Arc-et-Senans est au-delà du cercle magique des guides touristiques à l’intention des Parisiens désireux de partir en weekend, dont la limite se situe à peu près à 200 kilomètres. Il faut doubler le temps de voyage pour atteindre Arc-et-Senans, soit 4 heures de route en voiture. Il faut donc bien choisir ses amis pour que le trajet ne paraisse pas trop long. L’escapade était encore possible début mars. L’épidémie paraissait lointaine et on était partis avec une certaine insouciance.
Outre Arc-et-Senans, on a découvert les belles villes de Franche-Comté, Besançon, sa remarquable galerie des Beaux-Arts et son musée des horloges ! Dole-la-méconnue, avec sa Collégiale et son grand orgue sculpté,…

… ses demeures magnifiques, ses lents cours d’eau.
Au pays du sel
Le site de Salins-les-Bains, qui exploitait les eaux très chargées en sel du sud du Jura depuis les Romains, étant devenu trop petit, Arc-et-Senans a été conçu par l’architecte Ledoux pour développer la production de cet « or blanc » si précieux et d’un si bon rapport grâce à l’impôt de la gabelle. Comme il fallait de grandes quantités de bois pour faire s’évaporer la saumure, Ledoux n’hésita pas à acheminer l’eau depuis Salins, à travers la vaste forêt domaniale de Chaux, soit 22 kilomètres, par un système de conduites creusées dans des troncs d’arbres : « Il étoit plus facile de faire voyager l’eau que de voiturer une forêt en détail » (Traité d’Architecture, p. 38, désormais TA)
Quand la construction de la saline lui fut confiée en 1773, Claude Nicolas Ledoux était déjà l’architecte des financiers gestionnaires des impôts (La Ferme générale), et avait été nommé « Commissaire aux salines de Lorraine et de Franche-Comté » en 1771 par Louis XV.
Au 19e siècle, la saline qui subissait la concurrence des marais salants, se révèlera peu rentable. Elle fonctionnera cependant jusqu’en 1895, sous monopole d’État puis en tant que compagnie privée, avant d’être plus ou moins abandonnée. Elle est aujourd’hui sauvée, restaurée, classée patrimoine de l’Unesco. Elle abrite un musée consacré à l’œuvre de Ledoux, un Musée du sel, des lieux de rencontres et un hôtel.
Une utopie politique carcérale : l’espace circulaire
Ledoux a entouré sa saline d’un mur d’enceinte afin d’empêcher la contrebande. Une seule porte permettait d’y accéder. Cette porte ornée de colonnes doriques est cependant étonnante : est-ce l’entrée d’une fabrique ou d’un temple grec ? Les deux à la fois sans doute, car le sacré pour Ledoux allie le travail, la beauté architecturale fondée sur la raison et la foi dans le progrès qui change l’ordre du monde et mène de la nature brute à la civilisation.

Après la colonnade, le visiteur passe sous une voute où est stylisée une grotte. Il a suffi de quelques pierres brutes qui contrastent avec les pierres taillées pour signifier le contraste entre la nature pourvoyeuse du sel et l’art de l’homme qui recueille et exploite ce trésor pour accroitre son bien-être.

Dans son livre magistral, Surveiller et punir, Foucault a montré cependant la proximité entre les utopies progressistes des Lumières et les cauchemars des sociétés modernes fondées sur la surveillance. C’est ce qu’incarne la Saline Royale d’Arc-et-Senans qu’il évoque p. 176 de son livre.
L’appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n’échappe et centre vers lequel tous les regards sont tournés.
En optant pour un plan en demi-cercle, dépourvu d’angles morts, Claude-Nicolas Ledoux constituait un ensemble architectural merveilleusement ordonné, mais surtout il facilitait le contrôle des ouvriers.

L’entrée unique était encadrée par les logis des soldats qui gardaient la saline contre les incursions du dehors.
En face, le pavillon du directeur, surmonté par une tourelle permettait de voir tout en restant invisible, d’observer les va-et-vient des ouvriers autant que les arrivées de l’extérieur en vérifiant que chaque personne était à sa place. Une personne qui traversait la cour ne pouvait échapper au regard: était-elle décemment vêtue ? S’attardait-elle pour bavarder ? Se dirigeait-elle effectivement dans le pavillon requis par son emploi ?

