Pereire – Wagram. Derrière les façades

Longtemps, j’ai traversé le quartier Pereire Wagram sans le voir. Le quartier était bien trop solennel à mon goût, trop éloigné des commerces, des cinémas, des petits restos de la rive gauche. Les rues n’avaient qu’une fonction pratique : me conduire chez nos amis. J’ai changé. J’admire les formes biscornues des angles des immeubles sur les grands axes…

Angle du 134 rue de Courcelles et de Wagram

Je m’attarde devant les décors végétaux ou devant les allégories des sculpteurs soucieux de célébrer la morale familiale, ou la beauté des femmes.

Fronton aux branches de marronniers. Rue Théodore de Banville
Rue des Renaudes

J’ai aussi la nostalgie des vies qui s’y sont déroulées et que mes amis me racontaient quand j’avais vingt ans. Je respire dans les rues les récits d’un passé qui chaque jour s’oublie davantage.  Je pense « Voilà ce qui s’est passé  derrière cette façade en pierres de taille si  sérieuse ».

Il était arrivé du Mexique sous le Second Empire quand les richissimes sud-américains étaient fous de Paris. Et bien sûr il avait de l’argent à investir ! La gare de Pereire-Levallois (anciennement Courcelles-Levallois) créée par les frères Pereire avait donné un élan à tous les alentours en permettant de faire circuler des hommes et des marchandises.

Gare Pereire Levallois

Il avait acheté sur plan un bout de rue et fait bâtir de grands immeubles bourgeois qu’il louait.

Son fils s’était définitivement installé après un détour par l’Espagne où il avait trouvé une digne épouse. Dans ce quartier aristocratique, les familles les plus traditionnelles, réfractaire à tous ces étrangers douteux, hésitaient encore à frayer avec lui. Les oreilles lui tintaient quand on contrefaisait son accent ou qu’on fredonnait devant lui l’air du Brésilien:

Je suis Brésilien, j’ai de l’or,
Et j’arrive de Rio-Janeire ;
Plus riche aujourd’hui que naguère,
Paris, je te reviens encor !
Deux fois je suis venu déjà ;
J’avais de l’or dans ma valise,
Des diamants à ma chemise :
Combien a duré tout cela ?
Le temps d’avoir deux cents amis
Et d’aimer quatre ou cinq maîtresses,
Six mois de galantes ivresses,
Et plus rien ! ô Paris ! Paris !
En six mois tu m’as tout raflé,
Et puis, vers ma jeune Amérique,
Tu m’as, pauvre et mélancolique,
Délicatement remballé !
Mais je brûlais de revenir,
Et là-bas, sous mon ciel sauvage,
Je me répétais avec rage :
« Une autre fortune ou mourir ! »
Je ne suis pas mort, j’ai gagné
Tant bien que mal, des sommes folles,
Et je viens pour que tu me voles
Tout ce que là-bas j’ai volé !
Ce que je veux de toi, Paris,
Ce que je veux, ce sont tes femmes,
Ni bourgeoises, ni grandes dames,
Mais les autres… l’on m’a compris !
Celles que l’on voit étalant,
Sur le velours de l’avant-scène,
Avec des allures de reine.
Un gros bouquet de lilas blanc ;
Celles dont l’œil froid et câlin
En un instant jauge une salle,
Et va cherchant de stalle en stalle
Un successeur à ce gandin
Qui, plein de chic, mais indigent,
Au fond de la loge se cache,
Et dit, en mordant sa moustache :
« Où diable trouver de l’argent ?… »
De l’argent ! Moi j’en ai ! Venez !
Nous le mangerons, mes poulettes,
Puis après, je ferai des dettes :
Tendez vos deux mains et prenez !
Hurrah ! je viens de débarquer,
Mettez vos faux cheveux, cocottes !
J’apporte à vos blanches quenottes
Toute une fortune à croquer !
Le pigeon vient ! plumez, plumez…
Prenez mes dollars, mes bank-notes,
Ma montre, mon chapeau, mes bottes,
Mais dites-moi que vous m’aimez !
J’agirai magnifiquement,
Mais vous connaissez ma nature,
Et j’en prendrai, je vous le jure,
Oui, j’en prendrai pour mon argent.
Je suis Brésilien, j’ai de l’or,
Et j’arrive de Rio-Janeire ;
Vingt fois plus riche que naguère,
Paris, je te reviens encor !
(La Vie parisienne d’Offenbach, 1866)

Il haussait les épaules et laissait dire sans se fâcher.

