffuhle, on entend Wagner, Mahler ou Schoenberg ; chez Marguerite de Saint-Marceaux qui servit un peu de modèle à Madame Verdurin, on rencontre Chausson, Lalo, Vincent d’Indy, Paul Dukas, Ravel, Pierre Louÿs, Debussy, Fauré.  Au 31 rue de Monceau, règne Camille Saint-Saëns ; Madeleine Lemaire défend aussi Reynaldo Hahn qui deviendra l’un de ses plus proches amis.

Les maîtresses de maison se font la guerre pour rassembler les invités et les artistes les plus élégants. Proust a raillé la lutte que mène Madame de Saint-Euverte pour attirer dans son salon le plus grand nombre possible de personnes connues : « En réalité, Mme de Saint–Euverte était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. » (Sodome et Gomorrhe)

Souvent les femmes invitées ont à cœur d’étaler vêtements et parures éblouissantes, et les hommes viennent en habit. Mme de Saint-Marceaux est une exception, qui insistait pour qu’on ne s’habillât point. Venir en tenue de travail constituait une preuve d’élégance et de distinction. (Myriam Chimènes 2004)  

Donc rien de neuf ? La musique « de salon » continuerait aujourd’hui les pratiques des personnages de Proust.

Des musiciens en exil

Il me semble pourtant que la pratique des concerts à la maison explose en ce moment. Je vais parfois dans des endroits où il suffit de pouvoir entasser une cinquantaine de personnes. Dans les appartements slavisants, j’ai ainsi rencontré des Russes qui ont fui quand Poutine a attaqué l’Ukraine, et qui fraternisent avec des membres de la diaspora géorgienne ou ukrainienne. Tous se rassemblent par amour de la musique, mais aussi pour parler leurs langues, se sentir vivants, se désoler de l’emprise de Poutine sur la société russe.

Les murs du salon, la cheminée, les guéridons sont pleins des témoignages d’une vie d’amitié, de maison ouverte, de souvenirs de voyage, de cartes postales et d’invitations auxquelles il est urgent de répondre. Dans les coins, il y a des amoncellements de livres et de journaux.

Boris et Micha Kiner

A la fin du programme, le dernier accord éteint, on range les chaises, on installe une table, vite assiégée par les invités à qui le récital a donné terriblement faim et soif.

Et les musiciens ? Les exilés, privés de leurs conservatoires, de leurs salles de concert, sont heureux de pouvoir partager de la musique bien qu’ils soient obligés de courir ces salons où ils jouent pour des sommes dix fois inférieures à leur rémunération d’avant. Trop heureux s’il y a de la joie partagée. Comme la salle n’est pas plongée dans l’obscurité, ils voient les fronts se plisser si une œuvre est désarçonnante. Les interprètes les plus prudents glissent dans le programme quelques morceaux connus de tous. Au plaisir de la musique s’ajoute pour l’assistance le souvenir du temps où des enfants sages devenus des vieilles dames prenaient des cours de piano et massacraient cette chaconne de Bach, où des adolescents devenus de vieux soixante-huitards dansaient sur ce tango de Piazzolla !

Le moment difficile est le moment où l’organisatrice du concert pose un chapeau sur le piano. « N’oubliez pas de donner quelque chose si le concert vous a plu ! » Des gens se lèvent et ouvrent leur porte-monnaie pour déposer 10 euros (moins qu’une place de cinéma), rarement 20 ou 30. D’autres évitent même cette partie du salon. « Ah bon, c’est payant ? »  et s’esquivent vers le buffet.

« J’ai renoncé à écrire participation libre sur mes invitations. J’avais trop honte quand je voyais des dames élégantes mettre un ou deux euros Aujourd’hui, je précise que la place coûte 20 euros ou plus si on le souhaite », m’a dit une de ces organisatrices bénévoles.

Myriam Chimènes 2004, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard.

Les cachous

Une boite de Cachous

Ma grand-mère, quand elle venait me dire bonsoir, me donnait un bout de réglisse pour me donner le courage d’affronter la nuit glaciale de la Lorraine où l’on m’avait envoyée pour me guérir de mes bronchites permanentes.

Cet hiver là, il faisait -17°. Seule la cuisine de son appartement, où nous passions la soirée, quand je revenais de l’école, était chauffée. Au moment du coucher, ma grand-mère ouvrait grand la fenêtre de ma chambre, pour faire entrer « le bon air des Vosges ». De fait, l’air sec ne m’a pas rendue malade.

Mais j’avais froid dans le lit, malgré la triple épaisseur de lourds édredons. (« Trois comme les princesses, disait ma grand-mère »), froid tous les soirs malgré la bouillotte que je poussais centimètre après centimètre pour réchauffer mes pieds gelés, jusqu’à pouvoir enfin m’étendre sur le matelas.

Et il fallait apprivoiser la séparation jusqu’au matin. Quand elle refermait la porte et que j’étais plongée dans des ténèbres chargées d’ombres, le goût puissant de réglisse restait dans ma bouche longtemps comme un remède contre l’angoisse de l’abandon et l’inconfort de la chambre.

Plus tard, l’épicier du coin vendait des lacets de réglisse que j’ai essayés sans retrouver le goût puissant des bonbons de ma grand-mère.

Enfin, les Cachous Lajaunie qu’une publicité efficace venait de mettre à la mode sont arrivés dans notre supermarché. Je devais avoir une quarantaine d’années. Ce ne fut pas seulement le plaisir du goût retrouvé, ce fut un fil qui me reliait à l’ombre de ma grand-mère, aux nuits d’hiver où elle voulait me consoler d’être loin de ma famille (ce qui était plus difficile le soir, elle le savait bien).

Les Cachou Lajaunies qui ont permis ces retrouvailles avec le passé englouti de l’hiver vosgien ont brusquement disparu. J’ai acheté les derniers cet été, oubliés dans un magasin.

Le lent déclin des petits commerces

Je retrouve le quartier, les commerçants qui montrent que je suis une cliente qu’ils ont plaisir à voir, mais petit à petit, inexorablement, les commerces de proximité ferment. « Le petit » épicier arabe qui m’a parfois dépanné le soir a perdu sans doute la lutte contre le supermarché depuis que les caisses automatiques permettent de l’ouvrir toute la nuit.

Paris où l’on fait tranquillement ses courses à pied, me semblait un peu protégé de la concurrence des zones commerciales, mais internet et les livreurs à domicile sont redoutables. Le magasin d’articles de sport dont la vitrine est murée depuis plus d’un an peine à trouver un repreneur.

