J’écris ce petit billet en pleine pandémie parce je me demande si les clôtures formulaires des SMS qui me parviennent, « je t’embrasse, Bises !, Bisous, bzx », vont cesser d’être employées et, plus largement, si la légèreté moderne de nos corps est vouée à disparaître.

Voilées, Masquées
Hier, nous n’avions pas de mots assez durs pour dénoncer la vision hypocrite que les Musulmans ont des rapports des hommes et des femmes… En France, disions-nous, on n’a pas besoin de cacher les femmes dans l’espace public. Et d’ailleurs, on peut se dire franchement les choses du désir. Brassens a chanté très bien l’absence d’interdits au nom du naturel (il est vrai qu’il était réservé au peuple) :
« Je te plais, tu me plais… » et c’était dans la manche,
Et les grands sentiments n’étaient pas de rigueur.
On en revenait toujours au temps d’après 68, où les corps avaient commencé à se montrer tranquillement : mini-jupes, cheveux dénoués, pulls à même la peau, puis les seins nus sur la plage.
En 2000, le spectacle des femmes entièrement voilées nous a indignés, que ce soit celles qu’on obligeait à le faire ou les « fanatisées » qui se précipitaient sur le voile en clamant que leur corps n’était qu’à leur mari, qu’il leur était réservé et au fond qu’il servait essentiellement à leur fabriquer des fils.
Evidemment, la norme nouvelle n’inverse pas les choses : les voiles masquaient seulement les femmes, alors que les masques cachent tous les visages. On met des masques médicaux parce qu’on a le souci des autres, tandis qu’on met une burka pour s’en séparer… mais c’est comme si l’exhibition du corps était en train de reculer en même temps que l’impression que nous vivions une fête collective destinée à ne jamais s’arrêter.
Accolades
Un arrêt récent du Conseil d’Etat ( 11 avril 2018 n° 412462) semble considérer que la poignée de main avec une personne de sexe opposé, est une valeur républicaine, s’y refuser étant un signe de non assimilation. Notre culture s’en trouve définie comme une « culture de contact », une culture où il faut se toucher pour manifester l’égalité.
Las ! Les poignées de main et les accolades sont devenues mortelles. Si le coronavirus recule vite, nous retrouverons nos habitudes. S’il s’attarde, les règles de convivialité changeront.
Les bises
Au cours de ma vie, j’ai vu se modifier le principal des rituels de salutation. Quand j’étais enfant, on s’embrassait en famille, et seulement si quelqu’un partait pour un long voyage ou en revenait. Je n’ai pas souvenir de séances de bises en arrivant au lycée.
Le baiser entre hommes paraissait incongru et plutôt dérangeant, les relations homosexuelles ne s’affichant pas..
Dans les cours d’histoire, on évoquait cependant le baiser de cérémonie. Au Moyen Age, ce baiser était échangé lors de la cérémonie d’hommage comme gage d’union entre un vassal et son seigneur.

, Maître de Fauvel Histoire de Merlin, France, Paris, XIVe siècle, M Folio 171 . Bib. Richelieu v°https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90591425/f173.image.r=Ma%C3%AEtre%20de%20Fauvel
Cette composante cérémonielle semblait s’être éteinte avec la Renaissance, le baiser étant réservé à l’expression de la tendresse… Il en reste pourtant quelque chose quand les chefs d’État s’embrassent devant les caméras. On laissait aux Russes les baisers sur la bouche, (aujourd’hui bannis par peur de l’homosexualité) dont enfant, je regardais fascinée les photos dans les magazines. Je crois que tous mes amis se souviennent du cliché où l’on voit Brejnev embrasser Honecker à pleine bouche !


L’autre signification médiévale était religieuse. C’était le baiser de paix entre les croyants, recommandé par Paul de Tarse. Il subsiste chez les orthodoxes où les fidèles embrassent toujours les prêtres sur la bouche pour célébrer les Pâques. Aujourd’hui, les catholiques sont eux aussi invités à s’embrasser.
Mais quand j’ai cherché quelques images de baisers non amoureux et non familiaux, je n’ai trouvé que des tableaux associés à la duplicité du traître Judas.

