Salons de musique parisiens

Le concert privé

Un mail donnait l’adresse de l’immeuble et le code de l’appartement. Je n’ai hélas pas eu le temps de m’attarder dans le hall, d’admirer les marbres polychromes, les fresques, le petit amour porte-torche. A l’étage, le propriétaire a ouvert la porte, nous a accueillis en souriant et nous a fait part de l’endroit où nous pourrions trouver sa femme. « Elle vous attend au salon ».

Hall d’immeuble

Le salon-salle à manger doit bien faire 100 mètres carrés : on pourrait y installer un petit orchestre sans que l’auditoire soit trop près des musiciens. Les invités sont assis sur des sièges bien alignés réservés aux concerts. Le fond est occupé par un Steinway posé contre un papier peint qui reproduit une vue de Venise. Pas de murs chargés de portraits de famille, mais quand même un joli portrait d’une dame en rose.

Ce lieu convenait admirablement à la sonate numéro 1 pour violoncelle et piano de Brahms et aux 5 pièces dans le ton populaire de Schumann interprétées par Etsuko Hirose, la pianiste, et Guillaume Martigné, le violoncelliste. Dans les salles de concert, la musique vient de loin alors que dans ce salon, le public était entouré par le son tout proche. Les vibrations des instruments ajoutaient encore à la magie du jeu à deux quand, avant même l’attaque, on voyait les respirations s’accorder ; à la magie de l’écriture musicale où le piano luttait avec le violoncelle, l’opposition des deux instruments devenant encore plus spectaculaire avec le jeu virtuose ; à la magie du moment où on pouvait croire que les âmes s’étaient envolées derrière les paupières closes des musiciens.

Guillaume Martigné en concert

Quelquefois, des concerts privés ont lieu au printemps et par les fenêtres ouvertes entrent les parfums de merveilleux jardins. Les générations se mêlent. Même les très petits enfants écoutent.

Louise Tchalik. 2023
Concert à Fontenay-aux-Roses

La musique de chambre dans les salons du 19e siècle

Bien sûr, le phénomène de la musique en privé n’est pas neuf. Sous l’Ancien Régime on a fait de la musique de chambre chez les rois (Les musiciens de la chambre étaient les musiciens attachés à la chambre du roi, c’est-à-dire à ses appartements privés, bien distincts des musiciens qui composaient pour l’église ou pour les spectacles équestres). Des musiciens étaient aussi rattachés aux hôtels particuliers de nobles ou d’amateurs fortunés. 

Au 19e siècle encore, l’État qui n’avait pas mis en place de véritable politique musicale, se reposait sur les gens du monde qui invitaient des amateurs à écouter chez eux des musiciens.

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Pendant la Belle époque, les salons les plus réputés sont ceux de Winnareta de Polignac (héritière des machines à coudre Singer qui a épousé un prince de Polignac, heureux de refaire sa fortune). Bonne musicienne, elle soutient la création contemporaine, commande à Stravinsky, Satie ou Falla des œuvres destinées à être interprétées dans son hôtel particulier. Chez la comtesse Élisabeth Greffuhle, on entend Wagner, Mahler ou Schoenberg ; chez Marguerite de Saint-Marceaux qui servit un peu de modèle à Madame Verdurin, on rencontre Chausson, Lalo, Vincent d’Indy, Paul Dukas, Ravel, Pierre Louÿs, Debussy, Fauré.  Au 31 rue de Monceau, règne Camille Saint-Saëns ; Madeleine Lemaire défend aussi Reynaldo Hahn qui deviendra l’un de ses plus proches amis.

Les maîtresses de maison se font la guerre pour rassembler les invités et les artistes les plus élégants. Proust a raillé la lutte que mène Madame de Saint-Euverte pour attirer dans son salon le plus grand nombre possible de personnes connues : « En réalité, Mme de Saint–Euverte était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. » (Sodome et Gomorrhe)

Souvent les femmes invitées ont à cœur d’étaler vêtements et parures éblouissantes, et les hommes viennent en habit. Mme de Saint-Marceaux est une exception, qui insistait pour qu’on ne s’habillât point. Venir en tenue de travail constituait une preuve d’élégance et de distinction. (Myriam Chimènes 2004)  

Donc rien de neuf ? La musique « de salon » continuerait aujourd’hui les pratiques des personnages de Proust.

Des musiciens en exil

Il me semble pourtant que la pratique des concerts à la maison explose en ce moment. Je vais parfois dans des endroits où il suffit de pouvoir entasser une cinquantaine de personnes. Dans les appartements slavisants, j’ai ainsi rencontré des Russes qui ont fui quand Poutine a attaqué l’Ukraine, et qui fraternisent avec des membres de la diaspora géorgienne ou ukrainienne. Tous se rassemblent par amour de la musique, mais aussi pour parler leurs langues, se sentir vivants, se désoler de l’emprise de Poutine sur la société russe.

Les murs du salon, la cheminée, les guéridons sont pleins des témoignages d’une vie d’amitié, de maison ouverte, de souvenirs de voyage, de cartes postales et d’invitations auxquelles il est urgent de répondre. Dans les coins, il y a des amoncellements de livres et de journaux.

Boris et Micha Kiner

A la fin du programme, le dernier accord éteint, on range les chaises, on installe une table, vite assiégée par les invités à qui le récital a donné terriblement faim et soif.

Et les musiciens ? Les exilés, privés de leurs conservatoires, de leurs salles de concert, sont heureux de pouvoir partager de la musique bien qu’ils soient obligés de courir ces salons où ils jouent pour des sommes dix fois inférieures à leur rémunération d’avant. Trop heureux s’il y a de la joie partagée. Comme la salle n’est pas plongée dans l’obscurité, ils voient les fronts se plisser si une œuvre est désarçonnante. Les interprètes les plus prudents glissent dans le programme quelques morceaux connus de tous. Au plaisir de la musique s’ajoute pour l’assistance le souvenir du temps où des enfants sages devenus des vieilles dames prenaient des cours de piano et massacraient cette chaconne de Bach, où des adolescents devenus de vieux soixante-huitards dansaient sur ce tango de Piazzolla !

Le moment difficile est le moment où l’organisatrice du concert pose un chapeau sur le piano. « N’oubliez pas de donner quelque chose si le concert vous a plu ! » Des gens se lèvent et ouvrent leur porte-monnaie pour déposer 10 euros (moins qu’une place de cinéma), rarement 20 ou 30. D’autres évitent même cette partie du salon. « Ah bon, c’est payant ? »  et s’esquivent vers le buffet.

« J’ai renoncé à écrire participation libre sur mes invitations. J’avais trop honte quand je voyais des dames élégantes mettre un ou deux euros Aujourd’hui, je précise que la place coûte 20 euros ou plus si on le souhaite », m’a dit une de ces organisatrices bénévoles.

Myriam Chimènes 2004, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard.

Fondation Cartier. Première visite

La Fondation Cartier est désormais installée dans un bâtiment, créé en 1855 pour abriter les Grands Magasins du Louvre, temple du commerce où l’abondance des marchandises fascinait les clientes. Ces dernières années, le lieu, utilisé par le Louvre des Antiquaires, dépérissait lentement.

L’acheter a été l’opération de tous les superlatifs. Cet immense édifice, situé place du Palais Royal, face au Louvre, manifeste la puissance financière d’une entreprise du luxe capable de dialoguer — peut-être avec une pointe d’arrogance — avec le « plus grand musée du monde », empêtré dans ses chantiers de rénovation. J’imagine aussi un instant Pinault, qui occupe un peu plus loin la Bourse du Commerce, légèrement vexé de ne pas être ici, sur La place… Comme si les sociétés financières derrière ces fondations se livraient à un jeu de surenchère. Le marché des capitaux étant ce qu’il est, explique le président de la Fondation, le coût n’est même pas « exagéré » (Entretien avec Alain Dominique Perrin, 2025) 

Jean Nouvel, si attaché à créer des façades immédiatement reconnaissables (moucharabiehs de l’Institut du monde arabe, envol des oiseaux de la Philharmonie, reflets des Tours Duo), a ici préservé les façades haussmanniennes d’origine pour réserver son geste architectural à l’espace intérieur. Pour la spectatrice profane que je suis, l’originalité du projet tient à la faible présence des cloisons : le regard file loin, traverse des zones d’ombres, émerge de l’obscurité pour retrouver la lumière. L’ouverture est aussi verticale…

En bas, à gauche les motifs colorés du Bolivien Mamani

… si bien que j’ai eu l’impression de contempler The Tracing Fallen Sky de Sarah Sze depuis un belvédère.

