Dialogue à l’exposition du Greco (Grand-Palais 2020)

Cette exposition est vraiment une révélation. Elle nous a fait parcourir à deux la courbe d’une vie de peintre qui est allé des icônes immobiles de sa jeunesse, à la découverte du mouvement théâtral et de la profondeur par les Italiens, avant d’abandonner la représentation au profit d’une vision symboliste où les formes sont plus suggérées que dessinées, où le dynamisme des lignes exprime plus qu’il ne raconte. Mais ainsi il ne retournait pas à l’Orient, il annonçait la modernité !

Structures

Tu étais heureuse de me dire que tu percevais tout de suite la structure des toiles, leurs lignes de force et leur couleur.  « Regarde », disais-tu en montrant l’Assomption, « Bien sûr, tout le monde voit les deux plans séparés de la terre et du ciel  : celui des apôtres devant le tombeau vide et celui de la Vierge qui est déjà là-haut, au milieu des anges, mais on voit peut-être moins bien les lignes en zigzags qui partent de l’apôtre en bleu, suivent l’oblique du bras de l’apôtre en jaune, la corne de la lune et le manteau de la vierge arrive à sa main droite, et aux bras largement ouverts, dernière ligne qui barre le haut du tableau soulignée par l’aile parallèle d’un ange, pendant qu’à gauche, une autre ligne brisée remonte des deux arrêtes du tombeau vers le bras qui nous porte vers le haut.

L’Assomption de la Vierge. Art Institute of Chicago. Vers 1577

Ces lignes de construction ne seraient rien sans les couleurs qui se répondent parfaitement, le bleu de la droite vers le centre ; le pourpre de la gauche vers la droite… tout pour nous faire sentir la poussée vers le haut. Et puis regarde les mains des apôtres presque toutes dirigées vers le ciel tirent aussi notre regard vers la Vierge et indiquent la voie à suivre ».

Nous nous sommes amusées à regarder la « rhétorique » des mains qui équivalent au discours religieux de Greco. Même si on voit encore le sein tentateur, le geste de la Madeleine pénitente, la main sur le cœur, dit sa foi, et elle a raison puisque le ciel s’entrouvre pour lui répondre. 

Sainte Marie- Madeleine pénitente (musée de Budapest). Vers 1576

 « En face des toiles, disais-tu, je vois tout de suite l’architecture. Je trouve ridicule de parler d’un peintre halluciné, alors que je le vois tout combiner… et c’est bien ce qui est épuisant dans le travail d’un vrai peintre. Regarde la Crucifixion, il y a  la séparation du ciel et de la terre avec ces deux donateurs quelconques, le noir et le blanc, et le Christ,à nouveau étiré vers le ciel. Maintenant regarde comme la lumière qui surgit d’entre les nuages relie les deux plans et permet de dépasser la division.

Le Christ en croix adoré par deux donateurs (Musée du Louvre)

Ce qui me plaît c’est l’équilibre des lignes et de la couleur dans l’architecture des tableaux.

Dans Le Mont des Oliviers, mon œil parcourt la grand triangle qui va du blanc de l’ange au rouge de la tunique au bleu du manteau, dessinant un triangle lumineux dans la nuit qui du coup paraît profonde. A droite, on devine à peine le paysage et les soldats qui viennent arrêter le Christ.

L’Agonie dans le jardin des Oliviers (Collection particulière). Vers 1600

Ou bien quand Jésus chasse les marchands du temple si le geste paraît si violent c’est que le rouge de la robe accompagne la torsion du corps et c’est pareil pour les marchands, une sorte de tourbillon de jaune et de vert.

Le Christ chassant les marchands du Temple

Je te disais : « Il cadre sur ce qui est important en éliminant tout l’anecdotique. Nous sommes tellement près de la scène qu’il ne reste que l’intensité des personnes ». Toi,  tu montrais une fois de plus la construction, de La Pieta quasi rectangulaire. Verticales du manteau jaune, du bras, des jambes ; horizontale du buste. Et tu ajoutais « D’ailleurs, il construit son tableau aussi par la couleur : le corps gris du Christ, la blouse pâle de la Madeleine, sa jupe violette couleur de Mort, ils se détachent sur le fond bleu du manteau de la Vierge et sur l’or et le vert du manteau de Joseph d’Arimathie »

Je trouvais que ton approche laissait un peu trop de côté la mystique religieuse de Greco. Les trois personnages qui entourent le grand corps gris du Christ et son visage enténébré ne croient plus au rêve de la vie éternelle. Ils le touchent comme on touche un humain, un fils, un amant : Joseph d’Arimathie effleure les cheveux de ses lèvres ; la Vierge soutient la tête de son enfant mort; Marie-Madeleine tient tendrement, charnellement, la main gauche de l’homme qu’elle aime et qu’elle a perdu. La force de cette peinture, c’est quand même de s’affronter à la mort commune à toute l’humanité, plus atroce quand elle vient avant l’heure, que l’enfant  part avant la mère.

Pieta (collection Niarchos)

Portraits

Nous ne savions rien du prodigieux portraitiste.