Ancienne vitrine d’Intersport

C’est fini aussi pour le traiteur qui faisait des plats délicieux, m’avait dit une amie !

Rue du Rendez-vous

En face, le magasin de jouets d’enfants en bois est vide, comme sont vides les boutiques de prêt à porter qui vendent forcément beaucoup plus cher que les marques chinoises.

Paris dans le mélange des langues

Pendant la semaine passée à Avranches, j’ai entendu parler français. De retour à Paris, je retrouve un bain de langues, un peu déconcertant parfois. Il y a évidemment, l’anglais, les langues asiatiques, l’espagnol et l’italien des touristes qui trainent leurs valises à roulettes à la recherche de leur location de vacances. Il y a aussi les langues africaines des ouvriers et des nounous, ou l’arabe des commerçants du marché. Bien sûr, le portugais des copines de ma concierge de l’immeuble. Maria m’a pourtant raconté qu’on se moquait de son accent quand elle revient au pays pour les vacances. Paris parle étranger. Parfois cela ne va pas sans malentendu. Je n’ai pas réussi à m’entendre avec un vendeur vietnamien qui croyait que je l’interrogeais sur la quantité de nems que je désirais acheter, alors que je demandais le prix à la douzaine.

Parfois, des amis s’inquiètent des langues que les Parisiens parleront dans 30 ans !

Bien sûr, tout au long de l’histoire, Paris, ville-monde a été un creuset de langues ce que raconte fort bien le livre de Gilles Siouffi, sous le joli titre de Paris Babel.

L’italien de la cour s’est ainsi renforcé après le mariage de Catherine de Médicis avec Henri II. On ne compte plus alors les mots qui pénètrent le français, que ce soit dans le domaine de la guerre  (alarme, escarmouche, cartoucheattaquer, etc.), de la finance (banque de banca  comptoir de vente banqueroute, crédit, faillite, etc.), de la peinture (coloris, profil, miniature), de la musique (cantatrice, concerto, adagio), de l’architecture (belvédère, appartement, balcon, chapiteau, etc.).  Cette importation massive a été moquée par les grammairiens du 16e . Henri Estienne (1528-1598), un imprimeur protestant érudit, raille le jargon de la cour dans un pamphlet célèbre, Deux dialogues du nouveau français italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps. De plusieurs nouveautez qui ont accompagné ceste nouveauté de langage. De quelques courtisianismes modernes et de quelques singularitez courtisianesques (1578).

Aujourd’hui l’arabe joue un grand rôle comme le rappelle Jean Pruvost l’auteur du malicieux Nos ancêtres les Arabes, ce que le français doit à la langue arabe. Les gens âgés associent arabe et mots dépréciatifs du temps de la colonisation, gourbi (vieilli), mais aussi bled, kasbah, soukh, Il faudrait rendre aux élèves des banlieues l’histoire des mots d’origine savante : algèbrezéro, algorithme, ou des termes d’astronomie comme zénith. Il faudrait rappeler les fruits et les fleurs venus de l’autre côté de la Méditerranée : abricotjasmin, artichaut, aubergine souvent passés par l’espagnol comme naranja, venu de l’arabe narandj.  On trouve aujourd’hui des expressions venues des cités qui paraissent encore exotiques :  avoir le seum, pour être en colère, avoir le cafard, de l’arabe semm, synonyme de venin ;  ou bien hass l’expression signifiant la honte, la prison, la galère Tellement la hass tu fais n’importe quoi, tu bosses comme un âne — (Rohff, Paroles de la chanson, La Hass, 2005)  De l’arabe hassd (volonté de nuire). Wiktionnaire. Ou le célèbre kiffer (de «kif»), aimer, raffoler.

Pour ma part, je suis surtout frappée par l’anglais… Je pourrais noter les mots de la radio. Rien que pendant une heure, j’ai entendu spoiler, les people, les smartphones, faire le buzz… En rentrant par le métro, j’ai pu voir des expressions non traduites en anglais. Le féminisme des grandes marques se dit stand up… « levez-vous ? Révoltez-vous ? Dressez-vous ? ou finalement stand up. Même si les Français commencent à savoir un peu d’anglais, beaucoup ne sont pas à l’aise, mais le féminisme des jeunes passe par l’anglais

8 mars 2025. Dans le métro

Et cette maison du rêveur, pourquoi l’anglais suscite-t-il un désir plus fort d’aller la voir ?

Bon, c’est la balade d’une observatrice grognon des petits faits. L’essentiel, on le sait se passe ailleurs… Mais je connais le triomphe de l’anglais pour les publications scientifiques. Un jeune chercheur qui rédige en français est quasiment hors course !

Dans les grandes entreprises aussi les cadres doivent manier l’anglais. ENGIE anonce la montée en compétence en anglais ?

Dans un contexte de mondialisation croissante, maîtriser l’anglais devient un atout incontournable pour toute entreprise cherchant à collaborer efficacement à l’international. C’est le défi auquel ENGIE a été confronté lorsqu’une équipe anglophone a intégré son organisation. Pour fluidifier les échanges et garantir une collaboration harmonieuse entre équipes, ENGIE a fait appel à YESNYOU. Découvrez comment les équipes d’ENGIE ont pu monter en compétence en anglais et relever ce défi avec succès, grâce à des formations adaptées.

Et je me suis laissé raconter que dans certaines entreprises, les réunions se passent en anglais même lorsqu’il n’y a que des Français. C’est encore une sorte de comédie qui se joue là : pour bien des participants, s’exprimer en anglais prévaut sur ce qu’ils ont à dire et leur souci de représentation prévaut sur l’efficacité à leur pensée. Mais c’est sans doute une période de transition.

Crèche. Paris 16e

Les bébés de demain seront de parfaits bilingues !

PRUVOST Jean, 2017, Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit, Paris, JC Lattès.

SIOUFFI Gilles, 2025,Paris-Babel, Arles, Actes Sud.

Sport et hidjab : la campagne publicitaire de Converse

Ah ces batailles autour de la laïcité !

Il y a les imprécations  des militants décoloniaux qui traitent de racistes ceux qui veulent interdire les voiles en classe et sur les terrains de sport !

Il y a les inquiétudes des militants laïcs qui jugent qu’il faut interdire toutes les tenues et les démonstrations ostentatoires d’appartenance religieuse pour éviter de ségréguer les jeunes filles musulmanes. Pour ces partisans de la laïcité, l’école et les clubs de sport sont des espaces neutralisés où l’on doit apprendre à vivre ensemble afin de ne pas fabriquer une société fracturée. C’est ce que rappelle le règlement de la Fédération Française de Football (FFF) qui interdit «tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale».

