Ribera, peintre de l’angoisse

Ribera (1591-1652), que j’avais découvert à Caen lors d’une exposition consacrée aux peintres caravagesques, revient au Petit Palais qui organise un parcours monumental de son œuvre. (https://passagedutemps.com/2021/07/10/jusepe-de-ribera-et-les-apotres-visite-de-lexposition-longhi-au-musee-des-beaux-arts-de-caen/)

A Rome, la leçon du Caravage

Espagnol venu chercher sa chance à Rome à 20 ans, Ribera a vite appris du Caravage le traitement des contrastes d’ombre et de lumière, la gestuelle théâtrale et le plaisir provocant de transformer des modèles populaires en philosophes et en saints.

Ribera. Saint Philippe
Un Philosophe

Ce mélange de réalisme et de stylisation confère un aspect saisissant à ses tableaux. Réalisme des ongles noirs de Saint Jérôme, des détails de sa barbe…

Ribera, Saint Jérôme

Monumentalité des compagnons du Christ, enveloppés dans de lourds manteaux, qui leur donnent le volume massif de statues. Le prosaïsme apparent des visages interroge sur le mystère de la sainteté. Saints, ces hommes du peuple ?

Il peint dans le même style une série d’allégories des cinq sens dans les années 1630, qui revisite, dans le registre profane, les Apostolados romains.

Ribera. Allégorie de l’odorat avec oignon, ail et jasmin

En 1616, il part pour Naples, qui est alors une possession de la couronne d’Espagne. Bénéficiant de la protection du vice-roi espagnol, le duc d’Osuna, il devient une sorte de peintre officiel et reçoit de multiples commandes.

A Naples, il peint des « scènes » plus complexes. Ainsi Le reniement de Pierre construit sur deux cercles. A droite des index accusateurs désignent Pierre, plongé dans l’ombre et le remords, cependant que le temps où il pouvait être fier de sa vie s’effondre. A gauche, le groupe des joueurs, absorbé par le jeu, tourne le dos à l’action où se joue le sort de l’apôtre.

Ribera. Le Reniement de Pierre

Des scènes de torture

Dans cette période, Ribera peint des toiles d’une âpreté, d’une cruauté saisissantes. Le Martyre de saint Barthélemy est un motif terrifiant de corps souffrant, disloqué et meurtri, que Ribera travaille en autant de variations folles, depuis la première commande pour le duc d’Osuna en 1616, jusqu’à la dernière version de 1644. Il semble fasciné par cette scène d’écorchement. Et moi spectatrice du supplice, j’éprouve une sensation épouvantable où se mêlent ce que je vois et ce que j’hallucine, où Ribera invite à rapprocher sadisme et masochisme jusqu’à ce qu’e’on ne puisse plus les distinguer.

Même scène d’épouvante tirée d’une autre histoire, celle du satyre Marsyas qui a ramassé la flute inventée par Athéna, a appris à en jouer et a osé provoquer Apollon qui le châtie de la plus atroce façon.

Au premier plan, le corps de la victime qu’un dieu écorche vivant coupe tout l’espace de la toile. La tête renversée vers le bas de la toile dans la posture d’un gibier montre un cri affreux. (Je ne sais pourquoi le détail des dents cariées ajoute pour moi à l’horreur de ce cri d’agonie).

Au-dessus, Apollon. Et il faut qu’Apollon soit beau et serein. Tranquille, enfonçant sa main dans la large blessure de sa victime (les membres du bourreau et de la victime dessinent un cercle d’épouvante qui les associe autant qu’il les oppose : le blanc corps du Dieu, le corps brun du satyre, les couleurs du ciel, le brun sombre de la terre).

Dans ces tableaux de mort, il y a à présent de grandes étoffes colorées qui se déploient. Violet pour Apollon, bleu et jaune pour Vénus, rouge pour Adonis

Vénus découvre Adonis, mort, étendu sur son grand manteau rouge… avant sa métamorphose en anémone

A partir de la fin des années 1630, la thématique s’apaise, tout en conservant quelque chose de grinçant. L’exposition met en valeur deux tableaux le Pied-bot conservé au Louvre et une Mujer Barbuda (Tolède, Fondation Medinaceli). La femme est pourvue d’une grande barbe noire. C’est une femme puisqu’elle allaite un nourrisson. Son mari se tient un peu à l’arrière comme saint Joseph derrière la Vierge. La toile est encensée par les commentateurs de l’exposition. Le Vice-Roi de Naples qui a commandité le tableau voulait sans doute représenter une « merveille » de la nature (un prodige étonnant). Aujourd’hui, on nous invite à voir que le handicap n’empêche pas la dignité d’une famille. Mais s’agit-il de handicap ou de fluidité des genres qu’incarne une Sainte Famille post Me too ?

Le Pied Bot, nous pouvons le voir au Louvre. Un petit mendiant infirme porte sa béquille avec l’assurance d’un soldat qui part faire la guerre. Son sourire irrésistible ne demande pas la pitié. Il montre la magnifique puissance de la vie.

