L’architecte catalan, Ricardo Bofill, pensait que le peuple avait droit à la beauté. Il voulait construire des demeures qui tournaient le dos aux mornes façades des HLM de l’après-guerre pour se parer de colonnades et de frontons empruntés aux temples grecs. C’est ce programme qu’il a pu finaliser en 1983 à Noisy-le-Grand dans une cité baptisée Les Espaces d’Abraxas.
Le Trésor de la langue française explique le nom en se référant à Renan
Le bien est le dieu suprême [selon Basilide] (…). Son nom est Abraxas. Cet être éternel se développe en sept perfections (…). Les sept perfections ont produit les ordres d’anges inférieurs (…) au nombre de trois cent soixante-cinq. Ce nombre est celui que donnent les lettres du mot abraxas, additionnées suivant leur valeur numérique. (…) les basilidiens (…) adoptèrent les vertus magiques du mot abraxas. E. RENAN, Église chrétienne, 1879, pp. 160-163.
Un abraxas est donc un dieu. C’est aussi une amulette…. Et bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser à abracadabra (parenté soutenue par le dictionnaire Robert historique). Abracadabra donc, nous irons à Noisy-le-Grand.
Difficile de se garer une fois arrivés aux Espaces d’Abraxas. Le parking du centre commercial qui jouxte les bâtiments construits par Bofill est fermé le dimanche. Lorsqu’une place est libre le long d’un trottoir, il faut payer en chargeant une application sur son téléphone. Si l’opération rate, on n’a aucune solution. Après des détours, nous longeons l’arrière d’un bâtiment. L’arrivée est peu engageante, la rue étroite est mal entretenue et les habitants ont vue sur le parking !

Les fenêtres paraissent bien étroites à côté des pilastres démesurés. Même ce jour où le ciel rayonne, la façade de béton est sombre, (un peu égayée quand même par des touches d’ocre clair et de bleu.) « Est-ce que les rayons du soleil arrivent à éclairer cette rue, a dit E.? »


Des habitants, lassés d’être visités par des nostalgiques du film Brazil qui a été tourné dans les Espaces, préviennent les visiteurs qu’ils feraient mieux de repartir. De fait, on doit se lasser d’être pris en photo. A moins que le message vienne de dealers qui n’ont pas envie d’être dérangés dans leur commerce : le quartier a mauvaise réputation. Cependant tout était tranquille l’après-midi de notre visite et les passants nous souriaient.

Nous prenons un passage, bien qu’il ait l’air de ne mener nulle part. Coincé entre les murs gigantesques, un petit temple stupéfie. Les plus critiques sont effarés. « Pourquoi ce temple qui n’a aucune affectation ? Une citation gréco-romaine gratuite ? »



Après cet immeuble-enceinte, on pénètre dans la partie qui s’appelle « Le Théâtre », Le lieu est hors normes, colossal. Il y a ceux qui détestent, trouvent le gigantisme de l’endroit effrayant. « C’est funèbre. On ne peut pas vivre dans cette monstruosité oppressante ! ». Et il y a ceux dont je fais partie qui sont fascinés par sa puissance. « Beau, laid n’a pas de sens, ici »

E. insiste : « Je n’aime pas les bâtiments qui sont là pour qu’un architecte orgueilleux puisse laisser sa signature. On vit sûrement mieux dans des bâtiments plus humbles, des HLM ensoleillés, sans vis-à-vis.

De fait, si les emprunts aux formes classiques, (portique, colonnes, péristyle, qui viennent pourtant d’une architecture à échelle humaine) font une impression inquiétante c’est parce qu’ils sont réinterprétés dans des proportions gigantesques. Ce sont des bâtiments qui appartiennent à un autre monde… « Je n’y vois que des réminiscences d’architecture totalitaire, dit E. Si je devais vivre là, j’aurais l’impression d’être une créature impuissante dans un monde despotique. »

Moi, je pense que Bofill, puis les cinéastes et les auteurs de série ont nourri le besoin de fiction des habitants en offrant à la cité des matrices de récits, et qu’un ado qui traverse la place pour aller au collège peut se représenter en chevalier chevauchant un dragon pour aller combattre le mal. Il voit le monde futur, pas le passé…
Mais est-ce tellement inhumain ? Nous avons croisé deux personnes de l’immeuble Théâtre qui partaient en vacances et qui adorent Abraxas où elles vivent depuis 22 ans. Leur appartement est spacieux. Comme il est traversant, il est très clair. Ils se sentent bien. L’univers fermé les protège. Les enfants aussi sans doute qui font du patin dans l’hémicycle et n’ont pas besoin d’être surveillés.

Abracadabra, c’est vraiment un nom magique !
On s’attend à voir surgir d’un coup de baguette de fée un monde enchanté, aérien, mais la réalité est plus prosaïque, grandiose , certes, mais la pesanteur l’emporte sur la grandeur.
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Lieu pesant, sombre et fermé sur lui-même comme une forteresse. D’ailleurs les films qu’on y tourne sont des dystopies.
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