Tout d’un coup, nous ne reconnaissons plus nos rues : les voiles couvrent de plus en plus de jeunes filles. Le temps d’une vie et le « vivre ensemble » de notre jeunesse a changé. La publicité y est sans doute pour beaucoup et elle a changé elle aussi. Dans les années 1970, Benetton et son photographe Oliveiro Toscani chantaient la beauté de toutes les couleurs du monde, le métissage heureux des habitants de la planète.

En février, la marque de baskets Converse a fait une campagne publicitaire. Sur une des photos, une jeune fille arbore grand sourire. Elle porte un foulard…. et sûrement une paire de converses puisqu’on voit une chaussure de sport au beau milieu de l’affiche. En bas à droite, la même jeune fille, de dos, s’élance sur un skateboard. On la retrouve sur une autre affiche au milieu de copains. Une image équivaut à une opinion : la photo montre que le voile n’est pas une tenue clivante.

Il faudrait suivre la multiplication des campagnes publicitaires qui se répandent peu à peu. Converse par exemple ne fait que suivre l’exemple d’Adidas dont la collection Mode modeste traite le hidjab comme un produit commercial ordinaire :

 Running, training ou détente : reste sereine en toutes circonstances avec notre collection mode modeste.

https://www.adidas.fr/mode_modeste

Les activités évoquées (en anglais, d’ailleurs, de même que le slogan de Converse) disent que les tenues islamiques appartiennent à la modernité, tandis que l’adjectif modeste du slogan rappelle que les cheveux d’une femme doivent être enfermés, bien cachés.

Evidemment, on peut se dire comme ces campagnes publicitaires qu’il n’y a pas à s’énerver contre des couvre-chef inoffensifs et des sondages montrent que la nouvelle génération, qui ne connaît d’autre principe que la liberté individuelle, ne voit pas où est le problème. A la décharge de ceux que l’évolution « énerve », il faut rappeler que l’offensive autour du port du foulard et de l’abaya est concomitante d’une lutte pour la primauté de la loi religieuse sur la loi républicaine, de discussions sans fin sur les matières scolaires, et de plaintes récurrentes sur le « non-respect » des croyances des musulmans, le tout aboutissant à la décapitation de Samuel Paty et au tabassage d’adolescentes des cités récalcitrantes.

Les mamies du quartier

Une amie a lu l’article « Vieux, vieillards, seniors, aînés, personnes âgées, papy boomers…. » . Elle m’écrit :

Une chose qui me fait réagir c’est la nomination Mamie pour les femmes âgées, qu’elles soient grand-mères ou pas. 
Sans doute un euphémisme pour éviter une vieille. Mais je lutte (comme Don Quichotte) parce qu’une mamie reste une femme. Pourquoi la catégoriser ?

Mamie n’apparaissait pas dans ma liste de 2020 parce que je m’occupais des désignants pour la vieillesse convenant aux deux sexes, ceux qu’on utilisait pendant la pandémie où il importait peu que l’individu malade soit un homme ou une femme.

En 2023, Mamie et papi (papy ?) sont les noms les plus fréquents donnés aux grands-parents. J’ai une amie que ses petits-enfants appellent cependant bonne-maman. L’amie me parle d’humour, mais n’est pas mécontente de cette marque de distinction. En tout cas, bonne-maman n’est guère pratiqué : « Tu as un nom de confitures », lui a dit un petit neveu quand il l’a rencontrée.

Grand-mère ou mère-grand, restent des appellations de contes « – Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents », s’étonne l’imprudent petit Chaperon Rouge en s’approchant de la gueule du loup pour voir de près ce qu’il en est. On sait qu’il (ou elle, selon la façon dont on accorde ?) y laissa la vie… Est-ce ce personnage d’aïeule si peu recommandable qui ôte toute envie de se servir de ce nom d’autrefois ?

Je ne croise guère de mémés et de pépés. Trop démodé. « Mémé, ça fait mémère, dit une autre copine. J’ai horreur de ça ».  « Mamie, c’est gentil, mais ça m’a fait un choc, confie pourtant une intéressée. En une minute, j’étais devenue une vieille mamie sans prénom. » De fait, mamie indique seulement la place de la personne dans l’ordre des générations ; c’est pourquoi l’entourage adulte l’utilise volontiers.

J’ai l’impression qu’il n’y a pas de terme prévu pour les arrières-grands-mères de plus en plus nombreuses. Chaque famille bricole, mais autour de moi, la tendance est de garder l’appellatif de la génération précédente.

Fête des grands-mères : pourquoi elles refusent qu’on les appelle mémé ou mamie

Ce dimanche 6 mars, c’est la fête de celles qui occupent une place à part dans notre cœur : nos grands-mères. De plus en plus, elles choisissent elles-mêmes leur petit nom.

Beaucoup de grands-mères refusent qu’on les appelle mamie. Parmi leurs raisons : ne pas se reconnaître dans une image trop traditionnelle. (©AdobeStock / Kaspars Grinvalds)

Elles sont actives, dynamiques. Elles s’occupent d’associations, voyagent. Elles font du sport, se trouvent des amoureux… Bref ! Elles ne veulent pas être renvoyées à leur fonction de garde d’enfants et elles imposent leurs noms cools. Ce sera Mamouna, Mamita, Mamoune…  et pépé sera Dadou ou Babou

Pourtant les stéréotypes ont la vie dure : l’appellatif Mamie est devenu nom commun en français. Les dictionnaires Robert et Larousse donnent en seconde acception : « Vieille femme », ce qui correspond bien aux représentations du discours ordinaire. Certes, le mot représentation est ambigu et les sciences sociales se plaisent à dénoncer une façon arbitraire d’imposer une vision péjorative des femmes âgées. Mais dans l’intervalle, le temps a rattrapé les retraitées alertes.

