Histoire de la maison sur la lande
Le sentier des douaniers fait un brusque virage à l’aplomb d’une pointe rocheuse. De l’autre côté d’un bosquet de pins émerge une maison de la taille d’un immeuble. Les volets sont fermés. Une grille rouillée enfouie sous les orties et les ronces barre l’entrée. Une haie d’hortensias, laissée à l’abandon a peu à peu envahi la pente. Est-ce que j’aime cette maison ? La question est superflue. Elle est là. Ses trois étages détonnent dans une île où les normes esthétiques voudraient plutôt des longères dans les champs, et où les maisons de villages sont serrées les unes contre les autres pour se protéger du vent. La villa solitaire, elle, est plantée au bord de la falaise, face à la haute mer, avec un balcon en saillie pour la vue. On ne voit pas d’autre habitation à proximité. Elle dégage une étrange impression de vide et d’abandon.
Le soir, j’ai interrogé la vieille dame qui me loue une chambre : « A l’époque où je suis entrée au CP, celui qui a fait bâtir la maison allait à l’école d’ici. J’étais trop jeune pour le connaître vraiment, il préparait le certificat d’études et j’étais petite. Après il a disparu. Je veux dire qu’il est parti en pensionnat sur le continent. Il était le premier de chez nous à aller au lycée. Ses parents étaient très pauvres. Ils sont morts assez vite et on l’a oublié pendant quarante ans. Quand il est revenu avec une femme et un enfant, il nous regardait de haut, comme s’il avait une revanche à prendre. Il ne parlait à personne. On aurait dit qu’il jouissait de revenir sur la terre de ses ancêtres en compagnie d’une créature de rêve comme on en voit sur les couvertures de Paris-Match. Il l’avait rencontrée lors d’un concours de Miss Monde où elle représentait la Suisse. Il l’avait épousée, lui avait fait un enfant et il les avait emmenés au pays de son enfance sur la promesse d’une belle vie. Il avait bâti cette demeure que tous les promeneurs étaient obligés de voir. Au village, les gens le voyaient passer tous les deux mois au volant de son Audi sur la route des Poulains. Il rendait visite à sa femme et à son fils et repartait au bout de deux jours. Quelquefois, c’était un chauffeur qui conduisait. Il ne parlait jamais avec nous.
Le reste est facile à imaginer. En arrivant, sa femme ne s’était pas trop inquiétée de la solitude tant elle était séduite par le romantisme de l’endroit. Tout l’été, elle s’était promenée sur la lande avec son petit garçon. Mère et fils allaient ensemble, jusqu’à la pointe où Sarah Bernhardt avait acheté un petit fortin désaffecté. On la voyait passer habillée à la dernière mode, chemise à pois, jupe ajustée à la taille, bottines et petit bob. Elle n’était pas assez robuste pour le goût des hommes d’ici, mais il faut avouer qu’elle avait de l’allure quand elle marchait en faisant balancer sa jupe à chaque pas. Elle s’approchait du bord de la falaise sans lâcher la main du petit garçon. Ils s’asseyaient sur l’herbe rase et regardaient les gerbes d’écume s’envoler. En bas, les vagues déferlaient sur les arrêtes des rochers avant de se retirer en laissant derrière elles une chevelure d’eau, puis une nouvelle vague se soulevait et le cycle recommençait sans fin. Au retour de leur promenade, le vent faisait danser leurs cheveux sur leur tête.. L’enfant courait trop vite et se blessait sur un caillou pointu, elle le relevait : « Faites-voir où vous avez mal, Andrea ! », Elle l’embrassait sur le front. « C’est fini, mon chéri ». C’était fini. L’été les enveloppait et c’était bon de revenir comme ça, décoiffés par le vent.
Il ne restait qu’à apprivoiser les gens du village. Comme elle aurait voulu que la boulangère l’accueille gentiment : « Bonjour Marie ! Alors vos amis sont venus pour l’été ? » et qu’une longue conversation s’engage… Mais quand son tour arrivait, la boulangère la servait en se bornant au minimum, un « – Que voulez-vous, madame ? »… qui maintenait la distance. Sur le quai, la vieille épicière vend des carottes, des oignons et des pommes de terre à ceux qui n’ont pas de potager, et complète par des cartes postales et des « produits locaux » l’été quand les estivants sont là. Jamais, elle ne lui avait dit : « Alors, vous allez rester avec nous ? Bienvenue » ou quelque chose comme ça. Parfois, elle faisait bravement une tentative pour l’apprivoiser : « – Quel temps aurons-nous, aujourd’hui ? ». La commerçante montrait qu’elle n’avait pas de temps à perdre : « – Un temps d’ici, ma petite dame. Bon c’est pas tout ça, il faut que je serve mes clients…». On n’est pas aimable dans l’île avec les gens qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre et qui veulent faire des phrases sur l’amitié.
Affaire de patience, pensait-elle… Son fils était tellement mignon que ça irait mieux dès que l’école commencerait. Oui, c’est à l’école que tout allait s’arranger.
Ici, l’automne et l’hiver sont interminables. La lande est déserte, passé le 15 août. L’humidité est partout. Les champs sont vite transformés en boue. Les ruisseaux remplacent les chemins. Il n’y a que le bruit de la pluie, tantôt furieux quand elle cingle les carreaux, tantôt murmurant au rythme lent du crachin…. Au bout de 100 mètres, on est perdu dans la brume. Il fait froid et on n’est même pas encore en octobre.