Il faut donc voir Ribera, son respect des pauvres, des monstres, des estropiés… et se demander comment cette leçon s’accorde avec sa vision terrible d’un christianisme de martyrs.

Noël. Fête des grands-parents

La fête de Noël raconte une tout autre histoire qui cumule le symbolisme du retour de la lumière et l’accueil du renouveau incarné dans un petit enfant fragile. Je m’émerveille de l’invention chrétienne de Jésus dans sa crèche misérable qui inverse le symbolisme traditionnel du dieu des armées, massacreur des incroyants.

Cette année, la fête est encore plus précieuse : « Un enfant nous est né », comme le promettait Esaïe…. L’enfant de notre fils est une petite fille d’un an. Comme elle habite loin, nous ne sommes pas de ses familiers. Elle ne s’illumine pas dès qu’elle nous voit ; elle nous regarde d’un air sérieux et pour la faire sourire, je dois me livrer à toute sorte de pitreries.

A un an, elle a participé à la grande fête de la consommation en jouant gentiment avec tous ses cadeaux (trop, bien entendu) qu’elle attrape l’un après l’autre et dont elle cherche à comprendre le fonctionnement. Voici son premier xylophone, ses cubes à insérer dans une boite, ses petits livres dont elle repère les boutons capables de déclencher des chansons… elle s’intéresse aux rubans bolduc qui scintillent et s’entortillent joliment. Et moi, je m’émerveille de toutes ces premières fois. A présent, l’excès des Noëls contemporains m’indigne moins puisqu’il plaît à notre petite fille et à ses sœurs.

Ainsi passe la fête dans la fascination pour la rapidité avec laquelle les petits enfants s’humanisent et dans le plaisir de voir vivre des enfants sans la responsabilité de les éduquer. Noël, fête des grands-parents !

Lectures
Il n’y a pas beaucoup de livres sur l’amour des grands-mères pour leurs petits-enfants. Pierrette Fleutiaux, trop tôt disparue, en a écrit un très joli, Loli, le temps venu, paru en 2013 aux éditions Odile Jacob.

6 réflexions sur “Ribera, peintre de l’angoisse

  1. Vu cette exposition jeudi dernier!
    Celle de Caen semble intéressante.
    Pour moi, ce sont des souvenirs de Rome et de La Valette à Malte(Caravage) . Le Reniement de Pierre m’a fait penser au tableau du Caravage à Saint Louis des Français à Rome.
    Très intéressante salle consacrée à l’Inquisition à Naples à mettre en relation avec toutes les représentations de suppliciés. j’ai beaucoup aimé les sanguines et les gravures qui préfigurent Goya
    Bonnes fêtes en famille!

    J’aime

    • Merci Miriam,
      Ton commentaire ouvre de nouvelles pistes (l’inquisition) et comme souvent invite au voyage. Nous ne sommes jamais allées à Malte et tu donnes envie de tenter l’expérience.
      Je n’arrive pas à laisser quelques mots sur ton blog. Le système me demande des mots de passe, que je me suis hâtée doublier ou de mal noter ; décidément, le monde informatique demande des qualités d’ordre dont je suis dépourvue.
      Bonnes fêtes de fin d’année. Un souhait pour 2025. Essayer de coïncider pour une visite d’exposition !
      Sonoa

      J’aime

      • Bizarre que tu n’arrives pas à commenter sur mon blog!
        je vous recommande tout à fait le voyage à malte faisable en toute saison, en hiver il y a tant à visiter que même si la météo n’est pas idéale il y aura moins de monde. En saison on peut se baigner et c’est plaisant.
        Nous avons passé deux semaines délicieuses en septembre.
        Préhistoire : sites spectaculaires, Eglises monumentales, peinture, fortifications, ports de pêche, même carrières …Avec ce mélange de culture britannique, d’Italie, et la langue maltaise qui est de l’arabe. Un beau mélange!

        J’aime

  2. La figure d’Apollon qui plane au dessus de cette scène d’horreur a quelque chose de fascinant. Il apparaît tel un ange de l’Annonciation dans un envol d’étoffe précieuse .

    La beauté de ce plissé aérien, le raffinement de sa couleur, violet, font un contraste saisissant avec la torture et la mort.

    J’irai voir l’exposition pour cet ange tout a la fois divin et maléfique.

    J’aime

    • Tu as tellement raison d’insister sur l’ambivalence d’Apollon. J’ai lu quelques analyses disponibles sur Internet et par exemple celle d’O. Chiquet https://journals.openedition.org/interfaces/282
      qui insiste sur le couple du dieu et du satyre et en propose plusieurs lectures : dans la lecture allégorique de la Contre-Réforme, l’écorchement sanctionne la laideur morale du satyre ; dans la lecture symbolique néo-platonicienne, l’écorchement permet de libérer l’âme belle d’un corps laid ; L’article a l’intérêt d’affronter le problème du couple de la beauté et de la laideur au coeur de l’art de cette période. J’ai fait une visite « émotive » de l’exposition, mais à présent je réalise que Ribera demande mieux !

      J’aime

Répondre à phrygane Annuler la réponse.