Tracing Fallen Sky 2020.

Et la ville entre par les fenêtres.

Du métal et du verre ouvrant sur la rue

La prouesse, largement saluée par la presse, consiste cependant en un espace d’exposition de 6 500 m², entièrement modulable grâce à cinq plateaux mobiles permettant d’ajuster les volumes selon les besoins. « Ce n’est plus un musée : c’est un organisme vivant, capable de se réinventer à chaque projet. » a écrit Jean Nouvel (https://impact-european.eu/general-exhibition-fondation-cartier-paris/). Je suis allée trop vite et n’ai pas vu les plateformes se mouvoir… mais je reviendrai !

Le grand hall s’ouvre sur un hommage aux architectes.

Fondation Cartier. Hall d’accueil
Fondation Cartier . Jun’ya Ishigam. Projet pour Kinshasa

Dans cette exposition-rétrospective, on retrouve des œuvres croisées boulevard Raspail ou ailleurs : le chat d’Agnès Varda, la douce tapisserie d’Olga de Amaral, une magnifique toile de Joan Mitchell, le sombre Boltanski, l’art africain de Chéri Samba, et tant d’autres encore.

Le Chat d’Agnès Varda
Olga de Amaral

En descendant, on entre dans la section Être nature, où se mêlent vidéos, photographies et paysages sonores. Les photos que Claudia Andujar a prises des Yanamomis dialoguent avec les œuvres de Graciela Iturbide, Sally Gabori ou Depardon. Je n’oublierai pas la photo d’un adolescent, pas encore chassé de sa forêt, qui flotte sur l’eau d’un rio avec un visage d’une merveilleuse sérénité.

Partout, une célébration de l’arbre : du feuillage en milliers de plumes de Solange Pesoa (Miraceus) qui forme un tissu dense où la frontière entre végétal et animal s’estompe ;

Solange Pesoa. Miraceus

des empreintes de Penone

et les brise-lames de Raymond Hains, réduits à des troncs écorcés.

Raymond Hains. Brise-lames à Saint Malo

La Fondation propose une vision ouverte où dialoguent l’art avec un grand A, l’artisanat, le militantisme. Elle met en valeur la vitalité créatrice des peuples, de leurs coutumes, de leurs cultures. Elle a largement contribué à faire connaître des artistes africains et l’art populaire sud-américain.

Alex Červeny. Détail

Elle célèbre les échanges féconds entre disciplines. Elle a également ouvert ses portes à la recherche scientifique, accueillant l’astrophysicien Michel Cassé, les mathématiciens Cédric Villani et Misha Gromov, ou encore le bioacousticien Bernie Krause.

L’exposition porte enfin une dimension critique forte : la Fondation finance avec sincérité des projets de préservation de la nature grâce à l’argent tiré d’une entreprise qui, dans le même mouvement, contribue à déséquilibrer la planète. Une contradiction généreuse et monstrueuse, à l’image de notre époque.

L’Exposition Générale est présentée à la Fondation Cartier, 2, Place du Palais Royal, jusqu’au 23 août 2026; plein tarif à 15€ et un tarif réduit à 10€.

Entretien avec Alain Dominique Perrin, 2025, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris Beaux-Arts.
https://impact-european.eu/general-exhibition-fondation-cartier-paris/

L’Eglise de Gentilly et ses anges de bronze

Le weekend est fini et ça se ressent sur les routes d’Île-de-France. Les chaînes d’info répètent qu’il y a plus de 600 kilomètres de bouchons. Bison futé a vu rouge en vain car nous n’avons pas résisté aux dernières heures de soleil, pas plus que des millions de Parisiens. Aussi, nous voilà coincés dans la voiture. On arrive enfin au dernier bout d’autoroute, avec ses hauts murs graffités, là où l’autoroute croise le périphérique tout aussi bloqué et assourdissant. Juste avant le tunnel, on a l’impression que c’est Paris qu’on a mis en cage. Avec l’air irrespirable, il est hors de question d’ouvrir une fenêtre.

Arrivée de l’autoroute du Soleil. Paris

Apparaît alors sur la gauche un mince clocher au sommet duquel se trouvent quatre anges en bronze, aux larges ailes déployées.

Gentilly. Eglise du Sacré-Cœur

Depuis cet observatoire, les anges pourraient réconforter les automobilistes, mais ils inclinent la tête et ferment les yeux (peut-être pour signifier qu’ils sont étrangers à une civilisation qui a inventé le tourisme de masse et les embouteillages). On ne saurait trouver la raison de pareil emplacement, sinon de servir de repère aux automobilistes. De fait, lorsque je vois l’église, je suis contente. « Ça y est, nous arrivons à Paris, nous serons bientôt rentrés même s’il faut encore une heure pour les derniers kilomètres! »

Je n’étais donc jamais allée dans cet improbable lieu de culte surplombant des nœuds autoroutiers.

On peut cependant le visiter facilement en passant par la Cité universitaire Internationale et la passerelle du Cambodge qui enjambe le périphérique.

Après la première guerre mondiale, des capitalistes paternalistes avaient constitué une fondation nationale sans but lucratif, afin de bâtir une Cité universitaire internationale, destinée à promouvoir la compréhension entre jeunes du monde entier. Quand on pense aux prédateurs actuels, on peut trouver que ceux d’avant avaient parfois du bon, même s’ils expiaient peut-être l’argent gagné à Verdun en vendant des canons.  L’église a été édifiée dans ce cadre entre 1933 et 1936. Elle ne pouvait pas être dans la cité que son caractère laïc empêchait de privilégier des cultes, mais le clergé parvint à lever des fonds pour la construire tout près. Ce fut l’église du Sacré-Cœur de Gentilly, construite sur un plan en croix latine et dans un style néo-roman en béton armé. 

Cependant les étudiants de la Cité universitaire, n’y sont guère allés et encore moins après 1968. Elle a fini par être attribuée aux Portugais qui l’ont restaurée et qui réunissent des centaines de paroissiens pour les messes du dimanche.

Aujourd’hui le temps est radieux. Les cerisiers de la cité universitaire sont en fleurs.

L’allée de platanes aux jeunes feuilles est encore lumineuse.

Les jeunes gens préfèrent cependant les bains de soleil sur la pelouse.

Cité Universitaire. La Pelouse

Une passerelle en bois mène à Gentilly.

Malheureusement le Sacré-Coeur ouvre seulement le dimanche pour les messes. Nous nous contenterons de tourner autour du portail, d’admirer le grand Christ en majesté de Georges Saupique, si bien accordé à la démesure de l’église.

Portail de l’Eglise du Sacré-Coeur de Gentilly sculpté par Georges Saupique

Les habitants de Gentilly qui prennent la passerelle rejoignent leurs immeubles en suivant une petite allée coincée entre l’église et l’autoroute. Ils longent le terrain de joueurs de pétanque et les coins où des chaises ont été installées sous les cerisiers, juste sous le mur anti-bruit.

