La Maison Dorée

Les Grands Boulevards (Madeleine, Capucines, Italiens, Montmartre, Poissonnière) ont été créés sous le règne de Louis XIV après la suppression de l’enceinte de Louis XIII, débordée depuis longtemps par des constructions informelles. La partie la plus chic de cette succession de boulevards, c’est le boulevard des Italiens, ou tout simplement le Boulevard.  Tout au long du 19e siècle, et jusqu’à la Grande Guerre, les élégants l’arpenteront – Incroyables et Merveilleuses sous le Directoire, Gandins à la Restauration, Dandys, Lions sous l’Empire.


Eugene Lami-Boulevard-des-italiens-a-paris-la-nuit.(Wahoo.Artcom)

De grands restaurants s’étaient ouverts. Au numéro 20, le café Hardy célèbre dès 1814 allait devenir le restaurant de la Maison Dorée, le café Riche repris par Bignon en 1847, Le glacier Tortoni ouvert au début de l’Empire et situé à l’angle de la rue Taitbout jouxtait la Maison Dorée. Tout près, place de l’Opéra, on trouvait le Café Anglais… La Maison Dorée a été bâtie par l’architecte Victor Lemaire ; c’est moins sa

La Maison Dorée. Aujourd’hui banque Parisbas

façade vaguement renaissance qui faisait la réputation de l’immeuble que la dorure des balcons et les  encadrements des baies. D’où le nom que lui avait donné le public.

Elle était décorée de frises qu’avaient sculptées Jean-Baptiste Lechesne, Jean-Baptiste Jules Klagman, Georges Jules Garraud et Pierre Louis Rouillard. Des branches de chêne recourbées en volutes se déployaient tout autour de l’immeuble et abritaient oiseaux, cerfs, sangliers et chiens de chasse. On venait aussi pour l’ameublement intérieur, les glaces, les médaillons, les boiseries et partout la lumière éblouissait.

Maison Dorée. Frise

La Maison Dorée attirait l’aristocratie. Les journalistes à succès et les hommes de lettres y venaient aussi. « Le gaz y flambait, les bouchons de champagne sautaient et rien qu’en s’ouvrant les pianos jouaient tout seuls (Georges Cain, Coins de Paris, 1910)… Voici un des menus des dîners offerts par Alexandre Dumas en 1844 après la parution des Trois Mousquetaires :

Menu d’un dîner de quinze personnes offert par M. Alexandre Dumas, en la Maison-dorée, le 10 novembre.

Deux potages.
Consommé de volaille.
Tortue.

Hors-d’oeuvre.
Petites timbales de nouilles au chasseur.

Deux relevés.
Saumon Chambord.
Filets de boeuf financière.
Deux entrées.
Mauviettes en caisse aux truffes.
Suprême de volaille.

Rôtis.
Cailles, perdrix, ortolans.
Haricots verts sautés.
Gelée noyaux, garnie d’abricots.

Dessert.
Fruits de saison.

Vins.
Premier service : Saint-Julien et Madère.
Deuxième service : Château-Larose, Corton, Clos-du-Roi.
Troisième service : Champagne, Cliquot, Château-Yquem.

Swann à la recherche d’Odette

Parmi les fantômes qui hantent le boulevard des Italiens, Swann est celui qui me tient le plus à cœur. Il parcourt un boulevard assombri comme on en visite dans des cauchemars

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.

Cette quête nocturne fait basculer Swann : le plaisir que lui donnait sa relation avec une jeune femme élégante est remplacé par le besoin anxieux de retrouver immédiatement cette femme. L’angoisse qui l’étreint est le début de l’amour qui va le torturer pendant des années.

Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer.

