Rothko. La voie négative

Voici quelques notes sur l’exposition Rothko de la fondation Louis Vuitton. Je ne me suis pas astreinte à confronter vraiment ce que j’ai appris de la vie du peintre et ce que j’ai ressenti devant son œuvre… que j’ai peut-être vue trop vite (surtout la dernière salle) et je ne suis peut-être plus capable de faire intensément l’expérience de « la présence », comme lorsque j’avais visité la galerie Tate à Londres.

Venu d’un monde barbare,

Né en 1903 dans l’Empire russe, Mark Rothkovitch émigre en 1913 avec sa mère et sa sœur pour fuir les pogroms du début du 20e siècle. Portland, dans l’Oregon, où vivent déjà son père et ses frères, est leur but. Annie Cohen-Solal raconte qu’on avait fait porter au garçonnet un écriteau sur lequel on pouvait lire: “I don’t speak english”. Evidemment, en contexte, ça n’a rien d’une brimade. La famille avait simplement peur de le perdre, mais dans le souvenir de Rothko, cette expérience sera la première des humiliations qui attendaient les nouveaux émigrés aux Etats Unis.

Six mois après son arrivée, Markus perd son père et il grandira dans la gêne. Entre 3 et 14 ans, il avait reçu une éducation juive qui le marquera durablement. Elève brillant, il est admis à l’université de Yale, mais il rate son intégration dans cette université très conservatrice, renonce à des études d’ingénieur ou d’avocat et décide de s’initier à la peinture.

En 1932, à 29 ans, il rencontre Édith Sachar avec qui il se marie. Sa femme gagne leur vie en fabriquant et vendant des bijoux. Il y a très vite la blessure de l’insuccès et l’humiliation causée par sa femme qui le force à travailler comme vendeur. Plusieurs séparations avant la rupture. Il quitte Edith Sachar, s’effondre, arrête de peindre pendant un an. (https://encalado.com/2016/05/10/mark-rothko-une-toile-recouvre-un-neant-detre-partie-12/), puis en 1944, il rencontre Mell qu’il épouse après quelques mois. Mark et Mell auront deux enfants et vivront ensemble presque jusqu’à la fin de la vie de Rothko.

En 1940, lorsqu’il obtient la nationalité américaine, Markus Rothkovitch raccourcit son nom en Mark Rothko.

Dans les années 35-40, Rothko peint des stations de métro avec de vagues esquisses d’êtres humains, ombres de pauvres voyageurs sans voyage, qu’on peut trouver « malhabiles ».  

1936. Untitled

Puis, influencé par le surréalisme européen fraîchement débarqué à New York, il crée d’étranges peintures colorées qui rappellent Francis Bacon, Roberto Matta ou André Masson.

1946. Harpe éolienne

La « peinture en champs de couleur » et le sfumato

Vers 1947 commencent ses œuvres abstraites, que les critiques (par exemple Valérie Oddos 18/10/2023) expliquent par le choc de la Seconde Guerre mondiale : que peut-on encore peindre après les guerres qui ont fracassé les illusions sur la culture européenne ?

Rothko est un parmi les peintres comme Jackson Pollock ou Adolph Gottlieb qui n’acceptent pas la pérennité d’un art destiné à orner les salles à manger des riches Américains. Mais il refusera sa vie durant de se ranger sous la bannière de l’art abstrait. « Mon art n’est pas abstrait, il vit et il respire ». Ce qui l’intéresse, ce sont les émotions.

Le visiteur est saisi par la rencontre de ces toiles si simples. Les premières reposent principalement sur le rouge, l’ocre, et sur le jaune clair qui fait rayonner le rouge. Les critiques appellent cette période le Color Field painting movement, littéralement « le mouvement de la peinture en champs de couleur ». Au cours de la décennie suivante, Rothko s’en tient à des formes rectangulaires dont il travaille les couleurs en procédant par couches minces.

Les teintes ensoleillées alternent avec de grands rectangles bleus et noirs. Il marie par exemple le bleu (couleur d’un ciel profond), le noir et le blanc. Les séparations sont incertaines, la matière même est parfois humide et légère comme ce blanc tissé en nuages.

1956. Green on blue

Les couleurs tremblent un peu parce que les angles et les bords sont estompés et fusionnent avec le fond caché sous les dernières couches, ce qui évite l’effet géométrique et cérébral des toiles de Mondrian et ouvre un espace où les couleurs flottent doucement…

D’autres fois Rothko plonge le spectateur au milieu d’immenses toiles où des rouges s’opposent à des noirs et des violets. 

Ce qui sépare sa peinture d’un art décoratif, c’est l’invitation faite au spectateur de se séparer de tout ce qu’il tient pour beau et qui est juste encombrant, pour s’immerger dans un espace tout autre. Christopher, son fils explique ainsi le but de son père:

Pour mon père, le monde émotionnel était la voie d’accès à ses spectateurs. D’où son ambition d’élever la peinture au niveau émotionnel dont est capable la musique. Elle peut vous tirer des larmes. Ses tableaux aussi. Ils parlent une langue universelle qui n’a pas besoin d’explications. On ne comprend pas bien pourquoi ils nous remuent, pourquoi ils nous émeuvent, mais ils le font. Entretien avec Harry Bellet, octobre 2023, Le Monde, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions 

Et Rothko écrit :

Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que bon nombre de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. » (cité par Encalado (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko)

La dimension monumentale s’impose car elle permet d'envelopper le visiteur dans une atmosphère réduite à des accords de couleur :

Comme je suis engagé dans l'élément humain, je veux créer un état d'intimité _ une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. L'échelle est d'une extrême importance pour moi _ l'échelle humaine.    Rothko, Écrits sur l’art, « Le professeur idéal », 1941, pp. 55-56.)