Les voici associées au quartier où elles sont désormais confinées, si chancelantes que leurs pas lents s’arriment à leur caddie :

7ème arrondissement, Denis Salem (63 ans) : Dans la mesure où c’est un des accès à la tour Eiffel hein donc automatiquement y a énormément de touristes notamment dès le printemps […] aujourd’hui donc c’est assez curieux comme contraste entre les mamies permanentées  avec leurs caddies et les touristes qui descendent des tuk-tuks ! (cfpp2000)

Ce n’est pas seulement leur espace de mobilité qui diminue. Le mot a une affinité étroite avec « petite », comme si tout dans leur corps s’était rétracté :

Bagnolet, Léa Samvarian (55 ans) : Euh… quand y a une petite mamie du quartier qui a un problème on fait passer une annonce en disant « Qui peut faire les courses pour les dames du quatre-vingt-trois ? » (cfpp2000)

Les évènements qui affectent leur vie rétrécissent aussi :

Ivry, Monique Chaslon (53 ans) : On connaît quand même du monde sur Ivry donc on… on parle avec nos voisins […] ben j’ai une mamie là à côté qui me raconte ses petits malheurs je m’occupe de son linge (cfpp2000)

Le discours jeuniste n’est pas pour grand-chose dans ces exemples glanés auprès de Parisiens, même s’il est clair qu’ils sont un peu péjoratifs. Personne n’a envie d’être « traitée de mamie », mais hélas ! Le discours ne donne pas arbitrairement forme à ces représentations. L’expérience les nourrit : le 4ème âge des démographes commence. Les yeux se ferment à demi sur les livres. Les mamies trop maigres, ou trop grosses doivent reprendre haleine au retour du Franprix. Elles se sentent dépassées par les téléphones mobiles. Elles oublient les noms. Comment s’appelaient ces fleurs que je plantais sur mon balcon ? Elles regrettent leurs morts, mais leur souvenir s’effiloche…

Références

passagedutemps.com/2020/04/24/vieux-vieillards-seniors-aines-personnes-agees-papy-boomers-coronavirus-4/

http://cfpp2000.univ-paris3.fr/search.html

Le défilé du Nouvel an asiatique

Il fait très froid. Un brouillard humide a envahi les rues. Si ça continue comme ça Paris va s’immobiliser dans le gel. Mais nous sommes le 22 janvier, jour du défilé du nouvel an asiatique dans le Marais. Vers 15h30, des Parisiens et des touristes venus des quatre coins de la capitale se pressent à la sortie du métro Arts et Métiers pour voir passer le défilé. Les couleurs envahissent les rues : rouge des lampions et des banderoles pour ramener la joie, jaune d’or des costumes, pour rappeler le soleil.

Ce sont de belles images, mais je connais très mal les récits qui les sous-tendent.

Le dragon, par exemple. Je sais seulement que c’est un dieu qui veille sur les pluies bienfaisantes ; il symbolise la richesse apportée par les pluies, la sagesse et le pouvoir. Son image brodée sur les costumes de cérémonie représente l’autorité impériale. La fonction du dragon ne ressemble en rien à celle du dieu des monothéismes,  créateur de l’ensemble du monde, soucieux d’imposer ses commandements. J’imagine que dans un pays agraire, le dragon incarne la fin du monde confiné de l’hiver, la puissante énergie reproductrice du printemps… Nous attendons son passage. Plus le dragon est long, plus il porte chance. Bon ! Celui du Marais est modeste, ses « porteurs » assez placides et ce dragon de rue apparaît comme un dieu de théâtre, mais il transmet la joie

Religion ? Parade de carnaval, je ne sais pas trop ?

Marche du dragon. Paris 2023

Le défilé est organisé par corporations. Les participants sont rangés sous des bannières de commerçants. J’imagine  que ces associations paient les tenues de parades et peut-être même les jeunes gens qui scandent la marche en tapant tout l’après-midi sur leurs tambours et leurs cymbales…

Banderoe, tambour et cymbales

Ne sont-ils pas payés ces « échassiers » qui rencontrent un franc succès et tous ceux qui grelottent dans leurs costumes pailletés et font bonne figure ?

Les échasses

Chaque confrérie rivalise d’imagination. Voici une réinterprétation motorisée de la chaise à porteur pour promener une élégante avec sa coiffure surmontée d’une couronne de fleurs, et voici un enfant dans un pyjama de cérémonie, recouvert d’un grand col brodé et d’un gilet rouge.

Elégante avec sa coiffure de fleurs accompagnée par des pandas
Petit prince sur son trône

Des bambins bleus balancent leurs lanternes rouges en agitant des têtes de lapins d’eau (car nous entrons dans l’année du lapin d’eau, qui selon les astrologues devrait être une année de « yin », incitant à la réflexion et à l’introspection)

Enfants aux lanternes

Des papillons de satin agitent doucement leurs ailes jaunes et roses :

Le papillon jaune

En tout cas, les Chinois de Paris se chargent de remplacer les anciennes fêtes populaires des Parisiens et le font avec une gentillesse et une fantaisie qui font du bien. Oublions le monde transitoire et angoissant qui est le nôtre, Bonne année, bonne année du Lièvre d’eau !

新年好 Xin Nian Hao, 

Vœux de janvier

Voeux de bonne année

Les vœux des amis se font circonspects. Il y a ceux qui anticipent sur les épreuves à traverser et précisent « il y en aura sans doute » ; ceux qui s’excusent de formuler des vœux « un peu fous » parce qu’ils souhaitent que la société française retrouve la boussole du bien commun, ceux qui n’essaient même pas de formuler des vœux pour l’avenir «  n’y a que des pensées amicales qui chauffent le cœur », écrit un ami de Shanghai confronté aux incohérences brutales de la gestion chinoise du Covid.

Et c’est vrai, déjà 10 mois de guerre : le spectacle quotidien de l’Ukraine dévastée, des blessés et des morts, la peur de représailles chimiques, voire atomiques quand les Russes perdent du terrain.

En France, 30 ans de dérégulation et la désindustrialisation massive qui en résulte. 30 ans pendant lesquels, on a répété aux nouvelles générations que leurs métiers seraient remplacés par des « métiers de service », en omettant de leur dire que ces emplois médiocres allaient les dégoûter ; 30 ans pour constater l’effondrement des services publics, hôpitaux, justice, école… Comment s’étonner des jacqueries violentes, et de l’impression d’une rupture de la société française.

Depuis 1995, début des conférences sur le climat, le réchauffement climatique et la baisse de la biodiversité ne font que s’accélérer et il n’y a pas de chance qu’il en aille autrement jusqu’aux dernières gouttes de pétrole. Nous assisterons donc à des cyclones violents, des sécheresses prolongées suivies d’inondations catastrophiques.

Fleurs de trottoir

Et pourtant. J’ai beau lire que la douceur du mois de janvier n’est pas une bonne nouvelle, j’aime regarder quand je marche sous les vieux nuages, les brins d’herbe qui s’élèvent déjà comme de petites langues vertes.

J’aime les feuilles de la ruine de Rome qui se déplient en silence dans les fissures des murs lépreux. Chaque plante solitaire dans sa fente et pourtant toutes ensembles au même moment suivant le même rythme. Petit monde parallèle, silencieux à côté du bruit incessant de la ville, bruit continu des automobiles que vient percer le passage d’une moto ou la voix aiguë d’un enfant se disputant avec sa mère.