Ayant accompli ses devoirs conjugaux et fait deux enfants à sa femme, il s’occupa de danseuses de cancan à culottes fendues et d’engins volants car il nourrissait depuis son enfance le rêve de voler comme les oiseaux. Sa vitalité était légendaire. Il aimait jeter de l’argent par les fenêtres lors de fêtes mémorables. Quand l’argent qu’il déversait sur les ballerines venait à manquer, il vendait un des immeubles de rapport qu’avait fait construire son père.

Son épouse espagnole, qui mettait encore une mantille pour se rendre à la messe, qui participait aux kermesses de charité pour se consoler de sa solitude et réservait toute sa rigueur à l’éducation de ses filles commençait à s’inquiéter sérieusement. Il restait seulement deux immeubles !

Un jour, il était rentré après avoir fait la noce toute la nuit. Il avait trop bu. Il était allé dans la salle de bains pour chercher un cachet d’aspirine dans l’armoire à pharmacie quand sa femme avait fait irruption en brandissant le pistolet du tiroir de la table de nuit, prête à faire feu. Il était tellement stupéfait qu’il n’avait rien trouvé à dire. D’abord en Amérique ce sont les hommes qui tirent et puis, elle ne l’avait pas habitué à de semblables démonstrations.

– Je suis sûre que tu n’as pas envie de mourir, lui dit-elle de sa voix bien élevée. Tu vas signer un acte de donation en faveur de tes filles. Un immeuble pour chacune. Tu ne voudrais pas  abréger ton existence. Tu ne voudrais pas qu’un crime m’envoie en prison et laisse deux orphelines ruinées à Paris.

– Il Il avait répondu : « Ne tire pas, je signe ».

Il avait ensuite eu le bon goût de mourir rapidement d’ennui et d’apoplexie. Il n’y a aujourd’hui pas plus parisiens que leurs descendants. Pour moi cependant, la façade grise de leur immeuble a le romanesque du temps des opérettes. Je rêve à la grand-mère qui emportait toute sa literie avec elle quand elle allait rendre visite à sa mère en Espagne, par peur des punaises et de l’inconfort des hôtels ; je rêve à leurs filles à la peau sombre et aux grands yeux noirs qui écoutaient leurs père parler en mexicain mais lui répondaient en français. Comme ils doivent vendre les derniers appartements, les membres de la nouvelle génération n’attacheront bientôt plus le nom de la rue aux bribes de leur lointaine histoire qui montre pourtant joliment avec quelle rapidité des arrivants qu’on appelait des rastaquouères pour bien s’en démarquer se sont mélangés, fondus dans une société qui paraissait pourtant soucieuse de les tenir impitoyablement à distance

10 réflexions sur “Pereire – Wagram. Derrière les façades

  1. Il y a ceux qui vendent des immeubles pour financer leurs frasques amoureuses er d’autres comme un des fils d’Henry Rouart qui vendent des tableaux pour satisfaire leurs passions italiennes…

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  2. Mécène et collectionnneur, Henri Rouart à été l’homme – clé du mouvement impressionniste. Polytechnicien, grand industriel, peintre lui même, il a consacré toute la deuxième partie de sa vie à sa véritable passion, la peinture . Ami de Degas, il a constitué une fabuleuse collection de tableaux ( 500, impressionnistes et autres ) qui à été dispersée par ses enfants au début du 20ème siècle .

    C’est Jean-Marie Rouart qui parle de son grand-père, Louis, dernier fils d’Henri, comme un Don Juan affamé de conquêtes qui à vendu le portrait de sa femme ( Christine Lerolle) par Renoir et celui de sa mère par Degas pour mener sa vie dispendieuse .

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  3. Il n’y a pas que la peinture dans la famille Rouart qui à été au centre de la vie artistique et intellectuelle de son temps. Il y a la littérature avec l’histoire passionnée entre Eugène, un autre fils d’Henri Rouart, et André Gide.

    Valery et Mallarme , aussi, du côté de Julie Manet, la fille de Berthe Morisot qui a épousé un autre fils d’Henri Rouart, Ernest.

    Un vrai labyrinthe que cette famille jusqu’à notre académicien Jean-Marie !

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