Gentilly, Gentilly de ma mémoire, c’est aussi la ruelle déserte que suivent Rémi et Vitalis une nuit de tempête de neige, à la recherche d’une carrière où s’abriter. La carrière est murée ; le vieux Vitalis mourra de froid protégeant Rémi dans ses bras, ce qui sauvera l’enfant. Pendant deux ans, Vitalis, ancien chanteur d’opéra célèbre, devenu un artiste des rues ambulant, aura été le père spirituel de Rémi et lui aura transmis son idéal moral. Sans famille a été un grand roman de mon enfance. Aujourd’hui, j’aime bien lire qu’Hector Malot le créateur de Sans Famille a été à la hauteur de ses personnages, militant sa vie durant pour l’abolition du travail des enfants et le droit des femmes de quitter leur mari.

Je ne sais pas où sont les carrières de Gentilly. La prochaine balade !

Bibliographie : https://passagedutemps.com/2020/06/28/la-cite-universitaire-100-ans-darchitecture-et-dutopie-universitaire/

Rue de Rome. La musique à Paris

Répétitiondu choeur Hugues Reiner pour le Requiem de Mozart. Derniers conseils

Deux mesures pour rien

« Attention, dit le chef, je compterai deux mesures pour rien. Le temps que tout se taise avant d’attaquer le Lacrymosa ».

Non ! C’est ridicule de dire deux mesures pour rien. Ces mesures, ce n’est pas un temps vide.  C’est un temps suspendu. Votre voix s’y anticipe.  Elles sont pleines de musique.

Ecoutez l’orchestre que vous allez prolonger et respirez ensemble. Le public doit respirer avec vous…

Mozart n’a pas écrit des notes

Vous savez que Mozart est mort avant d’achever son Lacrymosa. Sa dernière note c’est ce 4e la un peu haut pour vous. Il vaut mieux le crier ce la. Vous serez toujours plus justes qu’avec une note juste. Ne cachez pas le hurlement qui guette au fond de la musique de Mozart. Ne cachez pas la souffrance ; elle doit déchirer les auditeurs »

C’est aussi pour ces commentaires qu’on vient chanter dans le choeur de Reiner.

Un chœur amateur éprouve sans doute la métamorphose de l’interprétation davantage qu’un chœur professionnel Un bon chef le mène à ce moment où les notes sont devenues une ligne, où la ligne rejoint le fond de ses sentiments. Les quatre pupitres ne sont plus juxtaposés. Ils consonent et le chef sourit enfin. La veille du concert, il rappelle le programme de la fin d’année : « Mercredi, venez avec Le Stabat Mater de Dvorak. On attaque les premiers mouvements. Le déchiffrage, c’est votre affaire… «  Bref ! Un passage par la rue de Rome s’impose.

Rue de Rome : le royaume de la musique

La portion de la rue de Rome qui va de Saint Lazare à la ligne 2 est le royaume des marchands de musique depuis l’époque où le conservatoire supérieur était encore rue de Madrid. Luthiers, facteurs d’instruments à vent et librairies musicales alternent.

Un luthier. Rue de Rome
Les Instruments à vent de chez Feeling

Mon but est la petite librairie Arioso au numéro 45. Je marque une pause sur le trottoir où des bacs sont remplis de partitions à deux sous. Il y a toujours un flâneur, un musicien à la recherche d’une opérette, une soprane qui veut élargir son répertoire.

L’Eventaire d’Arioso au 45 rue de Rome

J’entre. Au rez-de-chaussée, on circule entre des colonnes de partitions qui vont jusqu’au plafond ; je ne me suis pas encore aventurée au sous-sol, dédié, je crois, à la flûte.

Pas besoin de demander un petit prix. La vendeuse propose spontanément une occasion : « Regardez celle-ci. Elle est impeccable. A quoi vous servirait le prix du neuf ? »

Je tremble qu’Amazone à qui les éditeurs vendent sûrement leurs partitions avec un rabais ou que le projet IMSLP (International Music Score Library Project) qui offre les partitions libres de droits aient raison d’Arioso qui a survécu aux années covid (grâce à l’aide de l’Etat) …

Le plaisir de feuilleter, d’échanger quelques mots sur les mérites d’une édition, de découvrir, vaut mieux qu’un catalogue en ligne.

La Maison Dorée

Les Grands Boulevards (Madeleine, Capucines, Italiens, Montmartre, Poissonnière) ont été créés sous le règne de Louis XIV après la suppression de l’enceinte de Louis XIII, débordée depuis longtemps par des constructions informelles. La partie la plus chic de cette succession de boulevards, c’est le boulevard des Italiens, ou tout simplement le Boulevard.  Tout au long du 19e siècle, et jusqu’à la Grande Guerre, les élégants l’arpenteront – Incroyables et Merveilleuses sous le Directoire, Gandins à la Restauration, Dandys, Lions sous l’Empire.


Eugene Lami-Boulevard-des-italiens-a-paris-la-nuit.(Wahoo.Artcom)

De grands restaurants s’étaient ouverts. Au numéro 20, le café Hardy célèbre dès 1814 allait devenir le restaurant de la Maison Dorée, le café Riche repris par Bignon en 1847, Le glacier Tortoni ouvert au début de l’Empire et situé à l’angle de la rue Taitbout jouxtait la Maison Dorée. Tout près, place de l’Opéra, on trouvait le Café Anglais… La Maison Dorée a été bâtie par l’architecte Victor Lemaire ; c’est moins sa

La Maison Dorée. Aujourd’hui banque Parisbas

façade vaguement renaissance qui faisait la réputation de l’immeuble que la dorure des balcons et les  encadrements des baies. D’où le nom que lui avait donné le public.

Elle était décorée de frises qu’avaient sculptées Jean-Baptiste Lechesne, Jean-Baptiste Jules Klagman, Georges Jules Garraud et Pierre Louis Rouillard. Des branches de chêne recourbées en volutes se déployaient tout autour de l’immeuble et abritaient oiseaux, cerfs, sangliers et chiens de chasse. On venait aussi pour l’ameublement intérieur, les glaces, les médaillons, les boiseries et partout la lumière éblouissait.

Maison Dorée. Frise

La Maison Dorée attirait l’aristocratie. Les journalistes à succès et les hommes de lettres y venaient aussi. « Le gaz y flambait, les bouchons de champagne sautaient et rien qu’en s’ouvrant les pianos jouaient tout seuls (Georges Cain, Coins de Paris, 1910)… Voici un des menus des dîners offerts par Alexandre Dumas en 1844 après la parution des Trois Mousquetaires :

Menu d’un dîner de quinze personnes offert par M. Alexandre Dumas, en la Maison-dorée, le 10 novembre.

Deux potages.
Consommé de volaille.
Tortue.

Hors-d’oeuvre.
Petites timbales de nouilles au chasseur.

Deux relevés.
Saumon Chambord.
Filets de boeuf financière.
Deux entrées.
Mauviettes en caisse aux truffes.
Suprême de volaille.

Rôtis.
Cailles, perdrix, ortolans.
Haricots verts sautés.
Gelée noyaux, garnie d’abricots.

Dessert.
Fruits de saison.

Vins.
Premier service : Saint-Julien et Madère.
Deuxième service : Château-Larose, Corton, Clos-du-Roi.
Troisième service : Champagne, Cliquot, Château-Yquem.

Swann à la recherche d’Odette

Parmi les fantômes qui hantent le boulevard des Italiens, Swann est celui qui me tient le plus à cœur. Il parcourt un boulevard assombri comme on en visite dans des cauchemars

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.

Cette quête nocturne fait basculer Swann : le plaisir que lui donnait sa relation avec une jeune femme élégante est remplacé par le besoin anxieux de retrouver immédiatement cette femme. L’angoisse qui l’étreint est le début de l’amour qui va le torturer pendant des années.

Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer.

Il monte dans la voiture d’Odette disant son cocher de suivre. Elle a un bouquet de catleyas, dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui a déplacé les fleurs, Swann lui dit : « Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant : – Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. C’est à compter de ce moment que faire l’amour, pour eux, se dira « faire catleya ». Plus tard, quand leur relation se disloquera, Swann interroge Odette sur cette soirée. Par bêtise, parce qu’elle n’a même pas conscience de sa cruauté, elle avoue qu’elle était avec son rival pendant qu’il la cherchait :

C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or, parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. 