Des lauriers, dans un triste jardinet boulevard Vaugirard, souillé par les papiers qu’y jettent les passants. Premiers boutons ; premières fleurs épanouies en plein mois de janvier au milieu des feuilles mortes à demi-décomposées.

La Pirozzi

On voulait entendre Anna Netrebko chanter Pace, pace mio Dio dans la Force du Destin, craquer en écoutant sa voix suspendue se perdre dans un souffle.

Un mail de l’Opéra nous a appris que de Netrebko, il n’y aurait pas, parce que la diva était malade.

Sa remplaçante, l’autre Anna a commencé à chanter devant les spectateurs déçus et circonspects. Sa voix généreuse a rempli la salle et on ne s’est plus demandé ce qu’aurait fait Anna Netrebko. A l’entracte j’ai regardé qui était Anna Pirozzi. Une chanteuse de karaoké qui jusqu’à 25 ans n’avait chanté que de la pop. Dans l’interview, Anna Pirozzi se plaisait à raconter que sa carrière avait eu du mal à démarrer à la fin de son apprentissage. Les directeurs de théâtre et les metteurs en scène ne voulaient pas engager une chanteuse de 36 ans sans curriculum : « Quel dommage, avec une si belle voix que vous soyez trop vieille pour le rôle ». Et ses amis peu charitables lui racontaient qu’on la surnommait « la grosse » … Les metteurs en scène veulent des sylphides sur les affiches. Oubliées Maria Callas avant sa cure d’amaigrissement fatale, et Montserrat Caballe à qui son obésité interdisait tout déplacement risqué sur la scène et qui pourtant hypnotisait les salles par ses pianissimi prolongés à l’infini. Je l’ai vue quand j’avais vingt ans et qu’elle jouait le rôle de Marie Stuart, arcboutée sur des cuisses grosses comme des colonnes. Il n’y avait que ses mains qui bougeaient avec éloquence pour accompagner une voix veloutée et tendre qui s’envolait.

J’ai bien aimé le franc parler d’Anna Pirozzi qui réclame le droit de ne pas s’affamer : « Pendant le confinement, j’ai perdu 16 kilos, mais ce n’est toujours pas suffisant. À ce stade, j’ai décidé de ne plus souffrir. Je suis ce que je suis, les spaghettis améliorent mon humeur et je ne me retiens pas.(https://operawire-com.translate.goog/anna-pirozzi-denounces-body-shaming/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc)

Elle exagère un peu la grossophobie des directeurs car elle a commencé une carrière internationale. Elle n’a pas seulement la puissance et l’agilité des grandes sopranes. Elle chante à faire pleurer les grands airs de Verdi et le public de l’opéra Bastille, chaviré, lui fait un triomphe.

Et nous qui étions venus pour la grande Anna Nebtreko, nous sommes repartis avec la grande Anna Pirozzi.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/musique-matin/la-matinale-avec-anna-pirozzi-3177682 (une interview en français vers 1h 30)

Rushdie et le socle vide d’une statue de Voltaire

Il est difficile de trouver les mots pour dire ce que je ressens après l’attaque contre Salman Rushdie. Trente ans avaient passé depuis la fatwa des Iraniens et nous avions fini par croire que la condamnation à mort de l’écrivain n’était plus d’actualité, mais l’homme qui l’a poignardé n’avait pas désarmé.

Salman Rushdie. https://www.youtube.com/watch?v=ye34RRpVJmg

Pendant ces trente ans, il y a d’ailleurs eu beaucoup d’assassinats destinés à terrifier le monde intellectuel, les traducteurs de Salman Rushdie, les caricaturistes de Charlie Hebdo, des professeurs comme Samuel Paty…, des personnes souvent choisies parce qu’elles usaient de la liberté d’expression garantie par nos constitutions.

Chaque fois, il s’est trouvé de bons esprits pour expliquer qu’un tel degré de violence s’expliquait par une folie paranoïaque, que les tueurs étaient des déséquilibrés en perdition, plutôt que des meurtriers calculateurs.

Opposer folie et raison n’a pas de sens. Le fanatisme religieux est inséparable du politique dans un contexte mondialisé qui voit des Etats comme l’Iran ou l’Afghanistan en conflit avec l’Amérique et ses alliés. Les rapports entre ces pays et l’Otan sont marqués par des sanctions économiques et par des guerres  ̶  qui, pour avoir eu lieu à l’extérieur de nos pays ont bien eu lieu.

La violence impitoyable des assassins ne saurait pourtant être excusée par ces agressions qui ne suffisent pas à expliquer qu’on décapite un professeur, qu’on massacre les spectateurs d’un concert, ou qu’on poignarde un écrivain 30 ans après la parution d’un roman que l’auteur de l’attentat n’a sans doute jamais lu. Il se peut que la santé mentale des exécutants soit fragile, mais ce ne sont pas eux qui ont inventé les motifs et les moyens de leur passage à l’acte. Ce sont d’abord des idées qui veulent faire taire Salman Rushdie et derrière les idées les pouvoirs étatiques ou religieux qui soutiennent l’assaillant. La première réaction du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Téhéran est une approbation et une menace « En insultant les choses sacrées de l’islam et en franchissant les lignes rouges de plus d’un milliard et demi de musulmans et de tous les adeptes des religions divines, Salman Rushdie s’est exposé à la colère et à la rage des gens ».

On peut aussi s’interroger sur le drôle de climat qui règne en Occident. L’idéologie de la petite minorité extrémiste se nourrit de l’humiliation d’une stagnation économique et culturelle qui dure encore dans des régions entières du Proche et du Moyen Orient. Cette situation a conduit des populations à s’exiler alors même que leurs pays avaient retrouvé leur indépendance. Paradoxe de ces situations postcoloniales voulues par ceux qui s’en disent victimes !

De Polyeucte l’exalté à Brassens le sceptique

La culture européenne a elle-même longtemps cultivé l’admiration pour ceux qui risquaient leur vie dans des causes religieuses ou politiques. Quand j’étais au lycée, on étudiait encore Polyeucte de Corneille.

Polyeucte, prince arménien, est marié à Pauline, la fille du gouverneur romain, qu’il aime profondément. Tout juste baptisé et éclairé par une révélation soudaine, il décide de « braver l’idolâtrie » et de briser les statues d’un temple romain. Cette action aura des conséquences tragiques jusque sur son entourage puisque sa femme et son beau-père se convertissent et risquent à leur tour d’être mis à mort. On nous invitait en classe à choisir entre le prosélytisme véhément de l’exalté qui recherche une mort en martyr et la tolérance généreuse de son rival, Sévère, qui approuve « que chacun ait ses dieux, (et) qu’il les serve à sa mode ». Des lycéennes qui rêvaient d’héroïsme choisissaient  parfois le radicalisme de Polyeucte.

