Fin d’année 2020. (Coronavirus 6)

Maison et Prison

Le lieu que nous appelons « la maison » –quand nous disons « Allez ! Il se fait tard. On rentre à la maison » – est un appartement. Qu’en raconter ? Il est rempli de la vie que nous y menons, des heures tranquilles passées à lire au chaud pendant l’hiver, au frais pendant l’été, de la lumière qui entre par les grandes portes fenêtres, des pauses passées ensemble à parler de tout et de rien. Tout ceci donne à cet endroit son caractère protecteur et studieux. « La maison, c’est là où tu es », dit-il ou dit-elle. Chacun a la sagesse de sortir, d’aller voir une amie, de déjeuner avec un ancien collègue pendant quelques heures parce que nous savons qu’un nid, c’est très bien pour s’y retrouver à condition de s’en envoler.

J’ai eu d’autres maisons dont la plus importante parce que c’est celle de ma petite enfance était à Chatou, un pavillon de banlieue où j’ai habité quelques années, immense dans mon souvenir, sans doute modeste en réalité.

Si je pense « la maison », vient d’abord l’image de l’arbre de Noël installé dans un coin du salon. En ce temps-là on illuminait les sapins avec de vraies bougies et je sens encore l’odeur de cire mêlée au parfum des aiguilles chaudes. Les dizaines de petites flammes dansantes des bougies se reflétaient dans les boules rouges, vacillaient au moindre déplacement d’air

Je revois aussi ma chambre avec son papier peint turquoise clair parsemé de bouquets blancs, peut-être des œillets, plus sûrement des fleurs de fantaisie. Une fois la lumière éteinte, les ombres des feuilles de peupliers, éclairées par le réverbère de la rue, s’agitaient sur le verre dépoli de la fenêtre. De ce mélange d’obscurité et de lumière surgissaient des monstres qui m’effrayaient jusqu’au moment où le sommeil effaçait tout.

La maison était surtout inséparable du jardin, du vieux figuier où le chat faisait la sieste, des iris violets du printemps, des énormes bouquets de rhubarbe, si gros que je pouvais m’y dissimuler quand on jouait à cache-cache. Je n’avais d’autre but dans la vie que d’observer ce que contenait cet enclos depuis la file des peupliers de la grille, jusqu’à la plate-bande du milieu avec son odeur de terre remuée où maman allait bientôt semer les gaillardes, les pieds d’alouette et les cosmos. Au-delà commençait le pré sauvage, lieu de mes plus grandes explorations. Cette maison mi-réelle, mi rêvée n’était pas un nid douillet, mais un monde en miniature où je pouvais marcher dans l’herbe mouillée, courir après le chat, me balancer dans les branches du figuier, regarder passer les nuages.

Que deviennent nos maisons en temps de confinement ? Elles sont bizarrement contaminées par les mots que nous utilisons pour parler des prisons. « Rien à voir », direz-vous à raison, entre le confort de nos logements et les lieux sordides où sont enfermés les condamnés, mais la première citation du Trésor de la Langue Française associe prison et ennui :

J’espère, lui dit-il, que vous ne vous êtes pas trop ennuyé en prison ARLAND, Ordre, 1929, p.440.

(En fait, la suite de la citation s’arrange un peu grâce aux dures et bénéfiques leçons du châtiment, du moins si l’on aime les visions punitives de la vie : « J’ai toujours pensé que ce qu’un homme peut rencontrer de plus utile vers la vingtième année, c’est une longue maladie ou un séjour en prison… »)

De même, les messages qu’envoient les amis enfermés chez eux par le couvre-feu, rapprochent confinement et ennui : « le plus difficile, c’est l’ennui », « jours d’ennui maximum », etc… Et la maison refermée est coupée de l’espace : « Pour avoir un espace et des contacts à soi, le télé-travail est terrible ; je ne peux plus sortir pour aller au travail. »

Dans une prison, écrit encore le dictionnaire, on « est gardé pendant un temps plus ou moins long… » Le temps qu’il faut « tirer » obsède les prisonniers. Certains des confinés du Covid finissent par les envier. « Au moins, m’écrit un ami, quand on a purgé sa peine, on sort de prison. Là, personne ne croit plus à une date où le confinement s’arrêtera. »

Le temps suspendu, les jours qui se ressemblent, l’espace restreint, l’absence de rapport avec le monde extérieur (ce monde existe-t-il encore ?) sont communs à notre expérience du confinement et au statut de prisonnier.

Il faut être Stendhal ou Giono pour voir au-delà des murs :

 « J’ai passé dans cette prison quelques-unes des plus belles heures de ma vie » « Avec ma demi-boule de pain et ma cruche d’eau tous les quatre jours, que voulaient-ils que je fasse, sinon rêver ?  Et, rêver, ils étaient bien petits garçons pour reclure mes rêves » (Noé, éd 1973, p.168)

Le Corps et l’âme. De Donatello à Michel Ange, 1460-1520

Quelques heures avant la fermeture du Louvre nous étions passés à l’exposition Le Corps et l’Ame. De Donatello à Michel Ange, 1460-1520 car nous aimons revoir les œuvres que nous connaissons, et de nouveaux rapprochements enrichissent souvent l’image que nous en gardons. Il était déjà tard et nous l’avons aperçue plutôt que visitée. Nos souvenirs d’histoire de l’art créditaient Michel Ange d’avoir ajouté à la beauté des nus antiques les sentiments qui les habitent. Et tel est bien l’axe de cette exposition sur la sculpture du Quattrocento à travers l’Italie qui tantôt évoquait la grâce des corps nus,