Et selon le grand sociologue Norbert Elias, le recul du contact corporel n’a fait que s’accentuer du 17e au 19e siècle. Malgré un assouplissement dans la première partie du 20e siècle, on peut dire que je suis encore née sous le régime de la séparation des corps. C’est après 68 que cette distance corporelle a fait place à un besoin généralisé de bisous. En 1970, j’ai encore eu affaire à quelques vieux messieurs de la Mittel Europa qui tenaient à me baiser la main, mais déjà les bises étaient en train de se généraliser.
Le retour du baiser social : les bises de la fin du 20e siècle

Pas plus que les baisemains, les bises n’étaient en principe voluptueuses ; elles ne promettaient rien. C’étaient de simples gestes de salutations et non des gages d’intimité. Cependant elles accompagnaient le déplacement de la frontière entre l’intime et le public , l’affaiblissement des distances sociales, que signifient aussi la généralisation du prénom et le tutoiement.
Elles témoignaient de l’instauration d’un régime de camaraderie symétrique entre les sexes, qui allait de pair avec l’indifférenciation des tâches sociales, la diffusion du vêtement androgyne et la fin de la passivité des filles : celles-ci n’étaient plus l’objet du respect des visiteurs, elles échangeaient avec eux des signes de reconnaissance réciproques : « Nous faisons partie du même monde »
Je dois dire que les bises de camaraderie me semblent parfois un peu envahissantes.
A Aix-en-Provence, les amis de mes enfants posaient trois bises sur mes joues. En arrivant à Paris, j’ai découvert que les cadres s’en tenaient à deux, mais qu’avec leurs enfants il fallait aller parfois à quatre… avec les bourgeois bohèmes et les banlieusards, c’était l’incertitude la plus totale et je pouvais rester la bouche en l’air ou m’arrêter trop tôt.
J’étais d’autant plus perdue que je commençais souvent par la mauvaise joue : pour moi, démarrage à gauche, comme la plupart des gens à Aix, alors que mes vis-à-vis commençaient souvent par la droite. L’âge venant, il m’a fallu apprendre aussi à ôter mes lunettes pour éviter le choc avec la paire du partenaire de bises.
La distanciation sociale,
Je suis allée voir dans Wikipedia ce qu’était la « distanciation sociale » qu’on nomme ainsi par calque de l’anglais, et plus rarement distanciation physique ou éloignement sanitaire (en anglais : social/physical distancing). Ce sont, dit l’article, « certaines mesures non pharmaceutiques de contrôle des infections prises par les responsables de la santé publique pour arrêter ou ralentir la propagation d’une maladie très contagieuse comme par exemple les maladies infectieuses émergentes et qui visent à éloigner les individus les uns des autres. L’objectif de la distanciation sociale est de réduire la probabilité de contacts entre les personnes porteuses d’une infection et d’autres personnes non infectées, de manière à réduire la transmission de la maladie, la morbidité et la mortalité.
Le Robert Historique date le mot distanciation de 1959 par traduction de l’allemand Verfremdungseffekt, « effet de distanciation », concept développé par Bertolt Brecht. Il s’agit d’inciter le spectateur à prendre ses distances avec l’action dramatique par le biais de l’acteur prenant lui-même ses «distances» avec son personnage. Nous voici passés du regard critique sur la réalité sociale à l’incorporation des normes médicales qui nous enjoignent de nous éloigner… Que restera-t-il des quatre bises des bons camarades ? Sont-elles en voie de disparition ? Peut-être pas si la crise s’arrête vite et si une nouvelle pandémie ne vient pas répandre la terreur. Bien des SMS et coups de fil me parviennent encore en version-bises, et Ivan vient de terminer un message collectif par Bisous caressants pour protester contre le puritanisme sanitaire.
Allez ! Portez-vous bien. Bises virtuelles !
Avanzi, Matthieu, https://www.lepoint.fr/sciences-nature/tout-sur-la-bise-07-10-2019-2339696_1924.php ethttp://combiendebises.free.fr/ (j’ai découvert ce site, mais les informations qui datent d’avant le coronavirus !)
Elias, Norbert, La Civilisation des moeurs, (1ere éd. allemande 1939) tr. 1973, La Civilisation des moeurs, Paris, Livre de Poche.
Lacroix, Alexandre, Contribution à la théorie du baiser , Ed. Autrement.
Carré, Yannick, 1997, Le baiser. Premières leçons d’amour, Paris, Autrement.
Pruvost, Jean, https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/distanciation-sociale-de-quoi-parle-t-on-20200405
Robert historique,Paris, Le Robert.