Le nom de la Maison Dorée symbolise désormais la non-existence de ce que Swann croyait être le fondement solide de son amour.

Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre.

Ainsi, le nom de Maison Dorée me rappelle la silhouette un peu voûtée de Swann qui se hâte dans l’ombre trouée par les dernières lueurs des restaurants. C’est  comme si je me souvenais de ce que m’avait raconté une personne réelle… En fait, il n’y a pas de différence : la fiction de Proust est bien plus vivante pour moi que les récits de mes amis.

Camille Pissarro. Le boulevard Montmartre de nuit. National Galley

Aujourd’hui, le 20, boulevard des Italiens joue mal son rôle. Il ne reste rien des émotions qui se sont accumulées dans cet endroit, la joyeuse foule des dîneurs, l’excitation des spectacles, les rencontres. Depuis 1976, la banque BNP Paribas s’est installée dans la Maison Dorée et y a placé sa division internationale. La banque a conservé la façade et a tout changé à l’intérieur à coups de faux plafonds en placo plus ou moins isolant, de pvc et de parois de verre. Ça s’appelle, paraît-il le façadisme.

La Maison Dorée n’est donc que cela. Les balcons qui ont perdu leurs dorures éblouissantes sont semblables à tous les balcons. Les vitrines sont pareilles à toutes les vitrines des banques du 21eme siècle, avec leurs grandes vitres couleur fumée, leurs Stickers vigipirate ; et un graffiti pollue la pelle Starck chargée de raconter l’histoire du lieu.

BNP Paribas ancien emplacement de la Maison Dorée

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8458101p/f1.zoom.r=maison%20dorée.langFR

Deux grandes dames de l’art textile : Olga de Amaral, Tamara Kostianovsky

Pénélope et Philomène étaient cantonnées aux ouvrages de dames, même si elles avaient appris à ruser avec la violence des hommes. La Philomèle d’Ovide utilise sa toile pour faire savoir à sa sœur les actes exécrables commis par son beau-frère, Térée, qui l’a violée et lui a coupé la langue pour l’empêcher de raconter ce qui s’était passé. Pénélope invente la ruse du linceul tissé le jour et détissé la nuit pour repousser les prétendants… Enfermées dans leurs gynécées, ces femmes tissent leur destin. Dans les années 60, le rôle des fileuses chantées par Jacques Douai est plus contraint, plus passif :

File laine, filent les jours,
Garde ta peine et mon amour…

Les hommes guerroyaient, les femmes attendaient. Leur destin était l’humilité et la patience. On avance si lentement pour faire une tapisserie ! Il faut enfiler des milliers de fils sur le métier à tisser ; il faut  des heures et des heures pour les allers-retours de la navette !

Plus tard, les hommes peignaient, sculptaient et les femmes passaient leurs jours à des ouvrages d’aiguille ou à des métiers plus artisanaux qu’artistiques (ils se poursuivent aujourd’hui, presque inchangés depuis l’aube de l’humanité et on rencontre toujours des brodeuses et des tisserandes de la Turquie à la Chine, et aux peuples autochtones d’Amérique). Les femmes font des linges  pour couvrir les corps, des cordes pour lier des ennemis, des tentures, et des tapis pour réchauffer les murs et les sols. Les hommes s’adonnent à l’Art.

Des heures et des heures de travail qui aboutissent à ces tuiles de couleur pâle (Olga de Amaral 2025)

L’art contemporain a pourtant modifié la frontière de l’art. Le manifeste du Bauhaus, affirmait qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’artiste et l’artisan.

Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail manuel, parce qu’il n’y a pas «d’art professionnel». Il n’existe aucune différence, quant à l’essence, entre l’artiste et l’artisan. L’artiste n’est qu’un artisan inspiré. C’est la grâce du ciel qui fait, dans de rares instants de lumière et par sa volonté, que l’œuvre produite de ses mains devient art, tandis que la base du savoir-faire est indispensable à tout artiste. C’est la source de l’inspiration créatrice.
Formons donc, une nouvelle corporation d’artisans, sans l’arrogance des classes séparées et par laquelle a été érigée un mur d’orgueil entre artisans et artistes. Nous voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, plastique et peinture, qui s’élèvera par les mains de millions d’ouvriers vers le ciel du futur, comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi. » Walter Gropius Weimar, Avril, 1919.( https://www.articule.net/2019/06/30/walter-gropius-manifeste-du-bauhaus-1919/)

Malgré ses idées progressistes, cependant, Gropius, effrayé par l’afflux des femmes supposé nuire à la réputation de l’école, durcit les critères d’admission et oriente systématiquement les jeunes filles vers l’atelier textile. Cette activité est considérée comme moins prestigieuse. Mais enfin cette rentrée, on célèbre à Paris en même temps Tamara Kostianovsli au Musée de la chasse, Olga de Amaral à la Fondation Cartier et Chiharu Shiota au Grand Palais (Nous irons revoir bientôt le travail de cette dernière à l’exposition du Grand Palais).

Olga de Amaral à la Fondation Cartier

J’aime les matières travaillées par Olga de Amaral, laine, lin, coton,  parfois plastic, variées à l’infini, tantôt austères, tantôt précieuses. Mêlant fils et matériaux divers, l’artiste imagine des tissus qui peuvent quitter les murs pour se déployer du plafond au sol.

Le ruissellement est particulièrement joli ce lundi de janvier ensoleillé où la lumière se prend dans les fils comme dans une pluie d’été. J’ai mal regardé et je ne sais pas comment ces milliers de fils sont rendus suffisamment rigides pour rester tendus.

J’apprécie l’entre-deux des œuvres entre tissu et sculpture.

J’admire les harmonies d’Olga de Amaral, tantôt pauvres et terreuses, tantôt mêlant le violet sombre et l’orange des flammes (peut-être  empruntées aux Indiens de Colombie)

Ce qui serait un élément décoratif sur un vêtement ou dans des tresses, impressionne en format de trois mètres. Parfois aussi, Olga de Amaral joue d’une seule couleur dominante dans une quête de poésie cosmique. 

Je me rends compte que la révélation de l’importance de son travail tient beaucoup à sa monumentalité. Leur dimension arrache ces œuvres à l’artisanat, les apparente aux recherches des artistes qu’on dit importants. Cependant, comme pour la peinture abstraite de cette époque, souvent, je trouve à admirer, sans être très émue par cet art d’ornement.

Tamara Kostianovsky (Musée de la Chasse : automne 2024)

Des souches qui, dès qu’on approche, se révèlent être constituées d’étoffes pliées, tordues et collées. Ce sont souvent des chemises ou des pantalons d’homme de couleur pastel.

… dont Tamara Kostianovsky a même gardé les boutons :

Ce sont aussi des fleurs et des branches de fausses tapisseries 18e, faits à partir de la récup de tissus froissés :

… des oiseaux exotiques dont les plumes sont découpées dans de vieilles étoffes :

Cet art charmant et humoristique du trompe-l’œil se transforme en quelque chose de plus inquiétant avec des carcasses d’animaux à la Rembrandt ou à la Soutine. Les innocents oiseaux du Paradis laissent place à des animaux dépecés et suspendus à des crocs de boucherie.

Le goût des beaux décors 18ème siècle cacherait-il quelque chose de pervers ?