Le Polyeucte de Donizetti dans Les Martyrs

Certes, alors que l’islamiste sacrifie la vie des autres, Polyeucte n’était coupable d’aucun crime de sang, mais ses discours enflammés invitaient le peuple à la révolte, menaçant l’ordre public et la possibilité d’entretenir des rapports paisibles avec ses semblables.

En fait, peu importait la cause. Ce qui séduisait les lycéennes enthousiastes c’était l’engagement de qui sacrifiait sa vie à une histoire plus grande que la sienne. Nous étions encore proches de la deuxième guerre mondiale : les attentats des résistants, dénoncés pendant l’occupation comme « terroristes », étaient admirés comme des manifestations de courage qui avaient redonné de l’espoir au pays. Sainteté et héroïsme se confondaient. Polyeucte pouvait incarner cet élan qui fait tout risquer pour une croyance.

J’ai l’impression qu’on n’ose plus, dans les lycées, lire cette pièce ambiguë et Polyeucte serait considéré en 2022 comme un fanatique briseur de statues (peu différent des talibans qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân).

Brassens a très bien mis en vers les raisons de se désengager (il pensait plutôt aux rapports entre monde communiste et monde capitaliste):

Mourir pour des idées
L’idée est excellente
Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue
Car tous ceux qui l’avaient
Multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus
[…]

Or, s’il est une chose
Amère, désolante
En rendant l’âme à Dieu, c’est bien de constater
Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente

Les Saint Jean bouche d’or
Qui prêchent le martyre
Le plus souvent d’ailleurs, s’attardent ici-bas
Mourir pour des idées
C’est le cas de le dire
C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas

Dans presque tous les camps
On en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem dans la longévité
J’en conclus qu’ils doivent se dire
En aparté, « mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente » [
…]

Encore s’il suffisait
De quelques hécatombes
Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât
Depuis tant de « grands soirs » que tant de têtes tombent
Au paradis sur terre, on y serait déjà

Mais l’âge d’or sans cesse
Est remis aux calendes
Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort
Toujours recommencée, mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente
[… Les paroles complètes sont en ligne]

Contre l’indifférence

Quelle qu’ait pu être la cruauté des guerres de religion qui l’ont déchirée, l’Europe du 21e siècle inclut aujourd’hui tous ses citoyens sans discriminations dans une communauté fondée sur des bases politiques qui se passent du religieux. Force est pourtant de constater que nous sommes peu nombreux, si on considère la totalité des pays du globe, à estimer que le respect de la liberté d’expression et le respect des minorités sont des valeurs suffisantes pour souder une société ? Nous découvrons, effarés, que nos idées jugées d’un néocolonialisme arrogant s’exportent mal. Et même en Europe… Les musulmans français dans leur immense majorité sont des gens paisibles, mais parmi ces millions de Français et d’exilés, se trouvent des fanatiques résolus que des réseaux sociaux mondialisés aident à trouver ce que, et qui, ils pourront détester.

Et puis, où s’arrête le soupçon qu’inspire le sacré à la majorité des Français ? Au religieux ? Le rejet des passions identitaires ne touche-t-il pas aussi des entités laïques, la Patrie, la République, l’Europe… que notre pays cosmopolite et individualiste considère, elles aussi, avec suspicion ? Qu’on les appelle fanatisme ou idéologie, les mêmes élans ne sont-ils pas derrière l’expérience religieuse et l’expérience politique ?

Notre méfiance devant toute croyance se constate à la distance qui se creuse avec le nationalisme ukrainien. Jusqu’où comprenons-nous l’abnégation avec laquelle la majorité de ce peuple est prête à sacrifier sa vie pour défendre son droit à une Ukraine indépendante ? Jusqu’où partageons-nous la conception du sacré inhérente à l’idée de patrie ? Plus médiocrement, comment se passera l’hiver quand il faudra se débrouiller sans gaz russe ?

Que nous reste-t-il pour nous préserver de l’indifférence ? Même si je doute que la lecture des ouvrages de Voltaire nous rende le courage intellectuel de l’engagement, j’admire ses combats aux côtés des victimes de l’intolérance et son analyse des causes du fanatisme :

« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. […] Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique […] »

« Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant- goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. »

Voltaire ne s’est pas borné au travail critique sur cette « maladie ». Avec fougue, empathie et ténacité, il s’est engagé, a risqué sa liberté pour obtenir par exemple la réhabilitation du protestant Jean Calas (1698–1762) accusé du meurtre de son fils Marc-Antoine et mis à mort de façon atroce, prétendument parce que celui-ci voulait se convertir au catholicisme .

A Paris, Ville (des) Lumière(s), l’ombre d’une lâcheté

Puisse le Voltaire de  l’affaire Calas,  nous convaincre de ne pas nous réfugier dans la neutralité sceptique. Quelles que soient la complexité, l’absurdité et la cruauté du monde, il nous faut apprendre avec Voltaire à défendre sans hésiter la liberté d’expression.  En 2020, quelques vandales avaient dégradé sa statue, installée tout près des quais de la Seine sur le flan de l’Académie française. Bien que le chapitre de Candide qui dénonce l’esclavage soit sans équivoque, Voltaire à leurs yeux était coupable de n’avoir développé aucun programme politique de sortie de l’esclavage et d’avoir placé des capitaux dans les bateaux négriers (calomnie, selon les historiens. Ses accusateurs n’ont fourni qu’une lettre dont l’authenticité n’est pas établie à l’appui de leur thèse). Sous couvert de “combat décolonial”, ces censeurs s’emploient à effacer la figure de celui qui a contribué de façon décisive à la délégitimation de l’esclavage à une période où cela n’allait pas de soi.

La Mairie de Paris avait retiré la statue, officiellement pour la nettoyer. Deux ans plus tard, elle s’apprête à la cacher derrière les grilles de l’ancienne faculté de médecine. Le socle du square Honoré Champion restera vide.

Socle vide de la statue de Voltaire, square Honoré Champion

Les responsables de la Mairie de Paris auraient-ils honte des Lumières ? Auraient-ils peur de ceux qui se disent offensés pour mieux s’en prendre à la liberté et à la tolérance ?  Quand Voltaire sera caché pour éviter tout dissensus, c’est un des symboles culturels qui rend notre pays désirable qui aura été affaibli.