Madeleine (?) tenant la couronne d’épines et les clous de la Crucifixion » (vers 1500) par Michel-Ange – Musée du Louvre
Marie-Madeleine tenant la couronne d’épines et les clous de la Crucifixion
(vers 1500) par Michel-Ange – Musée du Louvre
« Bacchus et Ariane » (vers 1505-1510) par Tullio Lombardo – Kunsthistorisches Museum (Vienne)

…tantôt la désolation et la fureur.  Chez les petits maîtres, l’émotion était un signe codifié : les bouches entr’ouvertes de Giovanni Angelo del Maino  se retrouvent dans toutes les représentations de l’âge classique :

Giovanni Angelo del Maino vers 1515. Florence Déposition
Guido Mazzoni. Marie-Madeleine vers 1485-1489. Musée d’art médiéval de Padoue

… Les bras levés et les yeux renversés suggèrent l’intensité des passions sublimes C’est au 15e semble-t-il que s’invente ce code gestuel appliqué pendant l’âge classique. 

Marie-Madeleine et saint Jean l’Evangéliste.Giovanni Angelo del Maino – avant 1515 – Côme, Cathédrale

Avec Michel Ange, on n’a plus affaire à  un grand théâtre décoratif ; ce qu’il fait vivre ce sont les énigmes de nos vies, le mélange de bien et de mal, de courage et de faiblesse qui les hante.

Mais quel rapport avec ton couplet mélancolique sur les maisons/prisons me dit mon lecteur imaginaire… ? Aucun, si ce n’est que je suis privée de la ville pleine de vie et que je comble ce manque avec mes souvenirs d’exposition. Il me semble appartenir au peuple des « sans », dont la description avait scandalisé sous la présidence de Hollande. Bien sûr, je devrais avoir honte de comparer les « sans dents » et les petits bourgeois privés de leurs musées, de leurs théâtres, de leurs cafés, de leurs restos où diner avec des copains, et pourtant je vois bien que le sentiment de manque est général.

En attendant la délivrance de 2021, il ne me reste qu’à partager mes dernières images du monde d’avant avec vous.

10 réflexions sur “Fin d’année 2020. (Coronavirus 6)

  1. Ah ce monde d’avant, chère Sonia! Bien loin de la perfection et, c’est ce que je pense, à ne pas retrouver tel quel, mais OUI pour la délivrance! L’art est un baume, un médicament extraordinaire, un univers parallèle (parmi tant d’autres). Que 2021 nous fasse sortir de cet enfermement sans date précise d’ouverture des portes. Bonne santé, bonne vie à toi, à ta famille, aux lecteurs de ton blog
    mariagrazia

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    • Au moins, ce temps nous a permis de faire retour sur nous, de faire l’aller et retour entre l’individuel et le collectif, de nous dire que ce qui nous manquait dans les cinémas, c’est moins les films que les interminables conversations avec les amis sur les films… et ainsi de suite pour toutes ces occasions de faire société que nous avions dans le monde imparfait d’avant. Souhaitons-nous puisque c’est le temps des vœux que reviennent vite les occasions de nous voir en italie ou en France.
      Sonia

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  2. Ah Sonia ! Ce qui peut nous consoler c’est que nous sommes loin d’être les seuls contrairement à une prison ! Espérons qu’en Décembre 2021 on se dise ‘te rappelles-tu l’année dernière l’hiver ou l’on était confinés…
    Bon bout d’an ! Comme on dit en Provence !

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    • Je n’ai pas réalisé la tonalité mélancolique de ce petit billet. Les vaccins me donnent beaucoup d’espoir, surtout quand on compare les dégâts du coronavirus et les hécatombes de jadis. Je m’inquiète surtout à présent pour les conséquences économiques… mais le pire n’est pas sûr. Espérons donc que 2021 sera une année clémente
      Sonia

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  3. Sonia, j’aime bien votre souvenir d’un jardin d’enfance , il fait ressurgir des images d’un monde ouvert où tout encore était possible : l’odeur de l’été, la lumière bleue, l’abondance des fleurs, les jeux, les figuiers gavés d’abeilles. ..
    En ce temps de réclusion reste la memoire du temps disparu.
    Moment propice pour relire La recherche du temps perdu.

    A propos de l’exposition  » Le corps et l’âme  » j’aurais bien aimé voir une œuvre « mineure » seulement visible à cette occasion, ce sont deux anges volants, hauts reliefs en terre cuite de Verrochio et son atelier. La grâce des visages, la qualité des drapés témoignent peut-etre de l’influence du jeune Léonard de Vinci.

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    • Cette comparaison est un peu écrasante, mais Proust est bien l’archétype de ceux qui cherchent des mots pour exprimer la nostalgie de l’enfance disparue.

      Je me souviens des deux anges au beau plumage de Verrocchio. Des messagers si gracieux qu’ils ne peuvent apporter que de bonnes nouvelles.

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