La place de Fürstenberg

La place Fürstenberg est un endroit paisible et mélancolique qui contraste avec l’agitation de Saint-Germain situé juste à l’arrière de la rue de l’Abbaye. A Saint-Germain, il y a surtout des touristes. Ceux qui remplissent les Deux Magots et le Flore sont persuadés qu’ils participent à l’effervescente du Paris littéraire, ceux qui les regardent s’arrêtent un instant pour faire des selfies. Place de Fürstenberg, tout est silencieux. Après 5 heures, de rares passants traversent la rue vide ; ils n’osent pas parler fort. Pourtant on n’a pas l’impression que l’endroit est habité par des fantômes. Les boutiques luxueuses des magasins de tissu sont prospères. Pierre Frey remplit ses vitrines d’étoffes pastichant toutes les époques. J’aime surtout des étoffes à décor d’arbres de vie avec des animaux se glissant entre les branches d’arbres vert pâle ; Manuel Canovas, rue de l’Abbaye, a rempli une vitrine d’oiseaux exotiques et de fleurs extravagantes de couleurs vives, qui évoquent les belles promeneuses à chapeau à plume qui vivaient à Paris un siècle auparavant.  Je regarde d’autres vitrines, velours, passementeries… Au numéro 7, on trouve La Compagnie Française des Poivres et des Epices.

Lorsqu’on vient de la rue Jacob, l’axe principal monte légèrement vers un terre-plein central où poussent trois paulownias entourant un lampadaire à 5 branches. Au fond, le palais abbatial de style Louis XIII avec son décor de briques et de pierre, ses larges fenêtres.

Cette place n’a pas de banc public. On ne fait qu’y passer.

Rue de Fürstenberg. Au fond la façade du palais abbatial

D’ailleurs, cette place, paraît-il, n’est pas une place, mais une voie un peu élargie dont le nom est celui d’un cardinal qui fut nommé abbé de saint-Germain à la toute fin du 17e siècle.

Que reste-t-il de cet abbé Fürstemberg ou Fürstenberg ? Quand j’étais adolescente le nom de Fürstenberg m’évoquait surtout les robes portefeuille créées par Diane de Fürstenberg et des photos des revues de mode (Elle, Vogue, Paris Match). En ce temps-là, je faisais mes classes chez les coiffeurs, qui m’apprenaient ce qu’était la Jet Society. Sur les  photos, on voyait Diane rire aux éclats entre deux cavaliers servants. Vers la fin de sa vie, elle rappelait pourtant parfois le passé tragique de sa mère, déportée à Auschwitz et Ravensbrück, et ses années grises de pensionnat en Suisse où elle avait rencontré, puis épousé le prince Egon de Fürstenberg, Elle s’appelait alors Diane Halfin. Quand le mariage se rompit, elle obtint de conserver le nom de Fürstenberg. Il n’y a rien de plus trompeur que les noms, surtout pour les femmes. Plus de Halfin, pas de Diller, du nom du second mari de Diane de Fürstenberg. Fürstenberg, c’était quand même une carte de visite si le vent de l’histoire tournait à nouveau. Il avait belle allure ce nom, montagne des princes, avec le son emphatique des consonnes allemandes. C’était aussi un beau nom pour la haute couture. A ce propos, les féministes font remarquer que couturière n’est pas le féminin de couturier. La première coud des robes, alors que le second est un artiste qui les invente. Personne ne dirait grande couturière. On est obligé de tourner et de dire créatrice de mode.

Evidemment, avant d’avoir consulté  Wikipédia, je ne savais rien de Guillaume-Egon de Fürstenberg, né en 1620. Sa vie me semble assez caractéristique d’une époque où un noble faisait indifféremment carrière dans l’armée ou dans l’église. Guillaume-Egon était né dans une ancienne famille de la noblesse souabe. Son père était un général de l’armée impériale. Lui-même, après avoir grandi avec le prince Maximilien Henri de Bavière dont il était l’ami intime, devint soldat au service de la France, avant d’entrer en religion. Il était et resta un agent de la France, qui servait la politique de Louis XIV dans l’Empire. Il était suffisamment fin politique pour mener des missions à Vienne ou auprès des princes allemands. Son grand succès fut la signature d’un traité d’alliance entre la France et le prince-archevêque de Cologne en vue de la guerre de Hollande. Enlevé en 1674 sur ordre de l’Empereur, il est emprisonné à Vienne, échappe à l’exécution, et ne sera libéré qu’en mai 1679, après la signature du traité de Nimègue.

Reproduction trouvée sur le sitehttps://maisoncardinalfurstemberg.com/fr/page/histoire-appart-hotel-5-etoiles-paris.16227.html

Le 8 juin 1682 il est nommé évêque de Strasbourg. En 1684, il intervient dans la résolution du conflit entre le prince-évêque de Liège et les bourgeois de cette cité et obtient en échange la gestion du château de Modave. Il rêve à une nomination d’archevêque à Cologne, mais trop proche des Français, il se heurte aux princes allemands unis contre Louis 14. Sa partie perdue, il retourne en France. Il devient abbé non résident de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés en 1697, agrandit le palais épiscopal, installe écuries et logements pour les domestiques sur l’emplacement de la place qui porte son nom, ce qui évite aux occupants de passer par l’abbaye pour entrer et sortir.

Du palais proprement dit, on voit la jolie façade rose de la rue de l’Abbaye. Il abrite aujourd’hui des centres de formation rattachés à l’Institut catholique de Paris.

6 rue de Furstenberg, un passage voûté mène à l’entrée du musée Eugène Delacroix où le peintre, qui devait décorer la chapelle des Saints-Anges, s’était installé en 1857, abandonnant la rue Notre-Dame-de-Lorette. Tuberculeux, Delacroix  souhaitait finir ses œuvres, mais il était trop las pour faire chaque jour un long trajet depuis la rive droite. Aussi fut-il heureux de trouver un logement calme et aéré, avec jardin, relativement proche de Saint-Sulpice. Il obtint un bail de quinze ans, avec l’autorisation de construire un atelier à condition d’en soumettre au préalable les plans. Le 21 août 1861, la chapelle des Saints-Anges fut ouverte au public. Deux ans plus tard, Delacroix mourait. Sa dernière demeure est devenue un musée national en 1971. Je me souviens d’avoir lu à l’ombre dans une sorte de jardin de curé paisible tout un après-midi d’été étouffant.

Delacroix à Saint-Sulpice. Lutte de Jacob avec l’Ange (détail)
Héliodore chassé du temple. Delacroix. Saint-Sulpice

La place n’a pas changé… Ah si, quand même ! Ses quatre paulownias, presque aussi célèbres que les deux Testaments ou les dix commandements, ne sont plus que trois. Lorsqu’en 2023, la mairie de Paris a annoncé qu’il fallait couper le plus âgé qui risquait de tomber, les riverains bataillèrent en vain contre la mairie qu’ils accusaient de ne pas avoir suffisamment entretenu l’arbre centenaire.

Est-elle davantage menacée, la place ? Je ne crois pas. Elle est trop célèbre, mais il suffirait qu’un café branché s’installe pour détruire ce petit royaume.

MAYEUL Aldebert, « La mairie de Paris abat cinq arbres dans le 6e arrondissement, pour «préserver la sécurité des usagers» [archive] », sur lefigaro.fr, 29 juillet 2023.

CHÂTELLIER, Louis, « Guillaume Egon de Fürstenberg », in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 12

FURSTENBERG Guillaume Egon de – Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace

Les Heures heureuses du Jardin du Luxembourg

Tes histoires sont tristes », m’avaient écrit des lecteurs de ce blog, et j’avais répondu « je n’y peux rien. J’ai l’impression que les lieux qui nous frappent  renferment davantage d’histoires tristes que d’histoires gaies. »

Où se cachent les histoires heureuses ? Je ne sais trop, mais j’ai souvent entendu des gens nés au lendemain de la guerre 39-45 regretter leur enfance parisienne. Une famille vivait fréquemment dans une pièce, devait chercher l’eau au robinet du couloir, allait aux toilettes sur le palier, se lavait aux bains-douches une fois par semaine, et pourtant la vie d’alors est racontée comme joyeuse. Je me souviens d’une dame qui disait que le boulevard Voltaire était sa salle de jeux ; d’une autre qui vivait près d’un atelier de fabrication de gâteaux. A quatre heures un employé distribuait des tartelettes aux écoliers. La courette embaumait. Même si je photographiais les marelles tracées par les petites filles d’aujourd’hui, je ne retrouverai pas l’atmosphère de l’après-guerre populaire. Cette liberté du dehors, surveillée par tout le quartier, était merveilleuse.