Quelquefois un goéland traversait le ciel en direction de la mer. La lumière était lugubre jusqu’au petit arrêt de la fin d’après-midi où le ciel devenait rose avec un beau soleil orange sur le point de se coucher. Puis c’était la nuit. Elle avait horreur des coups qui se répétaient à intervalles réguliers lorsque les vagues se fracassaient contre la falaise.
A présent, Andrea était à l’école primaire Sainte-Marie. Avec son pantalon de velours et ses bottines en cuir souple, il détonnait parmi les enfants du village qui couraient en galoches et qui lui témoignaient une indifférence absolue. Ce n’est pas facile de se faire des copains quand on est un petit garçon vouvoyé par sa mère qui vous appelle mon chéri. Un jour, une idée lui était venue. Il avait acheté des calots œil de dragon, les plus belles billes, et même un boulard mammouth à l’épicerie et avait fait semblant de jouer seul… Les garçons s’étaient approchés, l’observant en silence. Quand le maître avait sifflé la reprise des cours, ils s’étaient précipités et avaient volé toutes les billes. Andrea n’avait rien dit à personne.
Dans le salon de la grande maison, la pendule battait les secondes. La journée était lente, trop lente, à attendre l’heure de la sortie d’école. Derrière le temps qui battait, il y avait un paysage de pluie et cet exil interminable. L’idée lui était venue de faire arriver quelque chose dans leur vie où il ne se passait rien. A la fin du mois, ce serait l’anniversaire d’Andrea. Elle lui ferait une fête inoubliable. Elle inviterait toute l’école. Elle avait vite rédigé une lettre d’invitation : « je vous invite à mon anniversaire. Il y aura des jeux, une chasse au trésor avec des cadeaux pour tous. Il y aura des beignets, des crêpes et un gros gâteau d’anniversaire ». C’était une très belle idée !
Les parents s’étaient concertés. D’abord, la mère de Pierrot était allée voir la mère de Paul. La mère de Paul qui était en train d’éplucher des pommes de terre s’était essuyée les mains, inquiète (on ne se rendait pas visite à l’improviste comme ça sans une bonne raison). Elle avait demandé : « Il est arrivé quelque chose ? – Non, c’est cet anniversaire. Tu emmènes, ton fils, toi ? – Je ne sais pas ! Après on sera obligés de rendre l’invitation. » Les uns après les autres, les parents trouvaient des raisons de ne pas venir : « Et les tenues de sa mère ? Quand je viens chercher Jeannot à l’école avec mon vieux manteau, j’ai honte si elle me regarde. On a beau dire, ça fait barrière. – Oh ! Tu as bien tort. Elle se prend pour le spectacle du monde avec ses lèvres peintes. Mais nous, on a déjà eu Sarah Bernard, alors celle-là ! – Et puis son garçon, tu l’as vu. Qu’est-ce qu’elle croit qu’il a de spécial, celui-là, à part d’être timide ? – S’il fallait s’occuper de tous les timides ! – Ça nous regarde pas, les états d’âme de son gamin.
De toute façon, je ne sais jamais quoi lui dire… C’est pas notre monde, c’est tout ! »
Le jour de la fête, le petit garçon avait attendu des heures, sagement assis sur le canapé en cuir. Personne n’était venu. Vers le soir il avait allumé les bougies du gâteau. Il les avait soufflées, puis il avait coupé deux tranches, une pour sa mère, une pour lui. Ils avaient mangé lentement leur part de gâteau sans échanger un mot. « – Merci maman, c’était un très bon choix, avait dit Andrea quand leur assiette fut vide – Il ne faut pas être triste, avait répondu sa mère, on a partagé un gâteau exquis, Tu as huit ans et c’est merveilleux… mais ces gens ont raison. On n’a rien à voir avec eux. On est d’un autre monde »
Le lendemain, une entreprise de déménagement avait été contactée. A la fin de la semaine, il n’y avait plus personne dans la grande maison. Il ne restait aucune trace de leur présence, ni photo, ni cahier d’écolier. Rien.
Les parents d’Andrea ont fini par mourir. Andrea n’est jamais revenu. A-t-il cherché des acheteurs que l’isolement et la rigueur des bourrasques de vent venues de la mer ont découragés ou bien a-t-il laissé trainer les choses par négligence ?
La maison est restée abandonnée. Elle tient encore debout, plantée sur la lande. Peu importe qu’elle soit à sa place ou pas dans le décor de Belle-Ile-en-Mer. Elle aimante mes promenades. Le récit de ma propriétaire a donné une réalité fantomatique à Andrea et à sa mère comme si quelque chose de l’affront qui leur avait été infligé subsistait encore derrière les volets clos.
On n’y pouvait rien. C’étaient des bourgeois et des étrangers en plus. Il n’y avait pas de remède.
Une belle histoire triste
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Je n’y peux rien. J’ai l’impression qu’il y a bien plus d’histoires tristes que de souvenirs heureux dans les lieux dont nous conservons la mémoire !
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Comme c’est triste! Et tu racontes vraiment bien…
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Merci beaucoup Marianne. J’ai essayé de ne pas trancher entre le chagrin des exclus et l’humiliation (ou seulement le sentiment d’étrangeté) de ceux qui les ont rejetés.
Amitiés
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. Une maison abandonnée sur la lande, des étrangers qui viennent l’habiter,un anniversaire qui tourne mal sur cette île où l’on reste entre soi, tous les éléments sont réunis pour faire de cette histoire une véritable nouvelle. Grâce bien sûr à ton talent d’écriture.
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