Bibliographie succincte

Brassens « Mourir pour des idées », google.com/search ?q=brassens+mourir+pour+des+idées+paroles&oq=brasse&aqs=chrome.1.69i59l2j69i57j0i433i512j46i175i199i433i512j46i131i175i199i433i512l3j46i175i199i433i512l2.7019j0j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8

Dion, Jacques, 2022, « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous », Marianne 11 au 17 août 2022.

Ehrard, Jean, 2008, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versailles.

Voltaire, 1764, Dictionnaire philosophique, Version image [archive], sur le site Gallica , https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626129s/f8.item.r=dictionnaire%20philosophique

Polyeucte, https://www.google.com/search?q=gallica+bnf+polyeucte&tbm=isch&ved=2ahUKEwjSx9aJjPH5AhXLesAKHVCUC60Q2-cCegQIABAA&oq=gallica+bnf+polyeucte&gs_lcp=CgNpbWcQAzoECCMQJzoFCAAQgAQ6BAgAEB46BggAEB4QCDoECAAQGFCLHljZRmD6RmgAcAB4AIABNYgB_AKSAQE5mAEAoAEBqgELZ3dzLXdpei1pbWfAAQE&sclient=img&ei=8lUPY9KGJ8v1gQbQqK7oCg&bih=1066&biw=2131#imgrc=X12uazg9P3b3fM

Campagne électorale (juin 2022)

Cela fait trois bonnes semaines que je n’ai rien mis sur le blog. Un peu de travail en retard, impression d’un moment suspendu entre les élections…

De Saturnin le canard à « Elisez-moi président »

Pendant les jours qui ont suivi la réélection d’Emmanuel Macron, il n’y avait guère sur les panneaux électoraux du quartier que les affiches du Parti Animaliste, apparemment la seule organisation à avoir autant des colleurs mobilisés. Les affiches ne montraient pas la tête  d’un candidat, mais un canard jaune en buste (apparenté au personnage des albums de Saturnin le canard). Le 12 juin, leur campagne massive a abouti à 1,12 % des suffrages exprimés au niveau national. Difficile de savoir s’ils étaient satisfaits du résultat.

Saturnin le canard en campagne électorale

Ensuite sont apparues les affiches de Crystal Duponcel, candidate « Les Patriotes », très vite recouvertes de graffitis tracés au feutre noir.

Graffiti sur une affiche de Debout la France

Théoriquement, la loi punit d’une contravention de 450 euros le fait de dégrader une affiche sur un panneau officiel, mais cette activité nocturne est discrète et les délinquants ne courent pas beaucoup de risques. Et puis, il y a la tradition de la clandestinité magnifiée par Aragon dans l’Affiche Rouge.

à l’heure du couvre-feu des doigts errants

Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA France

Et les mornes matins en étaient différents

Il a fallu arriver au jour du vote pour voir tous les panneaux couverts. Les visages des aspirants à la députation étaient accompagnés des portraits de leurs mentors. « Avec Zemmour », disait l’un ; « Elisez-moi premier ministre », demandait Mélenchon et curieusement pour un homme qui dénonce la personnification du pouvoir son visage occupait davantage de place que le visage des candidats ! Le slogan résume à lui tout seul le programme de la Nupes.

Mélenchon premier ministre

Il est vrai que l’électeur moyen était perdu devant les nouveaux noms des organisations politiques.  Du temps où on votait pour les candidats socialistes, républicains, communistes, etc., la première partie du nom précisait de quel type de groupe il s’agissait, la seconde évoquait plus ou moins des lignes politiques bien identifiées.

Aujourd’hui, les noms de partis ne portent plus de mémoire. Ils font penser à des slogans publicitaires destinés à séduire des segments de la population. Ils visent un public jeune comme Génération.s,, lors de la vaine tentative de Hamon en 1917, ou Insoumis qui flatte le goût supposé de la nouvelle génération pour les valeurs transgressives. Nupes n’est plus qu’un nom de produit (tantôt prononcé comme dupes, tantôt comme Barthès). Je doute que les gens soient capables de déplier l’acronyme, l’important est de « donner envie » comme un nouveau produit qu’il faut vendre avant que le désir ne s’en émousse au profit d’une nouvelle marque.

Le renouvellement est aussi syntaxique.  En marche, Ensemble, des phrases sans verbe, sont à peine des dénominations. Bien sûr, on peut tout transformer en noms, mais ici, les responsables des campagnes de communication ont cherché à résoudre le paradoxe d’une dynamique qui ne se figerait pas en une entité. L’essentiel est d’éviter le rejet des partis, maintenant « qu’encarté » est devenu péjoratif.

Quand ils parlent du paysage électoral, les journalistes ne savent pas désigner les trois agrégats issus des élections (quatre, si on prend en compte les abstentionnistes). On opposait la gauche et la droite depuis la Révolution. Depuis que Macron a réussi (au moins provisoirement) à installer l’idée que le clivage de la droite et de la gauche était « dépassé », les dénominations des blocs elles-mêmes sont flottantes. La plupart des journalistes ont ajouté « extrême » à droite et à gauche. A la veille du second tour des élections, le Nouvel Observateur titre « Marine le Pen au second tour : le péril de l’extrême droite », mais s’interroge sur Mélenchon : l’abrogation de la loi Travail, la retraite à 60 ans, la garantie d’autonomie pour les jeunes, le rétablissement de l’ISF, la 6e République… est-ce l’extrême gauche ou seulement la gauche trahie par Hollande ?

Après tout, cette bataille autour des dénominations n’est peut-être pas aussi grave qu’on le pense parfois. Pour celui qui classe la baleine parmi les poissons, le nom « marche bien » et n’empêche pas celui qui entend « Regarde le gros poisson » de se représenter l’objet ainsi désigné.

L’absence des objets et la condition d’émigré

Nous avons été invités dans un élégant appartement à l’orée du bois de Vincennes en même temps qu’une amie d’origine arménienne.