Vers les années 1968, venus de province pour étudier à la Sorbonne, nous habitions des mansardes transformées en 2 pièces. Il fallait traverser le jardin du Luxembourg pour aller au quartier latin. L’hiver, c’était un parc blême où on avançait le plus vite possible en serrant bien son manteau contre soi quand le vent soufflait.

Jardin du Luxembourg. L’Hiver

Quand les beaux jours revenaient, on s’attardait sous de grands arbres, on marchait en regardant bouger doucement les taches d’ombres et de lumière que faisait le feuillage.

Jardin du Luxembourg. L’Eté

En été, le lieu heureux, c’était le bassin octogonal et ses chaises disposées tout autour. Le Sénat, propriétaire des lieux, avait décidé de mettre en location 1500 chaises à l’intention des promeneurs. S’il n’y avait qu’une chaise de libre, c’était encore mieux. Je m’asseyais sur tes genoux et te murmurais des phrases passionnées pendant que tu me serrais dans tes bras.

Jardin du Luxembourg. Le grand bassin devant le Sénat

Le loueur de voiliers attend toujours les navigateurs de 6 ans près de sa guérite.

Jardin du Luxembourg. Le loueur de voiliers

L’après-midi s’écoulait. On se dispensait des livres, des cours des professeurs, des discours militants, pour ne plus chercher de chaleur qu’en nous-mêmes. Je ne pensais pas alors à regarder le palais du Sénat.

Aujourd’hui, j’ai davantage de curiosité pour Marie de Médicis (1575-1642) mal mariée à un Henri IV volage, tout occupé d’Henriette d’Entragues, qui avait elle-même rapidement remplacé Gabrielle d’Estrée, morte brutalement à 26 ans. La « grosse banquière », comme le roi appelait Marie de Médicis, avait été épousée pour sa fortune et ses alliances. Henri IV n’avait pas de considération pour sa culture de fille de la Renaissance qui avait grandi dans des palais splendides, joué dans les jardins de Boboli, qui avait appris la gravure et le luth, les sciences… Il n’avait même pas respecté les délais de rigueur pour la tromper ouvertement et faisait élever les enfants de Gabrielle d’Estrée avec les enfants royaux. (Voir le Journal d’Héroard, le médecin attitré du dauphin, pour la description de la vie à Fontainebleau).

Elle se vengeait de ses humiliations en étalant des bijoux somptueux sur ses toilettes d’apparat. Ce n’était que diadèmes, perles irisées, dentelles, petits cristaux qui réfléchissaient la lumière, étoffes de grand prix.

Marie de Médicis (1573-1642), Frans Pourbus le Jeune -1610 Louvre
Rubens saura autrement mieux mettre en valeur ses rondeurs de blonde aux joues un peu bouffies

Une fois devenue régente après l’assassinat du roi, elle chercha des compensations. Elle acheta le château de François de Piney-Luxembourg en 1612, trouva sans doute quelques voluptés à agrandir le bâtiment et le domaine pour en faire un palais somptueux. Occupée à défendre son image, elle commanda 24 tableaux à Rubens, qu’elle installa dans une galerie du Luxembourg. Ils sont aujourd’hui au Louvre où on peut les regarder si on cherche à comprendre ce qu’était une peinture politique.

On n’étudie pas assez le rôle des régentes ; quand j’étais écolière, elles ne faisaient même pas partie de la liste des rois qu’on récitait en cours d’histoire : Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. Marie était escamotée comme Catherine avant elle. Si on parlait de Marie, c’était pour condamner son goût de la dépense et l’influence de ses favoris, Concini et sa femme, La Galigaï. (On peut se demander en quoi François Ier ou Louis XIV ont mieux géré les finances du Royaume ?)

Jusqu’à Haussmann, les Parisiens ont profité  de la pépinière qui occupait des hectares au fond du jardin. C’est dans l’allée qui longe le parapet de la Pépinière  du côté de la rue de l’Ouest [actuellement rue d’Assas] que Marius rencontre Cosette. Seule une petite portion de la pépinière a survécu aux terribles travaux haussmanniens. Les arboriculteurs y pratiquent toujours l’art de la taille, tordant les branches des fruitiers pour les obliger à pousser parallèles, dessinant les rameaux pour que les fruits reçoivent la même quantité de lumière. En cet automne 2024, les arbres n’ont pas très belle allure. « Ils sont malades », explique un jardinier…. Est-ce à dire qu’on ne sait pas les soigner sans fongicides ?

Le Palais est le siège du Sénat depuis 1958 et l’avènement de la Ve République. Dans un coin, les sénateurs font élever des abeilles : les entours des ruches sont tout bourdonnants malgré les acariens (le redoutable Varroa) et les frelons asiatiques qui ont remplacé les vipères dans l’imaginaire des Français.

Les ruches du Jardin du Luxembourg (Des cours sont dispensés régulièrement)

Manèges, jeux d’enfants, courts de tennis, marionnettiste, boulodrome permettent aux Parisiens de s’amuser.

Le jardin appartient cependant aux Sénateurs qui décident du règlement intérieur. En 1972, après quelques déprédations des étudiants des Beaux-Arts, ils décidèrent d’interdire l’entrée aux jeunes gens. L’interdiction tombait s’ils accompagnaient des enfants ! La frontière entre un enfant et un jeune homme paraissant un peu incertaine, tout le monde se moquait des sénateurs, même les gardiens ! Aujourd’hui, les gardiens ont renoncé à garder l’herbe et les chaises ne sont plus payantes.

A 20 ans, je faisais au détour pour voir l’eau noire de la fontaine Médicis.

Au fond du bassin obscur, un couple d’amoureux, le berger Acis et la nymphe Galatée

A présent, tout en pestant contre la poussière des allées qui blanchit mes chaussures, je traverse le jardin et remonte jusqu’à l’Observatoire pour saluer la fontaine de Carpeaux. Le long du chemin, les pelouses devenues autorisées ont remplacé les chaises (devenues gratuites) et des jeunes gens s’inventent de fabuleux pique-nique.

Au bout du jardin de l’Observatoire, les chevaux de Carpeaux caracolent en faisant naître des arcs en ciel.

Chartier, Olivier, Le palais et le jardin du Luxembourg. Le Sénat de la République, Paris, Flammarion.
Foisil, Madeleine, ed. 1993, Journal d’Heroard, médecin du roi Louis XIII, Paris, Fayard.
Jardillier, Dominique, 2018, Le Jardin du Luxembourg, promenade historique et littéraire , RMN.
Lacroix, Alexandre, 2013, Voyage au centre de Paris, Paris, Gallimard.

Pereire – Wagram. Derrière les façades

Longtemps, j’ai traversé le quartier Pereire Wagram sans le voir. Le quartier était bien trop solennel à mon goût, trop éloigné des commerces, des cinémas, des petits restos de la rive gauche. Les rues n’avaient qu’une fonction pratique : me conduire chez nos amis. J’ai changé. J’admire les formes biscornues des angles des immeubles sur les grands axes…

Angle du 134 rue de Courcelles et de Wagram

Je m’attarde devant les décors végétaux ou devant les allégories des sculpteurs soucieux de célébrer la morale familiale, ou la beauté des femmes.

Fronton aux branches de marronniers. Rue Théodore de Banville
Rue des Renaudes

J’ai aussi la nostalgie des vies qui s’y sont déroulées et que mes amis me racontaient quand j’avais vingt ans. Je respire dans les rues les récits d’un passé qui chaque jour s’oublie davantage.  Je pense « Voilà ce qui s’est passé  derrière cette façade en pierres de taille si  sérieuse ».