Les peintres de la Renaissance (c’est la gloire de Léonard) avaient inventé le lointain et posaient leurs personnages sur des décors brumeux qui les rendaient encore plus réels. Greco les pose sur des fonds abstraits comme jadis il faisait pour les icônes.

Très vite, il dessine des figures qui se détachent d’un fond sombre et des tableaux resserrés sur des visages. Le Soplon de 1570 a la netteté des images dans certains rêves.

El Soplon (Collection privée) vers 1570

J’ai lu qu’il représentait en fait un thème érudit qui renvoie à une description par Pline d’un travail perdu de l’artiste grec Antiphilos (4e siècle av. J.-C). Mais tout le monde pense à La Tour… Plus tard, Greco remplacera la lueur tremblante des braises par la lune ou par l’orage (affirmant contre l’ombre envahissante la persistance du  salut promis aux pécheurs, ou plutôt l’espérance de ce salut). C’est par exemple le cas du Saint Pierre pénitent qui lève les yeux vers le ciel.

Saint Pierre pénitent

Devant La Madeleine tu m’as fait remarquer la modernité de la touche rapide du Greco (si différente des couches de peinture patiemment posées par Léonard de Vinci et par Raphaël jusqu’à ce que la surface paraisse lisse). Greco, peut-être parce qu’il était pressé, montre la substance de la peinture. Il passe légèrement son pinceau sur la couche précédente, effleurant le mauve suave de traces blanches pour figurer la lumière.

« Regarde, disais-tu, ce qui me fascine, c’est qu’il abandonne ses toiles léchées pour des formes vagues. Le Christ au mont des Oliviers des années 1590 représente encore des détails, les fleurettes du premier plan, les gestes des apôtres, les drapeaux des soldats…

L’Agonie du Christ au Jardin des Oliviers 1590

Dix ans après, toute la scène est dans l’ombre. Il lui suffit de montrer la trouée de ciel, et d’indiquer que quelque chose approche dans la nuit.

L’Agonie du Christ au Jardin des Oliviers 1600

Ce dialogue de l’ombre et de la lumière dans des toiles d’où presque tout décor a été chassé on le retrouve tout au long de son œuvre, dans les portraits d’amis. Ces portraits nous en disent beaucoup sur Greco qui vivait fort bien à Tolède dans un cercle d’humanistes devenus ses amis prêtres, hellénistes et professeurs à l’université.  Ainsi, Hortensio Félix Paravicino l’appelait dans l’un de ses poèmes le « Divin Greco ».  L’exposition montre aussi des volumes de Vitruve et de Vasari, annotés de la main du peintre.

L’ami a interrompu un instant sa lecture pour en méditer le sens et partager avec nous ses questions.

Hortensio Félix Paravicino (Boston. Museum of fine arts) 1609

Emergent de l’ombre le blanc de la soutane (et les touches de couleur de la croix qui équilibrent la toile vers le centre), les mains fines d’intellectuel, les livres… Le visage de Félix Paravicino est encadré par un grand col blanc, visage lui-même travaillé par les ombres de la barbe, des cheveux bouclés, des gros sourcils et des yeux cernés d’où coule un regard si intelligent, si profond.

Parfois les couleurs se sont éteintes. Le saint François qui médite sur la mort est gris et noir : et même la branche dessinée dans le coin gauche du tableau est à peine visible.

Saint François et frère Léon méditant sur la mort (Musée des BA d’Ottawa) vers 1605

Ailleurs la même pâleur, presque jaune, du visage s’affronte au contraire à la couleur. La robe framboise du méchant cardinal, la tenture dorée, les lunettes cerclées de noir, soulignent le regard.

Le Cardinal Nino de Guevara. Vers 1600

Abandonner le naturalisme pour mieux figurer un monde intérieur,

Les impressions d’une visite s’éloignent très vite, mais pas l’Apocalypse. Un Saint Jean gigantesque, étiré, jette les bras vers un ciel sombre d’où le soleil a disparu laissant derrière lui des nuages traversés de lueurs qui sont comme des draperies. Les anges apportent des étoffes blanches, pour vêtir les morts qui viennent d’abandooner leurs linceuls verts, jaunes et rouges.

Apocalypse

Tout est fait de la même étoffe, le manteau du saint, les draperies, les nuées du ciel traversées par des reflets.

En partant, j’ai demandé : « Et toi ? Quel est ton tableau préféré ? » Tu m’as dit « La Vierge » et je me suis étonnée de ce qui te plaisait tant dans cette jeune femme chétive, obstinée et presque maussade, alors que tu n’avais cessé de commenter les grands tableaux rhétoriques.

Mater Dolorosa (Musée de Strasbourg) vers 1590-1600

Et puis j’ai compris. C’est une jeune femme ordinaire, et non pas une essence de beauté nimbée d’une auréole qui n’appartient pas à ce monde.

Elle serait n’importe quelle femme si ce n’étaient ses yeux profonds, hésitant entre innocence et sombre acceptation du mal. Elle est attentive à ce spectacle intérieur qui la transforme en source de lumière

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