Au mur, des miroirs, des tableaux dans des cadres dorés : « L’encadreur m’avait annoncé qu’il n’y avait rien à faire pour réparer un cadre abimé, qu’il fallait le changer », mais son employée a chuchoté : ‶Ces cadres de plâtre, je les connais. Ça se reprend vous savez. C’est une affaire de patience. Si vous voulez″… ». J’avais voulu. Le tableau venait d’une tante et c’était important pour moi de le sauver, tel que je l’avais toujours vu. Je n’avais pas besoin qu’il soit extraordinaire, juste qu’il ramène à la vie les fantômes de mon enfance. »

Notre amie arménienne a soupiré. « C’est ça que je n’aurai jamais. Quand mes grands-parents, mes tantes, mes oncles sont morts, ils n’ont rien laissé derrière eux. Toi, tu vis encore avec ce tableau-mémoire qui incarne ta tante, ou plutôt les dimanches de ton enfance où tu lui rendais visite. Je n’ai rien qui me rattache intensément au passé. C’est ça émigrer, tu comprends. Partir avec une valise, un baluchon, quelques billets dissimulés sous la semelle de ses chaussures et rien d’autre pour dire ‶j’ai été sur cette terre moi aussi. J’ai acheté un tableau dans une galerie. Je l’ai fait encadrer soigneusement. Il a vieilli avec nous »

La vie de mes ancêtres s’est volatilisée, il n’en reste rien. »

Souris dans un appartement parisien

En janvier 2021, quand nous sommes retournés à Paris après les fêtes, H.V. que nous hébergions et qui était resté dans l’appartement, nous a accueillis d’un air préoccupé :

« Mauvaise nouvelle, a-t-il dit. J’ai vu une souris dans la cuisine »

Une souris, c’est mignon, tout petit, peu dérangeant et nous les célébrons dans les films pour enfants et dans les peluches.

Deux souris aux Champs Elysées 25 sept 2015, journée sans voitures

Oui ! une souris n’a rien de redoutable, mais toutes les trois semaines une femelle met au monde une douzaine de souriceaux, dont à peu près la moitié va à son tour faire de même ! Voir une souris, c’est prévoir la prolifération qui va s’en suivre.

J’ai vérifié tous les placards, inspecté les moindres recoins. Il n’y avait aucune trace suspecte. Les souris n’avaient pas touché aux provisions. J’ai presque été vexée de voir que rien ne les attiraient. Elles sont peut-être habituées aux pizzas, burgers et aux petits gâteaux d’autres habitants de l’immeuble.

Trois jours ont passé et nous avons découvert des crottes dans le salon sous des coussins du canapé. Tout a été fouillé. Nous avons trouvé quelques flocons de poussière et un vieux stylo, mais rien d’autre.

Mon mari a installé une tapette qui avait servi des années auparavant dans la petite ville où nous vivions. Nous avons mis des bouts de fromage. Bien sûr, c’était pénible d’infliger une mort cruelle à de pauvres bestioles, mais que faire d’autre ? La nuit, nous guettions le couinement des souris prises au piège. En vain. Quelques jours à nouveau, et un soir, dans la cuisine, une souris a refait une apparition. Elle a tout de suite filé derrière le réfrigérateur.

Avec un sentiment de quasi panique, mon mari a couru chez le dératiseur qui lui a vendu un gros sac de sachets de poison et d’appâts. « Il en faut pour toutes les pièces, pour tous les placards, partout où des souris peuvent passer. Elles ne résisteront pas à nos pièges », a-t-il dit. Et il ajouté : « cela fait 400 euros. » Nous avons disposé les pièges. Il y en avait partout, mais pas une souris n’est venue les visiter.

Des amis nous ont donné de sages conseils :  « Adoptez un chat, a dit l’un. De préférence une chatte ; ce sont de meilleures chasseuses ». « Moi j’ai mis un tapis de glu sur leur passage. Ça a été radical. » Ils ont vanté les boîtes avec aliments empoisonnés, les ultra-sons. Notre fille a préconisé les huiles essentielles car « les souris détestent particulièrement l’odeur de menthe poivrée » Une semaine a passé sans que rien ne change. Quelques traces au salon. Les pièges ne fonctionnaient pas. Le découragement s’est installé « – Au moins, la menthe, ça sent bon, a dit notre fille. » La menace que faisaient planer les envahisseurs exerçait une emprise constante sur notre vie. Chaque fois qu’on ouvrait la porte on s’attendait à être accueillis par une horde de souris en furie…

Le dératiseur de l’immeuble est venu. Après avoir tout regardé, installé ses propres pièges, il a dit « Je ne suis pas inquiet. Je crois que votre souris est une souris perdue,  sinon vous auriez déjà une invasion ! »  

Une souris perdue, ça change tout. Cela m’a rendue la souris sympathique ; je crois que c’est à cause de la complainte de Mandrin qui va être pendu et qui demande à ses amis de prévenir sa mère :

Ils m’ont jugé à pendre, ah, c’est dur à entendre
À pendre et étrangler sur la place du, vous m’entendez

À pendre et étrangler sur la place du marché

Monté sur la potence, je regardais la France
J’y vis mes compagnons à l’ombre d’un, vous m’entendez
J’y vis mes compagnons à l’ombre d’un buisson

Compagnons de misère, allez dire à ma mère
Qu’elle ne m’reverra plus, j’suis un enfant, vous m’entendez
Qu’elle ne m’reverra plus, j’suis un enfant perdu

Désormais, je pense à la souris perdue qui erre dans les étages de l’immeuble sans jamais retomber sur ceux qu’elle aime.  Elle ne trouve pas l’issue du labyrinthe qui lui rendrait son groupe et s’accroche à la piste qui la ramène régulièrement chez nous. Elle vient nous rendre visite tous les trois, quatre jours. Un chapelet de crottes signale son passage, ou bien elle fait une apparition rapide dans la cuisine et disparaît aussitôt. Elle ne s’attaque à rien et retourne dans les espaces interstitiels laissés entre les étages par la poussière de bois et le ciment effrités.

Un matin cependant, j’ai trouvé des bouts de papier déchiquetés devant une des bibliothèques de mon bureau. Je me suis précipitée. J’ai fébrilement dégagé la grosse Encyclopédie dite de Trévoux (achetée une misère chez un bouquiniste et qui a la noble allure des livres reliés au dix-huitième siècle). Les volumes sont intacts, mais la souris a construit un nid dans l’espace qui se situe entre les livres et le mur.

Et voilà,  sa chambre de souris, c’était là.

D’où pouvaient venir ces papiers couverts d’une écriture manuscrite ? J’ai tout de suite su : dans la bibliothèque d’à côté, il y a une boite à chaussures où nous gardons nos anciennes lettres d’amoureux. Le couvercle était bien en place et pourtant une fois ôté, on a vu que les lettres avaient été rongées. Dans un coin du carton, il y avait quelques rubans de papier prêts à être emportés vers le nid.

Ces lettres, nous les avions gardées sans les relire comme si elles enfermaient pour toujours la joie extraordinaire de l’amour qui se confondait avec notre jeunesse. Désormais, la boîte contient des lettres trouées, des morceaux de passé incohérents. Pourtant, nous l’avons remise à sa place.

Ayant ainsi dévoré un peu de notre vie, la souris a déménagé. En tout cas, elle n’est plus jamais revenue.