Il était arrivé du Mexique sous le Second Empire quand les richissimes sud-américains étaient fous de Paris. Et bien sûr il avait de l’argent à investir ! La gare de Pereire-Levallois (anciennement Courcelles-Levallois) créée par les frères Pereire avait donné un élan à tous les alentours en permettant de faire circuler des hommes et des marchandises.

Gare Pereire Levallois

Il avait acheté sur plan un bout de rue et fait bâtir de grands immeubles bourgeois qu’il louait.

Son fils s’était définitivement installé après un détour par l’Espagne où il avait trouvé une digne épouse. Dans ce quartier aristocratique, les familles les plus traditionnelles, réfractaire à tous ces étrangers douteux, hésitaient encore à frayer avec lui. Les oreilles lui tintaient quand on contrefaisait son accent ou qu’on fredonnait devant lui l’air du Brésilien:

Je suis Brésilien, j’ai de l’or,
Et j’arrive de Rio-Janeire ;
Plus riche aujourd’hui que naguère,
Paris, je te reviens encor !
Deux fois je suis venu déjà ;
J’avais de l’or dans ma valise,
Des diamants à ma chemise :
Combien a duré tout cela ?
Le temps d’avoir deux cents amis
Et d’aimer quatre ou cinq maîtresses,
Six mois de galantes ivresses,
Et plus rien ! ô Paris ! Paris !
En six mois tu m’as tout raflé,
Et puis, vers ma jeune Amérique,
Tu m’as, pauvre et mélancolique,
Délicatement remballé !
Mais je brûlais de revenir,
Et là-bas, sous mon ciel sauvage,
Je me répétais avec rage :
« Une autre fortune ou mourir ! »
Je ne suis pas mort, j’ai gagné
Tant bien que mal, des sommes folles,
Et je viens pour que tu me voles
Tout ce que là-bas j’ai volé !
Ce que je veux de toi, Paris,
Ce que je veux, ce sont tes femmes,
Ni bourgeoises, ni grandes dames,
Mais les autres… l’on m’a compris !
Celles que l’on voit étalant,
Sur le velours de l’avant-scène,
Avec des allures de reine.
Un gros bouquet de lilas blanc ;
Celles dont l’œil froid et câlin
En un instant jauge une salle,
Et va cherchant de stalle en stalle
Un successeur à ce gandin
Qui, plein de chic, mais indigent,
Au fond de la loge se cache,
Et dit, en mordant sa moustache :
« Où diable trouver de l’argent ?… »
De l’argent ! Moi j’en ai ! Venez !
Nous le mangerons, mes poulettes,
Puis après, je ferai des dettes :
Tendez vos deux mains et prenez !
Hurrah ! je viens de débarquer,
Mettez vos faux cheveux, cocottes !
J’apporte à vos blanches quenottes
Toute une fortune à croquer !
Le pigeon vient ! plumez, plumez…
Prenez mes dollars, mes bank-notes,
Ma montre, mon chapeau, mes bottes,
Mais dites-moi que vous m’aimez !
J’agirai magnifiquement,
Mais vous connaissez ma nature,
Et j’en prendrai, je vous le jure,
Oui, j’en prendrai pour mon argent.
Je suis Brésilien, j’ai de l’or,
Et j’arrive de Rio-Janeire ;
Vingt fois plus riche que naguère,
Paris, je te reviens encor !
(La Vie parisienne d’Offenbach, 1866)

Il haussait les épaules et laissait dire sans se fâcher.

Ayant accompli ses devoirs conjugaux et fait deux enfants à sa femme, il s’occupa de danseuses de cancan à culottes fendues et d’engins volants car il nourrissait depuis son enfance le rêve de voler comme les oiseaux. Sa vitalité était légendaire. Il aimait jeter de l’argent par les fenêtres lors de fêtes mémorables. Quand l’argent qu’il déversait sur les ballerines venait à manquer, il vendait un des immeubles de rapport qu’avait fait construire son père.

Son épouse espagnole, qui mettait encore une mantille pour se rendre à la messe, qui participait aux kermesses de charité pour se consoler de sa solitude et réservait toute sa rigueur à l’éducation de ses filles commençait à s’inquiéter sérieusement. Il restait seulement deux immeubles !

Un jour, il était rentré après avoir fait la noce toute la nuit. Il avait trop bu. Il était allé dans la salle de bains pour chercher un cachet d’aspirine dans l’armoire à pharmacie quand sa femme avait fait irruption en brandissant le pistolet du tiroir de la table de nuit, prête à faire feu. Il était tellement stupéfait qu’il n’avait rien trouvé à dire. D’abord en Amérique ce sont les hommes qui tirent et puis, elle ne l’avait pas habitué à de semblables démonstrations.

– Je suis sûre que tu n’as pas envie de mourir, lui dit-elle de sa voix bien élevée. Tu vas signer un acte de donation en faveur de tes filles. Un immeuble pour chacune. Tu ne voudrais pas  abréger ton existence. Tu ne voudrais pas qu’un crime m’envoie en prison et laisse deux orphelines ruinées à Paris.

– Il Il avait répondu : « Ne tire pas, je signe ».

Il avait ensuite eu le bon goût de mourir rapidement d’ennui et d’apoplexie. Il n’y a aujourd’hui pas plus parisiens que leurs descendants. Pour moi cependant, la façade grise de leur immeuble a le romanesque du temps des opérettes. Je rêve à la grand-mère qui emportait toute sa literie avec elle quand elle allait rendre visite à sa mère en Espagne, par peur des punaises et de l’inconfort des hôtels ; je rêve à leurs filles à la peau sombre et aux grands yeux noirs qui écoutaient leurs père parler en mexicain mais lui répondaient en français. Comme ils doivent vendre les derniers appartements, les membres de la nouvelle génération n’attacheront bientôt plus le nom de la rue aux bribes de leur lointaine histoire qui montre pourtant joliment avec quelle rapidité des arrivants qu’on appelait des rastaquouères pour bien s’en démarquer se sont mélangés, fondus dans une société qui paraissait pourtant soucieuse de les tenir impitoyablement à distance

Le jardin-cimetière du Père Lachaise (1804-2025)

Aujourd’hui, le Père Lachaise ressemble à un jardin anglais avec des escaliers qui montent à l’assaut de la colline, des chemins de traverses qui serpentent entre les tombes. Le temps est changeant comme on oublie chaque année qu’il doit être au printemps. Trois gouttes de pluie froide, dix minutes de soleil éblouissant et à nouveau le vent qui agite les nuages.

On entend partout les chants des merles et les croassements des corneilles. La vie recommence au milieu des tombes.

C’est un mois où on ne peut pas faire autrement que lever la tête vers les arbres. Même Casimir Périer, dont la statue est entourée du halo vert tendre des platanes perd un peu de son allure pompeuse et surannée de puissant de la monarchie. C’est l’occasion de revisiter l’histoire de France. Ce banquier « modéré », régent de la Banque de France, membre de l‘opposition sous Charles X, est rallié à Louis Philippe dont il devient premier ministre. L’ordre bourgeois conservateur occupe le principal carrefour du Père Lachaise.

Rond-point de Casimir Périer, ministre de Louis Philippe, victime du choléra en 1832

Paris a érigé un monument aux gardes nationaux défenseurs du régime lors d’une des journées révolutionnaires du 19e siècle : une délibération du conseil municipal du 11 juin 1832 a accordé une « concession perpétuelle de places d’honneur pour recevoir les restes des gardes nationaux, gardes municipaux, officiers et soldats de l’armée, et des autres citoyens morts pour la défense du trône constitutionnel, des institutions nationales et de l’ordre public, dans les journées des 5 et 6 du même mois » (Danielle Tartakowsky, 1999, p. 26). La devise de la République  est remplacée par une inscription sans équivoque : liberté ordre public.