Une expérience immersive

Des toiles nocturnes que l’ombre borde sont conservées aujourd’hui à la Tate de Londres. Leur célébrité tient en partie à leur histoire.

Elles avaient été commandées en 1958 par la Seagram, richissime entreprise de vins et spiritueux, pour décorer un restaurant. Rothko a testé des formats horizontaux pour qu’ils puissent être visibles au-dessus de la tête des convives. Or il vint déjeuner au restaurant et fut plongé dans un brusque désespoir à l’idée des clients papotant, discourant, jacassant, bâfrant sous ses toiles. Il décrivit le restaurant du Seagram comme « un lieu où les salauds les plus riches de New York viennent pour bouffer et se montrer… », avant d’ajouter : «J’espère ruiner l’appétit de chacun des fils de pute qui mangera dans cette pièce ! » Il finit par rendre son chèque à la famille Bronfman et conserva ses tableaux jusqu’au moment où le directeur de la Tate Modern lui proposa de leur consacrer une salle. Ils y sont exposés aujourd’hui.

The Houston Chapel

Toujours en quête d’un espace global où immerger le spectateur, Rothko accepte la commande d’un ensemble de panneaux pour la chapelle voulue par un couple de collectionneurs, Dominique et Jean de Ménil. Il a dû trouver là ce qu’il cherchait : la forme octogonale de la chapelle et la pénombre qui y règne plongent le spectateur dans un bain de couleurs, supprime toute séparation avec les toiles. Rothko espérait que le visiteur pourrait faire l’expérience spirituelle de l’éternité dans ce lieu si paisible. Dans le discours d’inauguration de la chapelle après la mort du peintre, Dominique de Menil déclara :

Les images qui n'ont jamais été acceptables pour les juifs et les musulmans sont devenues intolérables pour tous aujourd'hui ... Nous ne pouvons plus représenter Jésus et ses apôtres ... Dans un monde encombré d'images, seul l'art abstrait, peut nous conduire au seuil du divin ... Rothko fut prophétique de nous laisser un environnement nocturne. La nuit est paisible. La nuit est enceinte de la vie […] (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko/)

Ainsi les couleurs peuvent remplacer le récit et l’exhibition des visages et des corps si chers à la peinture baroque. Cette peinture invite à méditer sur « l’essentiel ». Des moyens minimalistes conduisent à un ordre de réalité où fusionnent le beau et l’émotion, jusqu’à faire paraître les autres peintres comme trop bavards, trop décoratifs, insignifiants comme des peintres d’affiches publicitaires.

Les cendres de la série des Black and Grey

L’exposition s’achève par la série des Black and Grey, commande abandonnée, prévue pour le bâtiment de l’Unesco à Paris. Un ensemble ascétique de variations autour de deux rectangles noirs et gris superposés, est confronté à deux sculptures monumentales de Giacometti.

Pour ces tableaux, le peintre a soustrait toutes les couleurs. Il n’a gardé que le gris et le noir qui envahissent la toile.

Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, Joseph Nechvatal, Whitehot magazine

Est-ce encore de la peinture ? Pour moi, la magie ne fonctionne plus. Je ne vois qu’une matière plate sans épaisseur et sans espace qui m’ôte la possibilité d’un rapport contemplatif à cet art devenu soudain une maladie mortelle. Que pouvait encore peindre Rothko qui ne soit une répétition de l’expérience parfois atteinte d’un infini présent sur terre ? 

Rothko s’est suicidé à New York, le 25 février 1970.

Quelques références

Bellet, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions

Cohen-Solal,  Annie, 2023, Mark Rothko, Collection Folio histoire (n° 334), Gallimard.

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

Nechvatal Joseph, « Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, » Whitehot magazine.

Oddos Valérie, 2023, https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

5 réflexions sur “Rothko. La voie négative

  1. Quel article magistral! J’ai visité l’exposition comme une beotienne et tu me donnes envie d’y retourner riche de tes explications. A vrai dire j’aime les surprises et si j’avais tout lu j’aurais détruit l’effet de découverte.

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  2. Je n’était pas vraiment tentée par cette peinture dont je retenais seulement quelques grands rectangles colorés.
    Mais à l’exposition s’est imposé un véritable effet d’immersion dans ces « champs colorés » qui tout à la fois dilatent et brouillent l’espace.
    Il y a comme l’effusion d’une lumière souterraine qui vient inonder la toile et rendre soudain perceptible des émotions enfouies.
    Grands buvards colorés où peuvent se lire le tremblé de l’eau, des feuilles, de la flamme, des brouillards, des fumées…
    Je pense, aussi, à certaines toiles de Friedrich ou de Turner toutes enveloppées de ciels qui éveillent des échos de sensations, de mondes lointains.
    Il y a chez Rothko comme un poids mystique de la couleur et c’est peut être ce que Daniel Arasse a voulu dire en écrivant  » les tableaux de Rothko sont des temples en attente de notre regard »
    Pour moi aussi, dans la série « Black and Grey » qui termine l’exposition, en même temps que la couleur, la magie du regard a disparue.
    Restent des surfaces plates sans « arrières mondes »

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