De part et d’autre, étaient bâties les bernes, les deux grands bâtiments où la saumure était chauffée dans des « poêles » jusqu’à évaporation, ce qui prenait entre deux et quatre jours ; puis les bâtiments des métiers annexes, des écuries, une maréchalerie, une tonnellerie, les logis des ouvriers. Entre 30 et 80 personnes vivaient là. Des travailleurs intermittents se joignaient si nécessaire au personnel à demeure : les hommes occupés au dur travail de la cuisson, le sel attaquant la peau, les femmes qui façonnaient les pains de sel ; jusqu’aux enfants qui ramassaient les cendres.
Michel Foucault dénonce dans de tels lieux l’avènement de la discipline-mécanisme qui sert le pouvoir « en faisant croître l’utilité possible des individus » (p.211)
Une manufacture ? Un temple ?
Oui, la saline peut être considérée comme un établissement de discipline, mais le souci architectural de Ledoux va bien au-delà des objectifs pour maximiser les profits. Quand nous sommes venus, le site presque vide, jusqu’à susciter le malaise, semblait un fantastique rêve d’architecte héritier de Paestum où les bâtiments réinterprétaient une fois de plus l’équilibre des formes primitives du carré, du triangle et du cercle.

Si les lourdes colonnes à ressauts de la Maison du Directeur participent au souci d’en imposer, elles répondent surtout au goût de Ledoux pour une architecture réduite à l’essentiel où la sévérité des lignes est seulement atténuée par les saillies qui accentuent violemment le contraste des ombres portées et des parties claires.

Les colonnes doriques se détachent sur des murs striés et là encore le lisse en dialogue avec le saillant accentue les contrastes sans qu’il soit besoin d’autres ornements. (Dans le traité, Ledoux écrit sans cesse combien il déteste les fioritures qui corrompent la pureté des lignes).

Les maquettes de la Ville de Chaux
Le musée consacré à Ledoux présente surtout les maquettes de la Cité de Chaux, réalisées d’après les planches du Traité d’architecture, que j’avais consultées quand j’avais visité la Rotonde de la Villette. La cité, restée à l’état de plans devait prolonger le domaine d’Arc-et-Senans. Tantôt ce sont des bâtiments collectifs école, maison de justice, église. Voici la maquette du Pacifère :

Pacifère. Temple de la paix « Au Pacifère se concilient les intérêts des familles, et se préviennent ou se terminent leurs divisions (TA, p. 3)
et le cimetière où tout converge vers une sphère, qui relie le monde des morts à la perfection du cosmos où tournent les planètes.

Ledoux ne désespère pas d’améliorer les mœurs des habitants : l’Oikema, dont le plan nettement phallique représente non sans humour la destination, n’est ni un palais des plaisirs sexuels, ni un centre de rééducation, mais les deux à la fois puisque : « « L’Oikema présente à la bouillante et volage jeunesse qu’il attire la dépravation de l’homme ranimant la vertu qui sommeille, conduit l’homme à l’autel de l’Hymen vertueux qui l’embrasse et le couronne (TA., Int. p. 2)… Dans la Maison close, le novice rééduqué sera amené à apprécier les vraies jouissances de la vie conjugale ! »

Ledoux n’est pas un égalitariste « Faut-il que tout soit misère ou magnificence », s’interroge-il ? mais il pense que l’architecte doit à la fois créer des maisons fastueuses pour les riches et offrir aux pauvres des habitations élégantes, assujetties « à la pureté des lignes » comme la maison des tonneliers en forme de tonneaux, la retraite pyramidale du bûcheron, « la Coupole domestique du charbonnier qui prépare l’aliment nécessaire aux fourneaux des chimistes ».(TA, p. 4-6), le logement sphérique des gardes agricoles :

A quoi rêvait Ledoux ?
Dans le passage où il décrit la saline, Foucault souligne le lien étroit d’Arc-et-Senans avec l’emprise répressive sur les hommes. L’ensemble de son livre est plus ambivalent et montre que la répression est inextricablement mêlée au progrès : l’école apprend à lire et à écrire dans le même temps qu’elle discipline dans un mélange inextricable ; l’hôpital surveille et soigne ; les manufactures modernes répandent l’abondance et produisent des marchandises en abimant moins la santé des hommes que le système antérieur. Le mal et le bien se développent ensemble et à vrai dire ne peuvent être distingués.
Foucault n’évoque pas non plus la capacité de rêve d’une force extrême qui transparaît dans les réalisations et les projets de Ledoux, qui voyait l’Architecte comme un « rival du créateur » (p. 8) , capable de guérir le malheur du monde, ce qui fait d’Arc-et-Senans une expérience de pensée à la fois esthétique, psychosociologique et cosmique.
Quelques références :
Foucault, Michel, 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, NRF.
Ledoux, Claude-Nicolas, 1804, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des meurs et de la législation, Paris, Herman. (et sur Gallica, en accès libre, l’édition originale, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k857284.image
Ozouf Mona, 1966. « Architecture et urbanisme : l’image de la ville chez Claude-Nicolas Ledoux », Annales ESC, pp. 1278-1304.https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_6_421483
Scachetti, Emmeline, « La saline d’Arc-et-Senans : manufacture, utopie et patrimoine (1773-2011).» Histoire. Université de Franche-Comté, 2013. Français. ffNNT : 2013BESA1030ff. fftel-01327327f
Voir aussi : La Rotonde de La Villette