Enclos des gardes-nationaux victimes du devoir

Toutefois, des opposants comme Raspail ont aussi leur tombeau et le cimetière célèbre les talents artistiques à l’égal des hommes politiques et des maréchaux, généraux et autres militaires. Pour attirer les acheteurs potentiels de concessions, ce sont les restes supposés de Molière et de La Fontaine qui ont été transférés en grande pompe au Père Lachaise, et ce sont Héloïse et Abélard, amants scandaleux pour l’église, mais si proches des héros romantiques, à qui on a bâti une chapelle.

Tombeau d’Héloïse et d’Abélard représentés comme des gisants médiévaux

Des pyramides, des obélisques, des colonnes brisées, des sarcophages alternent avec des dalles. Au début, on gravait surtout des titres et des noms de familles sur les tombes. Par la suite, certains ont cherché à individualiser le souvenir de leurs morts. Le financier Arbelot a fait inscrire cette belle épitaphe en souvenir de son couple  « Ils furent émerveillés du beau voyage Qui les mena jusqu’au bout de la vie ».

Fernand Arbelot tenant dans ses mains le visage de sa femme   (11e division)

Au milieu de sculptures attendues de pleureuses représentant la douleur, deux jeunes gens prennent un bain de soleil sur une dalle.

Malheureusement la plupart des tombes du 20e siècle sont souvent trop sobres : du marbre et du granit sans ornement, des épitaphes désolées, où « à ma maman adorée » remplace les formes traditionnelles.

Le cimetière vieillit. Heureusement, les tombes délabrées peuvent faire penser aux ruines qu’Hubert Robert semait dans ses tableaux.

Des blocs effondrés sur les pentes du Père Lachaise

Qui fleurit le cimetière ?

Les gardiens du cimetière taillent les arbres, préservent un peu partout des jardinières où s’épanouissent les iris du printemps.

Mais qui fleurit les tombes ?

Après les enterrements, les visites se font rares. Les familles sont peu nombreuses à fleurir les tombes, à l’exception peut-être des Asiatiques.

Les soldats étrangers morts pour la France dont les monuments sont regroupés dans une des allées nord du cimetière sont honorés par les autorités de leurs pays respectifs qui font déposer des gerbes.

Combattants tchécoslovaques
Combattants russes

Des bénévoles entretiennent quelques tombes illustres.

La plus visitée (puisqu’elle est la plus fleurie), et donc la plus surprenante pour les Français, est celle de l’ancien instituteur Léon Rivail (1804-1869). Persuadé d’avoir été druide dans une vie antérieure, il avait fondé une église spirite toujours prospère au Brésil. Il a été enterré dans une tombe en forme de dolmen sous le pseudonyme d’Allan Kardec. En cherchant un peu, je vois qu’il a fasciné une bonne partie des romantiques, de Nerval à Victor Hugo, des éducateurs comme Flammarion, des lexicographes comme Lachâtre qu’un même intérêt pour l’éducation populaire rapproche de Kardec. Je me souviens qu’à 6, 7 ans quand j’allais au cimetière du village où je passais mes vacances, j’aimais à « rendre la justice » : j’ai pris parfois des pots de bégonias aux tombes les plus fleuries pour les déposer devant les tombes esseulées. Mais pas question, aujourd’hui de voler Allan Kardec !

Le spirite Allan Kardek sous son dolmen

Chopin fait lui aussi l’objet d’un culte. Des anonymes entretiennent sa tombe et j’ai croisé un pianiste asiatique venu déposer une rose devant la grille.

Mais à côte combien de musiciens oubliés !

L’histoire des morts célèbres vient combler mon besoin de narration. Victor Noir (Yvan Salmon) était un jeune journaliste. Il fut tué à 21 ans, en 1870, avant qu’on puisse savoir ce qu’il aurait fait de sa vie. C’était encore un enfant qui n’avait guère publié qu’une livraison d’un journal rédigé en javanais, avait été rédacteur en chef du Pilori, feuille contestataire imprimée en lettres rouges et il venait d’intégrer La Marseillaise du polémiste Henri Rochefort. La mort a fait de lui un symbole républicain car le meurtrier était un neveu de l’empereur Napoléon III. Ce Pierre-Bonaparte s’était offensé d’insultes adressées à Napoléon 1er par un journaliste corse, Pierre Grousset, soutenu par Rochefort. Victor Noir était l’ami du journaliste. Il était venu voir le prince pour demander rétractation ou réparation d’un article injurieux publié par le prince en réponse à Pierre Grousset. Le prince en voulait surtout à Rochefort, l’autre protagoniste de l’histoire, mais le ton était monté, Victor Noir s’étant déclaré solidaire de l’insulteur. Le prince tira six fois et le tua. Il fut vite acquitté. J’ai connu l’indifférence de Paris brusquement changée en indignation à la mort de Malik Oussekine. Victor Noir, vivant, n’était pas un glorieux combattant de l’avenir. Une fois tombé, il était une victime de l’injustice. Il fut enterré à Neuilly pour éviter l’agitation populaire, mais une foule de près de 100 000 personnes se ressembla tout de même. Et ce fut soudain comme si l’Empire n’avait que trop duré !

20 ans plus tard, les restes de Victor Noir furent transférés au père Lachaise. Jules Dalou, le grand sculpteur républicain qui a réalisé la statue de la place de la Nation (https://passagedutemps.com/2016/02/20/nation/), sculpta un monument sans demander de rémunération. Son bronze était un acte dénonciateur : Victor Noir vient d’être tué. Tout juste tombé, il achève d’expirer, la face vers le ciel, la veste dégrafée. Il est tête nue son chapeau ayant roulé dans la rue.

Tombe de Victor Noir, près de la Transversale n°2
Tombe de Victor Noir

Cette tombe a longtemps symbolisé l’hommage qu’on rend aux victimes d’un pouvoir despotique. Puis les années passant, la mémoire de Victor Noir s’est conservée pour des raisons grotesques que racontent volontiers les guides : deux étudiantes qui passaient par l’Avenue Transversale n° 2 virent ce mort plutôt beau garçon. Constatant qu’à l’endroit de l’entre-jambes on voyait une bosse sous le tissu, elles firent courir la rumeur de l’efficacité de cet organe proéminent en cas de stérilité. Il paraît que des femmes viennent frotter la chose et c’est pourquoi le bronze serait si luisant… Les chaussures et le front brillent aussi. Peut-être s’agit-il d’un geste de substitution pour les dames timides. Victor Noir aurait-il était mécontent de sa dernière métamorphose, lui qui avait publié un journal facétieux écrit en javanais ? Dalou, lui, j’en suis sûre, n’aurait pas été heureux de la transformation d’un martyre en satyre

La tombe de Jim Morrison, mort à 27 ans, était devenue en 1971 un lieu de pèlerinage pour une jeunesse qui ne croyait qu’aux révoltes individualistes. J’ai lu que la ferveur était telle que ce tourisme funéraire suffisait à remplir les hôtels des alentours. Aujourd’hui, la sépulture est protégée par une barrière. Les visiteurs frustrés ont inventé un rite insolite : ils collent un chewing-gum sur l’arbre le plus proche.

Tombe de Jim Morrison. 6e division. L’arbre à chewing gum

D’autres traditions sont aussi baroques. Quelqu’un a déposé une pomme de terre sur la tombe de Parmentier.

Tous ces rituels font du cimetière un lieu qui n’évoque pas seulement une mort cruelle au bout du temps des vies humaines.

Le plus consolant, ce sont les arbres qui jaillissent entre les tombes ; leurs feuilles bougent dans leur autre temps, leur temps de printemps, qui revient les ressusciter chaque année.

CHARLET Christian, 2003, Le Père Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, Paris, Découvertes Gallimard.

TARTAKOWSKY Danielle, 1999, Nous irons chanter sur vos tombes, Le Père Lachaise, 19e-20e siècle, Paris, Aubier.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Noir