Il monte dans la voiture d’Odette disant son cocher de suivre. Elle a un bouquet de catleyas, dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui a déplacé les fleurs, Swann lui dit : « Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant : – Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. C’est à compter de ce moment que faire l’amour, pour eux, se dira « faire catleya ». Plus tard, quand leur relation se disloquera, Swann interroge Odette sur cette soirée. Par bêtise, parce qu’elle n’a même pas conscience de sa cruauté, elle avoue qu’elle était avec son rival pendant qu’il la cherchait :

C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or, parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. 

Le nom de la Maison Dorée symbolise désormais la non-existence de ce que Swann croyait être le fondement solide de son amour.

Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre.

Ainsi, le nom de Maison Dorée me rappelle la silhouette un peu voûtée de Swann qui se hâte dans l’ombre trouée par les dernières lueurs des restaurants. C’est  comme si je me souvenais de ce que m’avait raconté une personne réelle… En fait, il n’y a pas de différence : la fiction de Proust est bien plus vivante pour moi que les récits de mes amis.

Camille Pissarro. Le boulevard Montmartre de nuit. National Galley

Aujourd’hui, le 20, boulevard des Italiens joue mal son rôle. Il ne reste rien des émotions qui se sont accumulées dans cet endroit, la joyeuse foule des dîneurs, l’excitation des spectacles, les rencontres. Depuis 1976, la banque BNP Paribas s’est installée dans la Maison Dorée et y a placé sa division internationale. La banque a conservé la façade et a tout changé à l’intérieur à coups de faux plafonds en placo plus ou moins isolant, de pvc et de parois de verre. Ça s’appelle, paraît-il le façadisme.

La Maison Dorée n’est donc que cela. Les balcons qui ont perdu leurs dorures éblouissantes sont semblables à tous les balcons. Les vitrines sont pareilles à toutes les vitrines des banques du 21eme siècle, avec leurs grandes vitres couleur fumée, leurs Stickers vigipirate ; et un graffiti pollue la pelle Starck chargée de raconter l’histoire du lieu.

BNP Paribas ancien emplacement de la Maison Dorée

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8458101p/f1.zoom.r=maison%20dorée.langFR

4 réflexions sur “La Maison Dorée

  1. Combien de coïncidences?
    je viens de finir la la lecture de la Recherche, la maison Dorée m’avait échappé. Merci de me remettre le texte en mémoire.
    Autre coïncidence : Nous avons fait confiance au GPS (je me déplace dans Paris exclusivement en métro ou à pied) mais nous avions quelque chose de lourd à transporter. Du Père Lachaise, madame GPS a décidé de faire du tourisme et nous a guidées par La République et les Grands Boulevards, Opéra, La Madeleine, Concorde, le Grand Palais….cela avait plus d’allure que le périf mais les grands boulevards étaient complètement bloqués. on y est resté plus d’une heure à très petite vitesse; J’ai eu l’occasion d’admirer les façades;

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    • C’est bien normal que tu sois passée à côté de quelques paragraphes. La Recherche est inépuisable et d’ailleurs, il y a autant de manières de la lire que de lecteurs !
      (J’ai bien peur que le GPS soit un guide têtu qui choisit les grands axes et le périphérique, souvent bloqués…)

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  2. Merci ,.Sonia , d’avoir ressuscité avec Proust ce quartier où un soir Swann cherche désespérément Odette. Les lieux sont toujours là mais ils ne disent plus rien de ce qu’ils ont été. Sans memoire littéraire ou picturale ils n’existent plus dépourvus de cette émotion qui retient le regard.

    Ainsi les promenades parisiennes s’éclairent plus souvent au miroir de l’art, le récit historique trop figé n’en saisit pas toujours cet invisible qui les habite.

    Les lieux proustiens ont décidément partie liée avec la banque après le 102 boulevard Haussmann…

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    • J’aime tous les Paris de Proust qui changent avec les saisons, comme ce soir de 1916 avec le crépuscule au-dessus du Trocadéro (comme une mer de nuance turquoise), bientôt remplacé par la nuit qui rappelle au narrateur les aventure du calife Haroun al Rashid perdu dans les rues noires de Bagdad.

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